Avant-Propos

L’image animée et fixe comme vitrines, véhicules et expression des questions de sociétés dans l’océan Indien aux 20e-21e siècles ?

Marie-Annick Lamy-Giner, Vilasnee Tampoe Hautin et Hélène Pongérard-Payet

Citer cet article

Référence électronique

Marie-Annick Lamy-Giner, Vilasnee Tampoe Hautin et Hélène Pongérard-Payet, « Avant-Propos », Carnets de recherches de l'océan Indien [En ligne], 10 | 2024, mis en ligne le 01 juin 2024, consulté le 08 septembre 2024. URL : https://carnets-oi.univ-reunion.fr/1049

DOI : 10.61736/YFKO9691

Dans le cadre élargi de la recherche en études visuelles dans l’océan Indien, ce numéro des CROI se consacre, en grande partie, à la question des industries culturelles. Il réunit des réflexions critiques, aussi bien en géographie, en histoire qu’en socio-linguistique ou en études de civilisation, en particulier du monde anglophone du pourtour de l’océan Indien. En effet, un certain nombre d’anciennes colonies britanniques, aujourd’hui des pays de langue et de cultures anglophones (Inde, Birmanie, Sri Lanka, Singapour, Malaisie et Afrique du Sud…), en sont riveraines.

Comme au Nord, les industries culturelles méridionales, dites des « Suds », quelles que soient leurs envergures, se positionnent aujourd’hui pleinement au cœur de la production et de la diffusion des images, dans la zone de l’océan Indien, mais aussi bien au-delà. Situées sur les marges de l’océan Indien, elles offrent une gamme de thématiques et de questionnements aux chercheurs par la diversité des représentations écrites et visuelles, individuelles ou collectives, qui sera abordée au sein de ce numéro.

Qu’il s’agisse de la bande dessinée, de la photographie, des affiches publicitaires, du théâtre, du cinéma dans ses multiples fonctions, ou toute autre forme d’expression artistique, iconographique, picturale ou scénique, on s’interrogera sur la place qui revient à l’image et ses multiples déclinaisons, au sein des sociétés de l’océan Indien, en pleine mutation, et souvent confrontées à des crises socio-politiques ou économiques de plus ou moins grande ampleur.

Alors que les industries culturelles des pays bordiers régionaux, comme ailleurs, sont imprégnées des contextes historiques, sociaux, économiques et sans aucun doute, politiques, elles révèlent tout autant un dynamisme, des reconfigurations à l’œuvre, un certain décentrement.

Les industries inhérentes au cinéma, par exemple, sont en plein essor, tels Bollywood et Kollywood, dont les cœurs se trouvent en Inde, à Mumbai et à Kodambakkam, (quartier de Chennai). Face à Nollywood, la plus importante industrie du cinéma d’Afrique, centrée, pour sa part, au Nigéria, elles font preuve d’un dynamisme sans relâche, et d’une « modernité historique1 ». Aux bases solides, disposant des ressources technologiques, humaines et financières dignes de son équivalent américain, Hollywood, les cinémas de l’Inde, au final, attirent des millions de spectateurs internationaux qui font rentrer les recettes nécessaires pour rayonner plus que jamais sur le plan international.

Sans doute plus modestes que celles de l’Inde, les productions cinématographiques du Sri Lanka et de l’Afrique du Sud savent néanmoins porter à l’écran, sous forme de documentaires, de films réalistes, ou de fictions, les problématiques qui les touchent. Elles ont réussi à attirer le regard des jurys internationaux. Nombre de films sortis récemment ont été inspirés par la crise sanitaire, dont les auteurs ont tourné durant le confinement, malgré les restrictions qui l’accompagnaient. Ces œuvres viennent compléter ceux qui, précédemment, ont exploré des problématiques liées aux atrocités et à la futilité d’une guerre ethnique opposant les Cinghalais et les Tamouls au Sri Lanka, tournages réalisés cette fois-ci en plein couvre-feu, face à une censure étatique parfois impitoyable. Et dans le cas sud-africain, on note des films portant sur des questions liées à l’apartheid dont le pays en garde les profonds stigmates.

