Le Mozambique des transports messagers : pouvoirs et savoirs des écritures exposées à Maputo

Pour une sociolinguistique urbaine et anthropologie de l’écrit informel

Writing practices in public transportation in Maputo: a circulation of power and knowledge. Urban sociolinguistics and anthropology of informal writing

César Cumbe

p. 83-98

Citer cet article

Référence papier

César Cumbe, « Le Mozambique des transports messagers : pouvoirs et savoirs des écritures exposées à Maputo », Carnets de recherches de l'océan Indien, 2 | -1, 83-98.

Référence électronique

César Cumbe, « Le Mozambique des transports messagers : pouvoirs et savoirs des écritures exposées à Maputo », Carnets de recherches de l'océan Indien [En ligne], 2 | 2018, mis en ligne le 25 février 2023, consulté le 21 novembre 2024. URL : https://carnets-oi.univ-reunion.fr/264

Dans le présent article, nous nous intéressons à l’usage spontané de l’expression écrite libre sur les transports au Mozambique avec une attention particulière pour ceux circulant dans la capitale. En effet, Maputo (ville et province) détient à elle seule 57,1 % du nombre total de véhicules circulant au Mozambique. Le corpus des transports messagers de notre terrain comprend : véhicules légers, camions, ou encore taxi-collectifs. Ces transports intelligents s’affirment comme des espaces discursifs décomplexés et formes d’expression populaire humanisant la ville. Ils véhiculent sous forme de texte plurilingues, de multiples messages écrits par des citoyens ordinaires. Les transports du Mozambique jouent un double rôle : la libre circulation des personnes et biens et la libre circulation des langues et de la parole citoyenne sans censure. Ainsi, les transports messagers du Mozambique donnent à lire et à voir différents faits de société, des scènes de vie (autour de thématiques comme la politique, la famille, l’amour, la tradition ou la pauvreté…). Pour peu qu’on prête le regard sur les transports messagers circulant à Maputo, on découvre l’histoire contemporaine de la ville et celle du pays contées par le citoyen ordinaire à travers l’écrit informel. Autant reconnaître qu’au Mozambique, le transport en ville a pris le relais de l’arbre à palabres au village, puisqu’il est devenu un moyen de communication, un lieu de transmission, une forme de lien social, une façon d’agir et d’exister.

In this paper, we will focus on the spontaneous use of free writing on modes of transportation in Mozambique, paying particular attention to those in the capital city, Maputo which represents 57.1% of the total number of vehicles circulating in Mozambique. Our corpus includes private vehicles, trucks, collective taxis. These modes of transportation are discursive spaces, in which ordinary citizens can express themselves without inhibition, giving a particular human dimension to the city. Transportation in Mozambique plays a double role: to allow people and goods to circulate freely, but also to allow languages and uncensored citizens’ voices to circulate freely. These discursive mobile spaces provide insights into social life: scenes of everyday life are featured, but also popular proverbs, or representations on a variety of themes (politics, family, tradition, poverty…). Examining these circulating discourses in Maputo reveals aspects of the contemporary history of the city and of the country, as told by ordinary citizens, through informal writing. It seems that, in Mozambique, urban transportation has taken over the role of the palaver tree in the village, since it has become a means of communication and transmission, a kind of social connection, a way to act and exist.

DOI : 10.26171/carnets-oi_0205

Introduction

« Objets inanimés, avez-vous donc une âme qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ? » Alphonse De Lamartine

