DOI : 10.26171/carnets-oi_0503
« Assimiler, non être assimilé »
Léopold Sédar Senghor1
La départementalisation de Mayotte, bien que progressive et adaptée, représente une exception dans le panorama d’outre-mer. Mayotte présente des spécificités qui ont conduit à des réactions postcoloniales inédites par rapport à celles des « vieilles colonies » (La Réunion, Martinique, Guadeloupe, Guyane) : malgré le long combat pro-départemental, la présence du statut personnel de droit coutumier et les implications liées au contentieux franco-comorien sur la souveraineté ont contribué à cristalliser Mayotte dans un statut incertain de territoire d’outre-mer sui generis, partagé avec d’autres territoires à statut spécial tels que la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française. La longue marche vers la départementalisation de Mayotte – amorcée officiellement en 1976 et achevée en 2011 – a donné lieu à une métamorphose institutionnelle (révision foncière, réforme du nom, impôts, etc.) dont les répercussions sont visibles au niveau socio‑culturel.
Cette contribution vise à comprendre la fracture générationnelle existante dans la communauté mahoraise, laquelle a pris une autre ampleur avec l’entrée de Mayotte dans un panorama global plus large en tant que 101e Département français et 9e Région ultrapériphérique de l’Union européenne. Plus précisément, nous essayerons de montrer comment cette fracture est vécue par la communauté mahoraise installée à La Réunion (fig. 1) et l’impact de cette mutation sur les dynamiques d’adaptation et d’inclusion sociale des différentes générations de Mahorais à La Réunion2.
Les observations contenues dans cet essai reposent sur la perspective théorique de l’anthropologie dynamique, selon laquelle toutes les sociétés en situation de contact culturel font l’objet d’une transformation permanente qui se réalise « soit par innovations (internes à leur développement), soit par emprunts (à des civilisations voisines) »3.
Départementalisation et enjeux identitaires
Les Mahorais à La Réunion d’hier et d’aujourd’hui ne se ressemblent pas ; leur attachement à la culture d’origine n’est pas le même, bien que l’île demeure dans la plupart des cas comme la « Terre-Mère », source de protection et de bonheur. La départementalisation a contribué à la production d’une fracture générationnelle entre les jeunes et les anciens : les leurres de la modernité et l’ouverture aux plus larges flux globaux exercent une attraction particulière sur les jeunes, dont les effets se reproduisent de façon kaléidoscopique sur la communauté en mobilité. Cela se passe de manière particulière à La Réunion, où la tension idéologique entre tradition et modernité exportée et manifestée par la communauté mahoraise se mêle aux autres paradoxes postcoloniaux non réglés totalement : la question de la réunionnité par exemple.
La Réunion, creuset de cultures originaires de l’Europe, de l’Afrique, de Madagascar, de l’Inde, de la Chine, est souvent représentée dans la littérature comme un modèle paradigmatique de société créole, capable de sublimer les différences culturelles en faveur de la construction d’un sentiment d’appartenance inclusive tel que la réunionnité. La vitrine du « vivre-ensemble » cache néanmoins le poids d’une histoire lourde, faite de violences et de hiérarchies ethniques dans le contexte colonial de la plantation. Il suffit d’en gratter un peu la surface pour observer comment et combien les héritages de l’histoire coloniale et postcoloniale se répercutent dans la contemporanéité.
La création de la société réunionnaise, colonie de peuplement depuis la seconde moitié du XVIIe siècle, repose sur la hiérarchisation ethnique marquée entre colons et esclaves mais aussi sur les stratifications internes entre esclaves créoles (natifs de La Réunion) et ceux provenant d’ailleurs ainsi que, ensuite, entre esclaves affranchis et engagés d’origines diverses. Le critère à la base de ces classifications ethniques était, depuis le début, l’autochtonie : les créoles, quelle que soit leur origine, constituent les différentes nations indigènes qui s’opposent aux engagés venus d’ailleurs et qualifiés de contr’nation4.
La fluidité des « frontières ethniques »5 de ces nations a donné lieu à des « zones de frottement »6 qui ont favorisé l’émergence d’un milieu culturel créole, entendu comme « un lieu de rencontre, où les éléments de diverses origines s’interpénètrent »7. Un enchevêtrement de références identitaires « multiples et mouvantes »8, « qui, à partir d’héritages divers, créent quelque chose de neuf »9.
Ce dynamisme entre intégration et créativité est synthétisé par le principe de saillance « qui fait de l’ethnicité “un mode d’identification parmi d’autres possibles”, et non une essence »10. La notion de saillance inaugure un nouveau paradigme qui met l’accent sur la dimension de l’agentivité et de l’intersubjectivité par rapport aux multiples stratégies d’identification et de différenciation que les acteurs peuvent mettre en scène, selon les circonstances11.
Toutefois, le processus de créolisation n’a pas affecté de la même façon les différentes « ethnicités réunionnaises »12 : les groupes traditionnellement placés au plus haut niveau socio-professionnel – en général les Gros Blancs, les Zarabs et les Chinois – se caractérisent historiquement par un fort renfermement communautaire, voire endogamique, qui déjoue le métissage depuis le début de cette cohabitation forcée13. En fait, c’est dans le milieu populaire (le « bas ») – représenté par une grosse partie des Cafres, des Malbars, des Petits Blancs et des Métis – que la créolisation fleurit et se consolide pour être transmise, en étant constamment reformulée, de génération en génération14.