Il arrive que des photographes, peintres, cinéastes, dessinateurs, dramaturges tentent d’utiliser les expressions artistiques à des fins, parfois mercantiles ou idéologiques. Instrumentalisées, véhiculant des symboles et des messages de haine et de division, ces œuvres donnent lieu à de multiples interprétations et peuvent constituer le terreau de nouveaux conflits. Toutefois, derrière les heures sombres de l’histoire de ces pays se déployant sur les rivages de l’océan Indien, la création artistique fait appel aussi à la paix et à la réconciliation, amène l’éclaircie et suscite l’espoir, en devenant des outils de propagation, de propagande, des passerelles interculturelles, des contre-poids à des « théâtres » violents ou sanglants.

Quoi qu’il en soit, les industries culturelles accompagnent, subrepticement ou profondément, les changements économique, social et culturel des sociétés (Ithurbide et Rivron2, 2018), enrichissent nos connaissances et notre compréhension du monde, influencent nos comportements.

Les études proposées dans ce recueil, incontestablement riches et nuancées, ne reflètent pas uniquement les connaissances scientifiques pointues de leurs signataires. Elles sont aussi la preuve d’une passion et d’un engagement, accompagnés toutefois d’une démarche réflexive et d’une distance académique essentielle à tout exercice universitaire. Tantôt il s’agit d’auteurs, dont la recherche porte sur leurs pays de naissance ou d’adoption ; tantôt, il s’agit de spécialistes du pays où s’inscrivent leurs recherches, ou encore les deux en même temps.

Enfin, qu’il s’agisse de leur axe de recherche principal ou secondaire, nos auteurs, a minima des spécialistes de leurs domaines, témoignent tous d’un lien fort avec le terrain, « leur terrain ». Par leurs analyses réalisées avec clarté, finesse et efficacité, ils nous proposent d’appréhender, à travers le prisme de l’image fixe ou animée, la complexité, mais aussi la singularité des sociétés de l’océan Indien, vues de « l’intérieur ».

Le numéro s’ouvre par l’article de Sanjay Kumar, intitulé, « Echoes of Aesthetic Silence in Photograph, a Hindi Film ». Sorti en 2019, le film, signé de Ritesh Batra met en exergue des thématiques relatives à la société indienne, telles que la ségrégation, les distinctions de classe et de religion ou encore les décalages inter-générationnels. En prenant appui sur les notions de son et de silence présentes dans cette œuvre, Kumar s’interroge sur les techniques filmiques dont se sert le réalisateur pour créer des moments de silence qui, tout en renforçant l'expérience esthétique, permettent aussi aux spectateurs de participer au récit.

L’étude de Fabrice Folio nous entraine vers les rivages africains, ceux du pays de la Nation arc-en-ciel et démontre qu’une nouvelle page, riche et complexe, du cinéma postapartheid s’est ouverte. La société sud-africaine s’attèle ainsi au traitement de problématiques inédites, parfois sulfureuses pour ne pas dire taboues. Hier, on exposait le VIH-sida, les inégalités et la criminalité ; aujourd’hui l’homosexualité masculine, les mœurs conservatrices traditionnelles et la xénophobie. L’analyse montre d’un côté que les œuvres exposent les tiraillements de la société sud-africaine, ne font pas consensus, et de l’autre qu’elles accèdent à une reconnaissance sur la scène africaine et à l’échelle internationale. En tout état de cause, selon Fabrice Folio, le cinéma de l’Afrique du Sud questionne plus librement et avec maturité le pays actuel.