Lorsque on parle des transports au Mozambique, c’est surtout le discours alarmiste qui domine : sinistralité routière, transgression de règles de conduite, embouteillages chroniques, longues files d’attente dans les arrêts de bus, pénurie des transports en commun, naufrages de bateau de pêche artisanale, etc. Le mot « transport » est donc au bout de la langue des Mozambicains et hante l’imaginaire collectif. Par ailleurs, même si les transports collectifs font défaut, le nombre de véhicules circulant, à Maputo en particulier et au Mozambique en général, tend à augmenter de façon spectaculaire à tel point qu’on serait tenté de parler de croissance de « population automobile », puisque l’automobile s’impose et s’expose avec une certaine « arrogance » comme un drôle d’envahisseur occupant même les trottoirs réservés pourtant de plein droit aux habitants de la ville. À vrai dire, à Maputo, automobile et vendeurs ambulants se disputent quotidiennement les trottoirs dès les premières heures du matin pour les libérer à la tombée de la nuit obligeant ainsi les piétons à marcher au milieu de la rue au risque de se faire renverser. Au-delà de ce constat « anecdotique », signalons que certains messages exposés sur l’automobile suscitent une certaine ambiguïté et intriguent par rapport au type de relation qu’on entretient avec elle oscillant entre l’être motorisé aimé, l’objet roulant « estimé » et l’objet pratique utilitaire. Parmi ces messages figurent entre autres : « My second baby » ; « Trust me, if you can » ; « Troco o meu amor pelo teu » (J’échange mon amour pour le tien) ; « Guarda-me bem e me terás para sempre » (Garde-moi bien, et tu m’auras pour toujours ») ; « Naku Penda » (Je t’aime) ; « Muraziwa » (Mon amour) ; « Rosinha meu amor » (Rosinha mon amour, écrit sur une Mitsubishi Rosa) ; « Gosto de ser visto » (J’aime être vu) ; « Não Gosto de ser visto » (Je n’aime pas être vu) « Lava-me tio » (Lave-moi, oncle) ; « Mata tudo o que respira » (Tue tout ce qui respire) ; pour ne citer que ceux-là.

Les messages précités exposent d’emblée le plurilinguisme urbain à Maputo et soulèvent une série de questions, à savoir : quelles motivations poussent les Mozambicains à écrire sur leur véhicule ? Que disent ces messages sur le pays, la ville et les habitants ? Aux yeux des auteurs de ces messages, l’automobile fonctionne comme un simple support d’écriture ou comme un interlocuteur complice ? Aux yeux des lecteurs de ces messages, c’est l’automobiliste ou l’automobile qui parle ? Les questions restent ouvertes, mais elles attestent sans aucun doute que « l’automobile est bien autre chose que l’automobile » (Gérard de Cortanze, 2017 : 13) participant dans l’interaction, dans la mise en scène de la vie quotidienne (Erving Goffman, 1973) et dans l’expression écrite libre sans censure. Par ailleurs, on assiste à une montée d’acteurs gravitant autour du secteur des transports, à savoir : importateurs et vendeurs de voitures d’occasion ; usagers des transports en commun ; vendeurs ambulants proposant différents produits aux automobilistes dans les heures de pointe ; police de circulation régulant le trafic dans les points les plus critiques ; ramasseurs de ferraille et batteries usées utilisant des charrettes-écologiques ; vendeurs de fruits et légumes utilisant des charrettes-boutiques ; traiteurs utilisant des voitures-restaurants tenues essentiellement par des femmes offrant des repas à petits prix. Enfin, au-delà de la dimension utilitaire, les transports au Mozambique s’imposent comme un espace discursif permettant la circulation de messages plurilingues se donnant à lire ou à voir dans la rue. C’est justement ce Mozambique langagier de la parole « circulante » libérée sans censure exposée sur les transports messagers qui est notre objet d’étude dans le présent article.

Contexte : école, « journal du peuple » et goût de la lecture au Mozambique socialiste

« Faire de l’école une base pour que le peuple prenne le pouvoir », Samora Machel

Lors de l’indépendance du Mozambique (le 25 juin 1975), le taux d’anal­phabétisme était de 93 % (INE, 2015). Par conséquent, au lendemain de l’indépendance du Mozambique, le gouvernement socialiste et marxiste s’est fixé comme priorités éducatives : la construction intensive d’écoles ; la promotion de la langue portugaise, en tant que langue de scolarisation, langue des médias, langue de l’État et langue de l’unité nationale. Le goût pour la lecture a été encouragé et stimulé comme une priorité nationale. À cette époque, pour rendre accessibles les informations et l’actualité au peuple, les autorités ont mis en place des espaces de lecture collective étiquetés « Jornal do Povo » (Journal du peuple), où les citoyens ordinaires et modestes se rendaient chaque jour pour lire et s’informer ensemble sur les nouvelles officielles soigneusement sélectionnées.