L’uniformisation socio-culturelle caractéristique du modèle français d’intégration15 inaugurée au lendemain de l’abolition de l’esclavage, ainsi que les politiques publiques adoptées à l’aube de la départementalisation ont certainement contribué à la construction (par le « haut ») d’une identité réunionnaise. La patrimonialisation de la « créolité » exige nécessairement une valorisation de différentes « ethnicités » qui la composent, pour longtemps considérées comme étant inachevées et corrompues. Cette phase historique est dénommée transculturalisme ou « créolisation sociale »16.
Mais il s’avère que de la construction d’un sentiment de réunionnité à la « revendication du droit à la différence »17 il n’y a qu’un pas : la mise en valeur des différentes composantes ethniques a abouti, bien que progressivement, à la réaffirmation des particularismes culturels, à une essentialisation des différences et à un durcissement des identités. Face à ces dynamiques, le modèle français d’intégration semble glisser de plus en plus vers le multiculturalisme anglo-saxon18. En d’autres termes, les pressions acculturatrices de l’État – soucieux d’égalité et d’uniformité – ont contribué à réactiver certaines frontières ethniques, souvent reflet des hiérarchies du passé, qui ébranlent les dynamiques de créolisation jusque-là entamées. Les mouvements de « renouveau ethno-identitaire » qui intéressent l’île depuis la fin des années 1980 en sont l’illustration19. Ces renouveaux identitaires (tamoul, chinois, zarab, kaf, etc.) rompent avec la reformulation permanente de la culture créole. Ils s’éloignent du milieu créolisé qui a permis la formation d’une identité ethnique inédite, qui diffère substantiellement de la culture des origines, celle des ancêtres venus d’ailleurs. Il en résulte un mouvement de purification, un retour au passé mythique à la recherche des racines des croyances perdues et, par conséquent, une reformulation de l’ethnicité qui efface la créolisation jusque-là opérante. L’apparition du brahmanisme dans le culte hindou réunionnais en est un exemple : les plus jeunes générations semblent se détacher de l’indianité créole – stigmatisée comme étant corrompue, contaminée par les syncrétismes et les reformulations – pour se réfugier dans une « indianité idéale », purifiée et importée20.
La portée théorique du principe de saillance est remarquable même lorsqu’il est appliqué aux processus d’identification/exclusion dans la société mahoraise. Dans sa réflexion dédiée aux paradoxes de la construction identitaire à Mayotte, Mohamed Aït-Aarab21 se réfère aux notions de saillance et de substance, afin de mettre en lumière les transformations contemporaines des appartenances identitaires mahoraises. La substance identitaire mahoraise, ou bien mahorité, est constituée par les multiples références culturelles (arabo-shirazien, bantou, malgache, indien, européen) résultat du brassage culturel qui a intéressé l’île tout au long de son histoire. Pour mieux comprendre comment cette substance identitaire est perçue par les Mahorais, nous évoquerons, à titre d’exemple, les mots de Sitirati, femme dans la soixantaine, à La Réunion depuis plus de trente ans : « Nous les Mahorais (Wa Maore), nous n’avons pas des origines. Nous sommes comme le rougail, un peu de piment, un peu de tomate, un peu d’oignons,… »22 (février 2019, Saint‑Denis).
Bien que la thématique du métissage soit acceptée et répandue dans la société mahoraise, cela ne soustrait pas les individus à des phénomènes de fragmentation identitaire parfois douloureuse, ce qui est le cas par exemple pour les Mahorais originaires des autres îles des Comores. À cet écheveau identitaire, la départementalisation a ajouté un élément de complexité supplémentaire vécu, dans la plupart des cas, comme un facteur de perturbation par rapport aux processus d’identification à la communauté mahoraise, en particulier parmi les plus jeunes.
Depuis le détachement du giron comorien en 1976, une préférence particulière – une saillance identitaire – a été accordée à la composante française, au détriment des autres23. Néanmoins, une fois la départementalisation achevée, il semble que la composante musulmane a fait l’objet d’une revalorisation importante. Un glissement identitaire qui présente des analogies avec les « renouveaux ethniques » observés à La Réunion : la « phagocytation » culturelle et administrative produite par la départementalisation a déclenché une réaction de revalorisation de l’élément religieux, motivée d’un côté par une volonté de revendication identitaire face à un processus d’assimilation poussé et, de l’autre, par la peur d’être taxés comme kafir (mécréant) par la plus large communauté comorienne. En effet, les Mahorais sont souvent indiqués par les Comoriens comme « hors de la religion », notamment en raison de leur attachement politique à la France.
Cette tension entre substance et saillance – expression de ce que Samuel Huntington appelle « dissonance cognitive »24 – est définie par Aït-Aarab comme « la difficulté à situer son identité véritable fragmentée entre des identités multiples et des comportement divers »25.