Les deux contributions suivantes nous ramènent dans la sous-région du contient indien, mais cette fois de l’autre côté du détroit de Palk. L’article de Udan Fernando, « Le cinéma Covid au Sri Lanka : relier un récit personnel à une image plus large », s’inscrit dans le contexte de la crise sanitaire de 2019-2023 au Sri Lanka et l’étonnante créativité qui est née d’une situation pourtant critique. Udan Fernando nous propose de faire découvrir la manière dont le cinéma a d’abord élaboré ses propres stratégies pour survivre à la crise sanitaire, ses confinements et ses mesures de distanciation sociale ; puis, comment il a réussi à en tirer parti en faisant naître un nouveau cinéma, un cinéma Covid. La réflexion offre des perspectives personnelle et collective, centrées autour des réalisations de cinéastes du Sri Lanka, souvent en situation de confinement, l’auteur lui-même en faisant partie. Il partage également son expérience et pratique du cinéma en tant que spectateur confiné, dans un contexte de crise qui a bouleversé profondément les modes et mœurs des habitants, et non pas seulement au Sri Lanka.

Vilasnee Tampoe-Hautin s’interroge sur l’évolution de l’industrie cinématographique au Sri Lanka au cours des trois décennies marquées d’abord par la guerre civile ethnique (1983-2000) suivie de la crise économique et sanitaire. Intitulée « Le cinéma sri lankais en contexte de guerre et de post conflit (1983-2010) », cette réflexion met en exergue les difficultés auxquelles ont fait face l’État sri lankais et les professionnels du cinéma, ainsi que les efforts conjugués qui ont permis à l’art et l’industrie cinématographique de cette île de l’océan Indien de survivre. Au-delà, le Sri Lanka a même produit des films de grande qualité, primés sur la scène internationale, tirant son inspiration du contexte militarisé inédit, et malgré l'interdiction gouvernementale sur les médias et les expressions artistiques parfois impitoyable. On découvrira alors avec étonnement que le public sri lankais continue de manifester un goût prononcé pour les films réalistes, dits « artistiques », malgré l’ubiquité du grand spectacle bollywoodien, dont le public de l’Asie du Sud se montre très friand.

Puis, Anne Peiter fait la part belle à l’image, en s’appuyant cette fois-ci sur un ensemble de photographies du colonialiste allemand Max Weiss. À travers un jeu de 25 photographies, issues de ce fond, conservé à l’archive d’images de l’ancienne « Société coloniale allemande » de Francfort, l’auteure aborde la lourde question des catégorisations ethniques, son instrumentalisation, ses dérives et ses répercussions au Rwanda. Par ailleurs, les métadonnées utilisées pour référencer ses photographies, au sein de l’archive iconographique, interrogent l’auteur. En creux, se pose la problématique de décrire « ces images » sans propager, se livrer à des classifications ethniques inacceptables de nos jours.

Dans une démarche socio-linguistique, Audrey Noël met en parallèle images et textes et interroge les objectifs, stratégies et politiques utilisés sur les réseaux sociaux par deux entreprises présentes à La Réunion : d’un côté Burger King Réunion, franchise appartenant à un groupe avec une assise mondiale, et Cafés Le Lion, avec un fort ancrage local de l’autre. Les deux entreprises ont adopté des stratégies publicitaires qui font largement appel, sans surprise, aux moyens de communication « péi », dont le créole réunionnais. L’auteure s’intéresse à la forme linguistique du message délivré, aux choix graphiques mobilisés ainsi qu’à la manière dont l’écrit et le visuel se conjuguent pour obtenir l’effet désiré. Dans une démarche comparatiste, cet article questionne en filigrane, le processus de créolisation à l’œuvre de nos jours dans les campagnes de communication commerciale.

Enfin, les deux derniers articles qui composent ce numéro entrent dans la catégorie varia. À ce titre, la question de la vocation des habitations, principalement aux XVIIIe et XIXe siècles à l’île Bourbon, est au cœur de la réflexion de Marc Tomas, qui interroge leur fonction sous l’angle du jardin d’acclimatation sur un pas de temps long. L’auteur met en avant l’idée que pour accomplir ses fonctions nourricière (cultures vivrières) et productive (cultures d’exportation), le terrain d’habitation expérimente nécessairement l’acclimatation de nouvelles espèces. Et que ce faisant, il s’apparente à un jardin botanique. Dans cette perspective, ce dernier se présente comme un terrain d’avant-garde participant au recueil de connaissances et de savoir-faire agricoles produits dans la colonie française.