Dans ces espaces dédiés, on pouvait retrouver des extraits de journaux affichés à l’intérieur de vitrines transparentes ou encore des extraits écrits à la craie sur de grands tableaux noirs. La politique de massification de l’école et la mise en place du « Jornal do povo » ont eu des retombées significatives dans la réduction progressive de l’illettrisme1 et dans l’initiation au goût pour la lecture. Quant à l’environnement scriptural de l’espace public de l’époque communiste et marxiste2, il était essentiellement dominé par inscriptions, affiches et slogans révolutionnaires exposés sur les murs, du type : « Unidade, Trabalho, Vigilância » (Unité, Travail et Vigilance) ; « Morte ao Bandido » (Mort au Bandit) ; « Defendamos a pátria e a revolução » (Défendons la Patrie et la Révolution) ; « A vitória constroi-se com o trabalho de cada um de nós » (La Victoire se construit avec le travail de chacun de nous) ; « Nenhum invasor sairá vivo do nosso país » (Aucun envahisseur ne sortira vivant de notre pays) ; « Ábaixo xiconhoca inimogo do povo » (À bas Xiconhoca, l’ennemi du peuple), etc. La production scripturaire révolutionnaire exposée dans l’espace public était une forme d’interaction entre le pouvoir et le peuple à travers des textes monolingues3 sous forme de maximes ou de slogans faciles à mémoriser et des images de propagande officielle ou institutionnelle « faciles » à comprendre même pour ceux qui étaient peu ou pas lettrés. L’ensemble de ces écritures exposées révolutionnaires, courtes, brèves et incisives était en quelque sorte une prose encyclopédique à « petites doses », mieux encore, à « conte-gouttes » (Pedro Meira Monteiro, 2016).

Appropriation et massification de l’écriture : transports messagers et plaisir du texte

« L’automobile : ce triomphe de la liberté pour l’homme », Enzo Ferrari

Aujourd’hui, même si le taux d’alphabétisme reste toujours élevé et préoccupant (44,9 % selon l’UNESCO, 2017), l’appropriation et la massification de l’écriture est observable sur des supports exposés informels tels que les transports urbains informels (chapas 100), les véhicules particuliers (légers et camions), les moto-taxis (txopela), les bateaux de pêche artisanale, pour ne rester que sur les transports constituant notre objet d’étude pour cet article. Rappelons-le, le « Jornal do povo » a été une initiation pionnière au goût de la lecture à l’époque révolutionnaire. De nos jours, le peuple a lui-même mis en place son propre « Jornal do povo » écrit à plusieurs mains, c’est-à-dire un ensemble d’inscriptions exposées réunissant trois caractéristiques clefs : « visibilité, lisibilité et publicité » (Armando Petrucci, 1993). En clair, le peuple-lecteur du « Journal du peuple » d’autrefois, est devenu peuple-scripteur-lecteur de son propre « Jornal do povo » d’aujourd’hui, cette fois-ci avec des inscriptions plurilingues, polyphoniques et polygraphiques. L’ensemble de messages exposés sur les transports au Mozambique à la fois innove et révolutionne les « façons de parler » (Erving Goffman, 1987) autrement entre pairs par écrit dans l’espace public ; ou encore les façons d’« engager la conversation » (John Gumperz, 1989). Dans notre étude, nous nous intéressons donc à la conception, à l’usage et à la temporalité du fonctionnement de ces messages informels exposés sur les transports au Mozambique. Comment peut-on définir les messages informels de notre terrain sociolinguistique mozambicain ?

Pour le dictionnaire Larousse (2004 : 581), informel est tout ce « qui ne renvoie pas à des règles déterminées ; qui n’a pas un caractère officiel ». Nous retiendrons dans cette définition l’importance accordée à la spontanéité et à la liberté. Ceci est valable pour les automobilistes et pêcheurs mozambicains qui se mettent à écrire des messages sur leurs véhicules et bateaux sans respecter rigoureusement les règles grammaticales et orthographiques scolaires, bien qu’ils aient appris à lire et à écrire à l’école. Pour William Labov (1976 : 146), l’informel renvoie au « discours quotidien, tel qu’il est employé dans les situations ordinaires où le langage n’est pas un objet d’attention ». En effet, les acteurs des transports messagers mobilisent spontanément et librement leur répertoire linguistique et sémiotique qu’ils exposent sur la voie publique pour s’exprimer, pour agir, pour réagir. C’est cet ensemble d’inscriptions populaires ou manifestations graphiques exposées sur les transports hors contrôle des autorités que nous appelons écrits ou messages informels.