La représentation de l’ethos mahorais proposée par Sophie Blanchy26 apporte des éléments essentiels à la compréhension des pivots de cette dissonance. On peut affirmer que la société mahoraise est une société dévouée à l’harmonie et au consensus : l’évitement des conflits constitue la première règle des relations intersubjectives. Les attitudes individualistes et anticonformistes sont rejetées chez les Mahorais : l’individu n’existe qu’en fonction des groupes d’appartenance (famille, sexe, groupe d’âge, village, association, etc.) et des relations qui en découlent. On retrouve ici une conception « relationnelle » et « plurielle » de la personne qui nous renvoie à Maurice Leenhardt27 et à son travail dédié à la personnalité kanak. Ce n’est que par ses relations avec les autres que le sujet se définit et il est reconnu comme tel.
Les interactions sont ainsi caractérisées par le « relativisme social »28 : l’acteur agit différemment selon les interlocuteurs et les circonstances en s’appuyant sur un système de normes rituelles, dans le but de consolider un lien social toujours menacé par les rivalités, les contrastes et les compétitions. Il s’agit ainsi de négocier constamment des équilibres communautaires.
En synthèse, l’ethos mahorais présente des « “patterns” permanents sur lesquels se construisent, s’expérimentent et se comprennent les relations intersubjectives », telles que la notion de dépendance (relations hiérarchiques : mère/fils ; enfant/maître coranique ; croyant/Dieu ; etc.) et la notion de réciprocité (relations entre égaux : coopération ; loyauté ; empathie) qui nourrissent l’esprit communautaire ; ainsi que les « règles de précautions », telles que la discrétion, la prudence, la politesse, la pudeur, la maîtrise de soi, la diplomatie, etc. Ces modèles et règles relèvent pour la plupart de l’éducation coranique et font partie des nombreuses facettes identitaires qui constituent la substance mahoraise mentionnée ci‑dessous.
La saillance identitaire représente ainsi un instrument stratégique qui permet aux Mahorais d’osciller entre leurs appartenances multiples – parfois contradictoires et conflictuelles – en fonction des contingences sociales, économiques, politiques, culturelles et cultuelles. Le cas du « renouveau musulman », manifesté au lendemain de la départementalisation de Mayotte, s’inscrit dans une dynamique de régulation identitaire, dans l’objectif de négocier un équilibre jamais atteint entre revendication des particularismes et assimilation républicaine.
Mobilités et reformulations identitaires
Si le chômage et la précarité représentent, globalement, les principales explications des mobilités ultramarines29, il est notoire que de nombreux facteurs contribuent à l’hémorragie migratoire mahoraise : Mayotte n’est pas seulement le dernier Département français d’outre-mer ; l’île est, à la fois, la plus pauvre, la plus féconde, la plus jeune et la plus densément peuplée, tout en présentant le taux le plus élevé de résidents étrangers par rapport à la moyenne nationale30.
Dans un contexte marqué par un fort retard structurel et un faible taux d’emploi, auxquels s’ajoute une pression démographique grandissante liée à une immigration irrégulière hors de contrôle, la mobilité peut représenter une vraie soupape de sécurité capable de canaliser des tensions sociales qui pourraient, autrement, aboutir à des épisodes de violence et de refoulement à connotation ethnique. Il est évident que les disparités économiques et sociales entre les diverses réalités post-coloniales constituent, historiquement, le facteur clé des dynamiques migratoires dans le sud-ouest de l’océan Indien31.
Le Mahorais voyageur, une figure postcoloniale
Entre la seconde moitié des années 1960 et la fin des années 1970, les expulsions violentes de milliers de ressortissants comoriens de Zanzibar et de Majunga et la fragmentation politique des Comores ont alimenté un mouvement migratoire massif et soudain à destination de Mayotte. Le nombre croissant de réfugiés comoriens installés sur l’île a obligé les Mahorais – de plus en plus étouffés par l’explosion démographique et le manque de perspectives – à se tourner ailleurs pour « chercher le bonheur », pour reprendre les mots de Mohamed, arrivé à La Réunion en 1990. Le Mahorais voyageur, tel que nous le connaissons aujourd’hui, est donc un produit inédit de l’histoire postcoloniale de l’archipel des Comores.
Depuis les années 1980, la France métropolitaine et l’île de La Réunion demeurent les destinations principales des Mahorais hors Département. Les arrivées, équitablement réparties entre les deux destinations, diffèrent par la typologie de migrants32 : plus féminine et familiale à La Réunion ; plus juvénile et professionnelle en métropole.
Le désir d’accéder à une « vie meilleure »33 représente le moteur de tout projet de mobilité mahoraise. Malgré l’achèvement du statut départemental en 2011, les niveaux de vie et de développement à Mayotte restent bien inférieurs à ceux observés à La Réunion et en métropole. Contrairement aux autres Départements français d’outre-mer (La Réunion, Martinique, Guadeloupe et Guyane), la départementalisation de Mayotte prévoit une évolution progressive et adaptée d’une durée estimée à 20 ou 25 ans34, cela en raison des particularismes socio-culturels de la société mahoraise (réforme de l’état-civil et foncier ; effacement du droit coutumier islamique et du rôle des Cadis [juges musulmans] ; imposition du modèle fiscal français, etc.).