Le deuxième article de varia s'intéresse aux accords internationaux qui lient juridiquement certains États de l'océan Indien à des États d'autres espaces que l'Indianocéanie. Ce vaste océan situé au carrefour de plusieurs continents est ouvert au monde et aux relations internationales. Il importe que les Carnets de Recherches de l'océan Indien à vocation inter et transdisciplinaire puisse, dans sa dimension juridique, se pencher, en privilégiant une approche multiscalaire, sur les règles de droit applicables aux États dans l'océan Indien et à leurs partenaires situés dans le monde entier, tel l'Accord de Georgetown, auquel plusieurs pays du premier et du deuxième cercle dans l'océan Indien sont parties. L'article du professeur Daniel Dormoy traite ainsi de la problématique de la révision de l'Accord de Georgetown, acte constitutif en 1975 du Groupe des États ACP (Afrique, Caraïbes, Pacifique). Afin de mettre en lumière les raisons qui ont conduit, en 2019, à une troisième révision de l'Accord et à la transformation du Groupe, en 2020, en une organisation des États ACP (OEACP), le spécialiste des organisations internationales nous ramène d'abord cinquante ans en arrière, dans le cadre d'une rétrospective sur les origines, la naissance et l'évolution du Groupe et de ses relations avec les Communautés, puis l’Union européenne, au travers des conventions de Lomé, Cotonou et post-Cotonou. Afin de dégager la portée de la révision de l'Accord de Georgetown, qui vise à affermir l'unité des États ACP et à diversifier leur partenariat avec une multitude d'acteurs, autres que l'Union européenne, l'auteur s'intéresse ensuite aux caractéristiques de l'OEACP comme organisation internationale telles qu'elles sont systématisées dans l'Accord de révision : participation à l'organisation, droits et obligations des membres, droit institutionnel… Il est fondamental pour les sociétés de l'océan Indien de pouvoir appréhender les raisons et la portée de la révision de l'Accord, qui lie à d'autres États, d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique, plusieurs États de l'Indianocéanie.

1 On rappelle ici les liens forts qui se sont tissés entre l’Inde d’un côté, et le cinéma, invention « moderne » de l’autre. Dès son introduction dans

2 Christine Ithurbide et Vassili Rivron, « Industries culturelles et plateformes numériques dans les Suds : des reconfigurations sociales et spatiales

1 On rappelle ici les liens forts qui se sont tissés entre l’Inde d’un côté, et le cinéma, invention « moderne » de l’autre. Dès son introduction dans cette colonie Britannique, à peine six mois après la projection parisienne des Lumière, c’est-à-dire le 7 juillet 1896, les Indiens ont adopté l’image animée comme si elle a toujours fait partie de leur monde. Puisant dans son riche héritage arabe, persan, hindou et chrétien, soutenu par une démographie écrasante de futurs spectateurs, l’Inde a édifié, au cours du 20e siècle, une industrie aussi gigantesque que celle des États-Unis, les deux pays se retrouvant dans une seule et même logique marchande, celle de faire rêver les masses populaires.

2 Christine Ithurbide et Vassili Rivron, « Industries culturelles et plateformes numériques dans les Suds : des reconfigurations sociales et spatiales en question », Les Cahiers d’Outre-Mer [Online], 277 | Janvier-Juin, mis en ligne le 01 janvier 2021, consulté le 23 janvier 2024. URL: http://journals.openedition.org/com/8581; DOI: https://doi.org/10.4000/com.8581

Marie-Annick Lamy-Giner

Professeure des Universités en géographie, OIES, Université de La Réunion

Articles du même auteur

Vilasnee Tampoe Hautin

Professeure des Universités de Civilisation Britannique et du Commonwealth, DIRE, Université de La Réunion

Hélène Pongérard-Payet

MCF HDR de Droit public, CRJ, Université de La Réunion

Articles du même auteur