S’intéresser aux écrits ou messages informels exposés sur les transports à Maputo soulève une série de questions épineuses, à savoir : étant donné que les messages exposés sur les transports non seulement sont verbaux, plurilingues et polygraphes, mais aussi et surtout visuels (textes, images et objets tangibles) soigneusement placés ou accrochés à l’avant, à l’arrière, sur les côtés, y compris sur les plaques d’immatriculation en petits caractères, que l’on soit piéton, motard ou automobiliste, comment lire en mouvement ? Dans la mesure où chaque transport véhicule un ou plusieurs messages, intentionnellement exposés dans l’espace public et se présentant au lecteur dans un certain désordre, comment s’y prendre pour lire ce Mozambique langagier écrit à plusieurs mains et faisant entendre plusieurs voix, en tant qu’ensembles textuels intelligibles et cohérents ? Quels savoirs, quels pouvoirs, quelles mémoires, quelles valeurs, quelles leçons, quels enjeux éducatifs, politiques et culturels peut-on déceler à partir des transports messagers du Mozambique ? Face au caractère éphémère, hétéroclite et fragile des messages exposés sur les transports, comment s’y prendre pour les étudier dans la durée ? C’est à ces questions épineuses que nous efforcerons de porter quelques éléments de réponse dans le présent article.

Description et lecture des messages exposés sur les transports : parole libérée, parole circulante

« Il n’est de luxe sur cette terre que la relation humaine », Antoine de Saint‑Exupéry

Comme l’atteste notre travail de terrain, à travers l’acte d’écriture sur les différents types de transports, les scripteurs accomplissent différents actes sociaux tels que : informer, communiquer, conseiller, conter, dénoncer, éduquer, questionner, revendiquer, taquiner, agir, etc. L’ensemble des messages exposés sur les transports constitue une véritable encyclopédie populaire avec des savoirs endogènes, érudits et légitimes. Quelles formes trouve-t-on ? Quels thèmes aborde-t-on ? Quelles clés de lecture peut-on adopter ?

En ce qui concerne les formes des messages exposés sur les transports, précisons d’emblée qu’elles peuvent être linguistiques ou textuelles et non linguistiques ou iconographiques. Dans le premier cas, ces formes oscillent entre mot, phrase et énoncé exposant le plurilinguisme saillant (Photos 1, 2 et 3), car les scripteurs explorent tout leur répertoire linguistique (nous avons répertorié dix-huit langues exposées à Maputo) ; dans le deuxième cas, ces formes comprennent soit l’image (photo, dessin, affiche…), soit des objets matériaux tangibles accrochés sur les véhicules (cornes, queues, raquette et/ou balle de tennis, bouquets de fleurs, canettes vides de boissons « branchées » telles que Red bull…). Au fond, quelle que soit la nature de ces formes, on assiste à une combinaison astucieuse, complexe et complice. Le même transport en tant que support d’écriture et forme d’interaction peut véhiculer de multiples messages placés soit à l’avant, soit à l’arrière, soit sur les côtés, d’où les 3P fonctionnels : Plurilinguisme, Polyphonie et Polygraphie. Notre hypothèse sur la variation de la position du message est que celle-ci est déterminée en partie par le type de destinataire visé et les contraintes de l’espace ou de la surface d’écriture.