Quelle que soit la raison individuelle – meilleure chance de réussite scolaire ou professionnelle ; accès à la protection sociale et au système de soins ; émancipation économique et culturelle – la mobilité des Mahorais répond toujours à la même question : la quête d’équité35 ; une équité promise par la départementalisation, tant convoitée, et qui tarde à venir sur de nombreux plans (alignement des dispositifs publics assistanciels ; réaménagement des infrastructures scolaires, hospitalières et routières ; construction des logements sociaux et résorption de l’habitat insalubre ; protection et valorisation de l’environnement ; etc.). Fort d’une appartenance « à part entière » à la France, un nombre croissant de Mahorais abandonne Mayotte pour obtenir ailleurs « ce dont ils ont droit »36 et que le territoire d’origine ne peut leur offrir.
Les projets de mobilité diffèrent selon les classes d’âge et leurs objectifs : en général, il faut distinguer les projets de longue durée – au cœur de cette réflexion – et les résidences temporaires. Ces dernières intéressent surtout les malades et les étudiants, deux des catégories les plus touchées par le manque d’équité au niveau départemental. À titre d’exemple, nombreux sont les Mahorais qui se rendent à La Réunion afin d’obtenir une assistance médicale de qualité. Ce fait est la conséquence, d’une part, du surpeuplement lié à la diaspora comorienne qui a conduit à la congestion permanente de l’hôpital et des cabinets de consultation et, d’autre part, du désir de bénéficier de soins médicaux avancés auxquels ils ont droit, peu importe s’il faut quitter le Département. Ce discours peut également s’appliquer aux établissements scolaires, où le surpeuplement et le manque de salles de classes contraignent les écoles à la rotation scolaire ; ce qui justifierait une augmentation des étudiants en mobilité.
Les Mahorais à La Réunion au fil des générations
Dans cette section, nous essayerons d’illustrer les aspects qui contribuent à différencier – de l’intérieur – la communauté mahoraise durablement installée à La Réunion, afin de briser les représentations stéréotypées et généralisées à son sujet qui circulent de manière plus large dans la société réunionnaise.
L’évolution institutionnelle de Mayotte est représentative des processus de rationalisation « à l’occidentale »37, qui accompagnent la transformation d’une communauté en société. Ces processus produisent souvent des fractures sociales et mentales dans le groupe qui se retrouve soudainement privé des références traditionnelles. Dans le cas mahorais, cette transformation apparaît bien plus accélérée et bouleversante qu’ailleurs.
Il faut donc se demander ce que signifie pour une communauté en transition se déplacer dans une autre société, où les logiques et les valeurs diffèrent substantiellement des formes traditionnellement reconnues et acceptées. La solidarité et l’aide mutuelle – moteurs des relations villageoises – se raréfient dans les sociétés occidentalisées : « Être Mahorais » à La Réunion signifie réviser tous les aspects de la vie quotidienne38. Les maisons traditionnelles deviennent des appartements anonymes, parfois à la périphérie des centres-villes ; ce qui oblige à parcourir de longues distances pour les déplacements quotidiens, par exemple pour se rendre à l’école ; le choix de l’école coranique pour les enfants (premier degré) et de la madrasa (deuxième degré) demande des compromis inédits, puisque la presque totalité de ces écoles à La Réunion sont dirigées par des fundi Zarabs (indo-musulmans originaires du Gujarat) ou Comoriens ; il en va de même pour la fréquentation de la mosquée, si bien que les rapports entre Mahorais et Comoriens n’en ressortent pas apaisés. En outre, il manque des espaces dédiés au partage, à la socialisation et surtout aux pratiques rituelles, cruciales pour le bien-être collectif et la cohésion sociale39, la Délégation de Mayotte faisant exception (fig. 2).
Bien sûr, les Mahorais en mobilité réagissent à cette modernité écrasante avec la création de réseaux associatifs et en reproduisant des pratiques traditionnelles – bien que revisitées – telles que le shikoa40, source importante de soutien financier et social. Si d’un côté ces réactions d’adaptation au nouveau contexte démontrent une cohésion communautaire formidable même en mobilité, de l’autre côté, cela ne favorise guère l’intégration au tissu social réunionnais, tout en contribuant au repliement et à l’auto‑marginalisation.
Au fil des années, un nombre croissant de Mahorais a choisi La Réunion pour des projets de résidence à long terme. En dépit des efforts d’adaptation déployés, les Mahorais à La Réunion rencontrent aujourd’hui des difficultés d’insertion sociale et économique importantes, qui dérivent en premier lieu d’un contexte socio-économique caractérisé par un taux de chômage élevé, trois fois supérieur à la moyenne nationale41, où même les jeunes Réunionnais peinent à s’insérer professionnellement42, et ensuite par un faible niveau de qualification, surtout parmi les Mahorais de la première vague. Cela dit, il n’est pas rare que la question de la préférence locale à compétence égale soit interprétée par les Mahorais à La Réunion comme une forme de racisme et d’exclusion, qui contribue à cristalliser une représentation stigmatisante de la communauté (assistanat, délinquance, précarité, etc.). Leur appartenance à part entière à la République n’empêche donc pas les Mahorais de faire l’objet de commentaires discriminatoires ; au contraire ils sont souvent présentés comme des délinquants qui profitent de leur citoyenneté française afin de bénéficier des avantages sociaux au détriment des Réunionnais.
Il nous semble intéressant de noter que la même rhétorique de discrimination à l’emploi est utilisée à Mayotte pour limiter le recrutement d’étrangers dans l’administration publique, notamment de Comoriens « binationaux », qui pourraient mettre en jeu « la composition de l’élite politico-administrative de l’île »43.
La communauté mahoraise résidant à La Réunion peut être subdivisée en trois groupes d’âge, qui montrent différentes conceptions de la mobilité, de l’intégration et surtout de leur mahorité.
Les Mahorais de la première génération, appelés aussi les « Pionniers », sont arrivés à La Réunion à l’âge adulte entre la fin des années 1970 et la fin des années 1980 : il s’agissait au début d’une mobilité économique, plutôt masculine, fondée sur la recherche d’un travail ; peu de temps après, les femmes ont également commencé à s’installer sur l’île afin d’offrir une meilleure scolarisation à leurs enfants. Les Pionniers sont généralement présentés par les Réunionnais comme ceux qui ont gardé un mode de vie traditionnel (domestique, vestimentaire, éducatif, alimentaire, etc.) et qui présentent une maîtrise de la langue française faible ou nulle. Le manque de communication, au fil des années, a entraîné la création d’une « bulle mahoraise »44 au sein de la société réunionnaise. Même s’ils sont à La Réunion depuis plusieurs décennies, leur tête est « là-bas » – à Mayotte – qui demeure le pivot de leur existence. « Être ici et là-bas » en même temps n’aide pas les Pionniers à s’investir pleinement dans le contexte réunionnais : cet aspect a contribué à la création d’une fracture générationnelle entre les anciens et les jeunes, majoritairement exposés aux enjeux acculturatifs. La majorité des Pionniers repart à Mayotte à l’aube de soixante-dix ans pour terminer leur vie au village d’origine : pour cette génération, le retour définitif reste indéniable (sauf en cas de maladies invalidantes).
La deuxième génération englobe deux groupes d’âge distincts : les Mahorais ayant grandi à La Réunion et ceux qui sont nés à La Réunion.
Dans le premier groupe figurent les Mahorais âgés de 25 à 45 ans, nés à Mayotte et arrivés à La Réunion entre 4 et 14 ans afin de suivre une scolarisation de qualité. Les processus d’imprégnation primaire, ou endoculturation45, vécus pendant les premières années de vie à Mayotte, rapprochent ce groupe de celui des Pionniers. Ils ont vécu tous les défis liés à leur « étrangeté » sur le sol réunionnais. Mais, au contraire des Pionniers, ils ont appris la langue française à l’école et la langue créole dans la cour ; ce qui a permis la création de liens d’amitié, et parfois d’amour, avec les copains réunionnais, tout en contribuant à une pleine et durable intégration sociale. Néanmoins, ce groupe n’est pas immun à « l’appel de Mayotte », qui peut résulter de plusieurs facteurs : la nostalgie de la famille et de la vie du village ; la présence d’une maison ou d’un terrain de propriété ; l’envie de s’engager pour l’avenir de l’île ; etc. Mais le désir d’émancipation et les opportunités offertes à La Réunion – comme pour la génération précédente – restent prioritaires.
Ce groupe est représentatif d’une « génération charnière », qui se désigne comme mahoraise et réunionnaise à la fois : bien que l’attachement à l’île d’origine soit fort, les membres de ce groupe ont désormais intériorisé le mode de vie réunionnais à un point tel que « Quand nous allons à Mayotte ils nous prennent pour des Créoles » (Housna, 44 ans, arrivée à La Réunion en 1989. Entretien, 16 novembre 2019, Saint-Denis). Les couples mixtes augmentent, signe d’une évolution dans les rapports avec la communauté réunionnaise. Chez les individus de la « génération charnière », certains traits culturels mahorais demeurent évidents (vie communautaire et associative, cérémonies traditionnelles, codes de comportements et vestimentaire, etc.), par rapport à la plus jeune génération où la multiplication de repères identitaires s’avère plus marquée : « Ils (les Réunionnais) disent souvent que nous n’essayons pas de nous intégrer, parce que on reste toujours avec nos habits (Saluva et Kishali pour les femmes ; Koffia et le Kandzou pour les hommes), et le masque (M’sinzano) aussi » (Amina, 40 ans, à La Réunion depuis 1985. Entretien, 26 avril 2019, Saint‑Denis).
La recherche d’une synthèse entre différents styles et façons de vivre caractérise la « génération charnière ». Cependant, cette relative liberté de choix peut aboutir à la création de frictions ou conflits entre les membres de ce groupe « révélateurs des malaises et des tensions intra-communautaires »46 qui dérivent des processus d’acculturation forcée47. Un fait symptomatique à cet égard : Echati et Mari, deux femmes de la « génération charnière », diplômées, résidant à La Réunion depuis plus de vingt-cinq ans, nous offrent un exemple indicatif du dualisme entre conservation et assimilation. Lors d’une série d’échanges informels concernant l’insertion des Mahorais à La Réunion, Echati – qui s’habille toujours « à l’occidentale » – soutient que « Les Mahorais doivent faire un effort : il faut adopter les coutumes réunionnaises, aussi au niveau vestimentaire… » (Mai 2019, Saint-Denis). Elle exhorte donc, d’une certaine façon, à la déculturation qui permettrait une meilleure insertion et acceptation au tissu social réunionnais. De l’autre côté, Mari – qui a gardé une façon de vivre ses origines sans complexe – s’oppose à cette vision de l’intégration et affirme que : « Le problème n’est pas le saluva. Chaque communauté à La Réunion porte des signes identitaires, par exemple les Malbars avec leur point rouge ou noir… » (Mai 2019, Saint-Denis). Mari sait que la déculturation tout court représente le chemin le plus rapide pour s’intégrer, mais elle sait aussi que la perte brutale des références culturelles produit des contradictions inguérissables à l’intérieur des individus, qui deviennent des orphelins culturels : la rupture identitaire peut facilement générer des frictions familiales qui peuvent aboutir à l’exclusion de la personne du cadre familial, avec des conséquences lourdes sur l’ensemble social48.
Le dernier groupe est représenté par les jeunes d’origine mahoraise nés à La Réunion. À quel « foyer culturel »49 font-ils référence ? Ces Mahorais « de » La Réunion montrent des stratégies d’identification plutôt situationnelles, en fonction de l’interlocuteur et du contexte : ils ont intériorisé les codes culturels de la société de référence – c’est-à-dire réunionnaise – mais ils n’arrivent pas à se détacher complétement de leurs origines. Ils subissent donc une double endoculturation qui se reflète sur la formation de leur « personnalité de base », résumée dans la phrase : « Je suis Mahorais à la maison et Réunionnais dehors ».
Dans la même famille, on peut retrouver des différences entre frères qui se définissent plus Réunionnais (ou bien créoles) que Mahorais et vice-versa, tout en démontrant une façon individuelle d’identification. Dans ce cas, nous pouvons nous référer à l’expression de « structure paradoxale de base » proposée par Alain Coïaniz afin de représenter « la tension manifestée entre des individus et des groupes entre un processus d’individuation, de différenciation et d’intégration »50. L’aspect paradoxal dérive du fait qu’ils se réclament multiples dans leur singularité.
Toutefois, la marginalisation de la communauté mahoraise à laquelle ils sont confrontés augmente le risque d’achoppement de cette négociation51, entraînant facilement la précarité, la délinquance, ainsi que des troubles émotionnels et psychiques. Au cours des enquêtes, un nombre important de ces jeunes a souligné que les difficultés linguistiques des parents – et donc l’impossibilité (sinon l’interdiction) de converser en français à la maison et le manque d’accompagnement familial aux devoirs – a représenté un obstacle majeur qui a lourdement marqué leur parcours scolaire. Contraints de fréquenter des cours de rattrapage et parfois condamnés au redoublement, ces jeunes grandissent sous la menace du décrochage scolaire et de l’échec personnel.
Les jeunes « Mahoréunionnais »52 négocient leur identité ambivalente en donnant lieu à des mécanismes ethnogénétiques inédits. La fluidité identitaire des jeunes Mahorais de La Réunion implique une appartenance toujours partielle aux deux systèmes de référence qui contribue, en même temps, à un double rejet de la part des deux cultures ; ce qui fait de ces jeunes des « marginaux culturels »53. Ils restent, en fait, Mahorais aux yeux des Réunionnais et Réunionnais aux yeux des Mahorais résidant à Mayotte : ces derniers regardent ces enfants comme étant de là-bas car, dans la plupart des cas, ils n’arrivent pas à communiquer en shimaore, alors qu’ils maîtrisent parfaitement le créole réunionnais. La théorie des « marginaux culturels » a été proposée par Homer Garner Barnett dans son étude dédiée aux conflits culturels résultant du contact occidental chez les Indiens de l’Amérique du Nord. Barnett souligne le rôle des Métis qui « en tant que culturellement marginaux, peuvent devenir les leaders des innovations »54.
Comme il a été démontré précédemment, cet aspect n’est pas exclusif de la dernière génération : les Mahorais résidant à La Réunion ou ailleurs sont surnommés par les Mahorais à Mayotte comme des « Je viens de » ou « Bounty »55, appellatifs qui dénotent l’impact de la contamination aux modes de vie occidentaux, bien visibles une fois rentrés sur l’île. Si « Je viens de » reprend ironiquement les mots de quelqu’un qui revient d’un voyage, « Bounty » est employé pour désigner ceux qui ont suivi une formation professionnelle ailleurs en incorporant les logiques « Mzungu » (« homme blanc » en shimaore) au point qu’ils peuvent être assimilés au populaire « snack » à base de chocolat et coco, noir extérieurement et blanc à l’intérieur… Ces deux néologismes représentent des exemples paradigmatiques des reconfigurations sociales qui découlent des dynamiques migratoires.
Néanmoins, leur marginalité peut jouer un rôle crucial dans le développement communautaire et le changement social en tant que « meneurs de jeu acculturatif »56. L’apport de ces jeunes « entre deux chaises » sur les processus de rétro-socialisation des parents et des proches adultes s’avère déterminant ; ce qui fait de ce groupe une « génération clé » dans les dynamiques d’inclusion des Mahorais à La Réunion. Ils sont souvent obligés de se positionner comme médiateurs, par exemple entre l’école et les parents qui ne maîtrisent pas la langue française. Cela comporte, entre autres, une importante perte d’autorité parentale sur ces jeunes ; ce qui contribue à la fracture générationnelle déjà en cours.
Imprégnation, imitation et schizophrénie identitaire
Il nous semble important de rappeler que les « vieilles colonies » françaises ont vécu – depuis 1946 – une transition accélérée de la société coloniale de la plantation à la société post-industrielle de l’information et de la consommation. Cette transformation a été accompagnée par des processus d’ajustement structurel à des fins de rattrapage du retard accumulé par rapport au développement économique et social national. La République, soucieuse de transformer les populations jusque-là colonisées en citoyens « à part entière », a mis en place des mécanismes d’assimilation – plutôt violents – à des fins d’alignement idéologique sur les valeurs de la nation.
Dans un premier temps, le programme d’intégration prévoyait la suppression des modèles issus de la société traditionnelle et leur substitution par des formes modernes à travers des mécanismes d’acculturation forcée57. Cette première étape a été suivie – depuis la deuxième moitié des années 1960 et la fin des années 1980 – d’une phase caractérisée par une résistance aux excès de l’assimilation, synthétisée par l’expression de télescopage et successivement d’hybridation où les deux modèles antagonistes, la tradition et la modernité, tendent à une progressive incorporation ; ce qui donnera naissance aux mouvements de revalorisation de la créolité et de modernité alternative58.
Ces dynamiques n’ont intéressé que partiellement la réalité mahoraise, cristallisée autour d’un statut incertain jusqu’à l’achèvement du processus de départementalisation en 2011. S’il y a un point commun entre tous les interlocuteurs consultés sur le terrain, c’est bien le sentiment d’un manque de sensibilité – de la part de la société réunionnaise et plus généralement de la société française – par rapport à l’entrée récente de la société mahoraise dans la modernité.
L’intégration économique et politique de Mayotte au système républicain doit se confronter à la présence d’une tradition culturelle fortement ancrée à tous les niveaux du social, qui ne peut être remplacée en reproduisant tout simplement les traditionnels mécanismes d’assimilation décrits ci‑dessus.
Pour mieux comprendre la dialectique entre assimilation et sauvegarde des spécificités culturelles mahoraises, nous nous appuierons sur des échanges développés tout au long de la recherche sur le terrain avec Monsieur Faïssoili Maliki, Directeur de la culture, de la jeunesse et de la vie associative de la commune de Pamandzi, observateur attentif et référence incontournable de la culture mahoraise : « En France, il y a eu le temps de l’écriture, de la radio, de la télé, et puis d’internet. Nous avons vécu quasiment tout en même temps » (entretien, 3 avril 2019, Pamandzi). La virulence de la départementalisation ne se limite pas aux formes et aux pratiques, mais aux temps d’assimilation accélérés. Il semble donc que les Mahorais se sont retrouvés face à une modernité bouleversante arrivée d’un seul coup : elle s’est installée sur le sol mahorais sans donner le temps à la population de l’assimiler et de la réinterpréter à travers le prisme de ses valeurs et significations59.
Le manque de réinterprétation oblige le Mahorais à une acculturation forcée et brutale qui ne peut se manifester que par des mécanismes d’imitation. Selon Faïssoili Maliki : « On ne sait plus quels sont nos propres repères […]. Les jeunes ne connaissent pas leurs origines mais ils veulent s’inscrire dans la modernité, donc on imite et ça donne des conséquences » (ibidem). Et encore : « Quand il sort de son île, le Mahorais se cache, il n’est plus lui. Il efface une partie de lui, il perd sa dignité et ça provoque une schizophrénie sur plusieurs niveaux. […] Pour ces raisons, on est souvent vus comme des personnes incompréhensibles » (ibidem).
La départementalisation tardive et achevée d’un seul coup, accompagnée d’une modernité accélérée et imitée (sans alternatives de reformulation), a donné lieu à un court-circuit identitaire résumé par les termes de « schizophrénie mahoraise » qui semblent trouver leurs racines dans le contentieux territorial franco-comorien sur la souveraineté de Mayotte :
À partir de 1975 à aujourd’hui, le Mahorais a compris une chose : il a compris que s’il veut demeurer Français il doit accepter l’assimilation. Donc il doit étouffer son identité. Et, dans la bouche, il le disait pour que la France garde ses droits, mais au final c’est quelque chose qu’il a du mal à accepter. Donc il y a une sorte de schizophrénie qui est née et cette schizophrénie là c’est ce qui fait tous nos problèmes d’aujourd’hui. […] Jusqu’à arriver à ce constat que toutes les politiques publiques loupent à Mayotte. Il y a des politiques publiques, qu’elles soient européennes ou nationales, une fois à Mayotte ça ne marche pas. Parce que ce n’est pas en accord avec cette identité qui se dit être européenne-française mais au fond qui se caractérise comme autochtone, musulmane et encore africaine (Faïssoili Maliki, entretien, 27 novembre 2019, Pamandzi).
Il y a donc une véritable disjonction entre la forme et la substance, entre ce que le Mahorais montre et ce qu’il ressent vraiment :
L’aspect schizophrène du Mahorais, il est très profond, il est très profond d’autant plus que le combat même des Mahorais est de « rester français pour être libre » […]. S’il faut oublier le shimaore on l’oublie, s’il faut oublier le manioc on l’oublie pour être un Département. Mais finalement ce n’est pas notre souhait d’oublier le manioc, d’oublier la religion, etc. […] Sauf que à force de penser à ce combat là on se retrouve dans cette situation de schizophrénie conclut M. Maliki.
Les paradoxes identitaires liés à cette disjonction sont, enfin, mis en relief par des processus de reconfiguration des frontières ethniques en cours à Mayotte60. L’introduction d’un visa obligatoire pour les ressortissants comoriens (Grand comoriens, Mohéliens, Anjouanais) en 1995 et l’installation d’une frontière franco-européenne, placée sous haute surveillance entre Mayotte et les Comores, ont provoqué la rupture brutale des relations traditionnelles et des dynamiques circulatoires (familiales, commerciales, sanitaires, etc.) qui caractérisaient de longue date l’archipel.
Si d’un côté, les Mahorais ne manquent pas de dénoncer haut et fort la précarité des installations des « sans-papiers » à Mayotte et l’insécurité sociale qui en découle, de l’autre, ils tendent à alimenter cette migration en leur proposant des occupations informelles. À Mayotte, nombreux sont les Comoriens employés par les Mahorais comme gardiens ou femmes de ménage, ouvriers agricoles dans leurs champs, maçons pour la construction des maisons destinées aux filles :
Ces emplois leur sont offerts par la population mahoraise elle-même, prise par de multiples contraintes : crainte des vols si on ne donne pas aux migrants de quoi subsister, sentiment de solidarité envers cette population voisine avec laquelle les liens familiaux sont généralisés, avantage à payer des salaires modestes, voire symboliques61.
Encore une fois, les Mahorais se montrent comme lacérés entre un double souci : le respect des obligations de réciprocité dérivées des rapports de proximité culturelle, religieuse, familiale, etc. – qui resserrent les habitants de l’archipel dans un vaste réseau de relations62 – et, la ferme volonté de garder l’attachement politique à la France, souvent manifesté en termes de mise en sécurité de la « menace comorienne »63. Un tel discours discriminatoire et hiérarchisant peut contribuer à durcir ultérieurement les tensions ethno-politiques sur l’île, où près d’un habitant sur deux est de nationalité étrangère64.
Cette dissociation – représentative des tensions postcoloniales entre conservation/assimilation, homologation/différenciation, négociation/négation – prend de l’ampleur en mobilité comme nous l’avons démontré tout au long de cette réflexion.
Conclusion
Avec cette contribution nous avons essayé de montrer comment et dans quelle mesure le réaménagement structurel du 101e Département français a impacté les existences et les autoreprésentations des Mahorais sur l’île et en mobilité. Plus précisément, nous avons essayé de comprendre ce que signifie « être Mahorais » à La Réunion aujourd’hui, afin d’offrir un regard alternatif sur une communauté en transition et très peu connue (fig. 2).
Nous sommes partis à la recherche des éléments qui ont contribué à déstructurer le fonctionnement de la société mahoraise traditionnelle pour saisir comment les différentes générations de Mahorais à La Réunion traduisent leur mahorité – en tant que Français et Européens « à part entière » – dans un contexte non exempt de phénomènes de stigmatisation et de rejet65.
L’entrée rapide de Mayotte dans un monde globalisé a eu pour effet de « couper l’herbe sous le pied » des Mahorais, en citant les mots de M. Faïssoili Maliki. Il en résulte un décalage culturel qui, d’une part, peut conduire à des dérives socio-culturelles (phénomènes de repliement communautaire, décrochage scolaire, troubles émotionnels et psychiques, etc.) et qui, d’autre part, peut donner lieu à des dynamiques ethnogénétiques inédites, telles que celles représentées par la génération de « Mahoréunionnais ».
La nouvelle étape institutionnelle marque donc une nécessité urgente : la reconsidération et l’intégration des Mahorais dans la société réunionnaise. Si les études consacrées aux sociétés postcoloniales nous apprennent les limites de l’approche assimilationniste, pourquoi les Mahorais devraient-ils être obligés de se dépouiller, littéralement, de leurs coutumes pour être finalement acceptés comme des « Français à part entière » ? Est-il possible de mettre en valeur la richesse des spécificités mahoraises – modèle de cohabitation entre République et monde musulman – sans pour autant écraser les références et les manières de vivre sa propre mahorité ?
Nous croyons que cela ne sera possible que lorsque la République reconnaîtra l’échec définitif du programme assimilationniste et ses conséquences néfastes au niveau des représentations identitaires individuelles et collectives : « Tenir compte des spécificités culturelles des peuples réunionnais et mahorais permet d’ouvrir la voie à une façon réunionnaise et mahoraise d’être français »66.