Photo 1 : Écrits informels et transports collectifs dans les rues de la capitale Maputo

Photo 1 : Écrits informels et transports collectifs dans les rues de la capitale Maputo

Tiva Tako, du changana, « Occupe-toi de tes affaires », photo prise dans le quartier périphérique de Hulene en plein mouvement, c’est-à-dire, en voiture. Il s’agit d’un type de transport en commun populaire notoirement connu sous la dénomination de chapa 100

Photo 2 : Écrits informels et transports collectifs dans les rues de la capitale Maputo

Photo 2 : Écrits informels et transports collectifs dans les rues de la capitale Maputo

Kataza, du zoulou, « La souffrance », photo prise dans le quartier de Polana Cimento, centre ville, terminus Museu, où se localise le Musée d’histoire naturelle. Il s’agit également d’un chapa 100

En effet, lorsque le destinataire visé est le passager ou l’agent de police par exemple, puisque l’un et l’autre apostrophent le chauffeur de devant, le message à leur attention sera alors délibérément placé à l’avant. Ainsi, aurons-nous « Wassala Wene » (Allons-y, vite) ; « O beijo do Dragão » (Le bisou du Dragon), « É o moço daquele dia » (C’est le garçon de l’autre jour) et « Deixa-me trabalhar » (Laisse-moi travailler), « Deixa-me ir » (Laisse-moi aller), « Coisas legais » (Choses légales, pour dire je suis en règle), à l’attention de l’agent de police probablement. Lorsqu’il s’agit d’un message à l’attention de l’autre automobiliste soit pour le taquiner, soit pour le mettre en garde par exemple, puisque ce dernier le suit, alors le message à son attention sera délibérément placé à l’arrière. Ainsi, aurons-nous des messages du type « Não me siga, eu também estou perdido » (Ne me suis pas, moi aussi je suis perdu), « Cuida do meu traseiro, se não… ! » (Prends soin de mon derrière, sinon… !!!), « Se bate, paga » (Si tu heurtes, tu paies), « Olha pra frente » (Regarde devant), « Quem dorme no volante acorda no céu » (Celui qui dort au volant se réveille dans le ciel). Notons que les messages placés à l’avant et à l’arrière sont facilement visibles et lisibles même de loin, d’où sûrement leur fréquence par rapport aux messages sur les côtés. Quant aux deux côtés du véhicule, ils semblent plutôt être réservés aux messages moins interactifs et plus intimes, souvent ne concernant que l’automobiliste lui-même du type « Puto Mau » (Gamin méchant), « Vende Sonho, Compra Realidade » (Vends du rêve, achète la réalité), « Do Outro Lado da Lei » (De l’autre côté de la loi), « City Dgedge » (appropriation et personnalisation de City Golf, écrit sur une City Golf justement), « Dog Style » (humour avec des connotations sexuelles). Bien sûr, reconnaissons-le, les motivations, le fonctionnement, le placement et la lecture de ces messages ne sont pas si simples. Et les choses se compliquent encore, puisqu’il s’agir de lire en mouvement. Pour constituer notre corpus, les embouteillages ont joué un rôle crucial et « facilité » notre tâche relevant de la gageure.

Photo 3 : Transporteurs routiers et écrits informels

Photo 3 : Transporteurs routiers et écrits informels

« SACRIFICIO SEM RECEIO », du portugais, « Sacrifice sans crainte ». Photo prise en plein mouvement en périphérie de Maputo, à Marracuene, à 30 km environ du centre-ville. Message attestant de la vie rude et de la détermination du routier, transporteur de charbon

La nature des messages exposés sur les transports : interaction, récits et savoirs

« Le soleil ne se lève que pour celui qui va à sa rencontre », Henri Le Saux

D’une part, on trouve des messages interactifs, éducatifs et moralisateurs apostrophant l’autre de façon directe ou indirecte pour lui donner une leçon de vie avec des messages comme : « Porquê tanto Ódio » (Pourquoi tant de haine ?) ; « Se lhe causo inveja, faça como eu, trabalhe » (Si je vous rends jaloux, faites comme moi, travaillez) « Quem é você para me apontar com o dedo » (Qui êtes-vous pour me pointer du doigt ?) ; « Xta me olhar o quê ? » (Pourquoi vous me regardez comme ça ?). Par ailleurs, notons que même si le destinataire visé n’est pas désigné explicitement, qu’il s’agisse du passager, de l’automobiliste, de l’autorité, de la famille, du voisin, de l’ami, du citadin, du concitoyen…, cela ne l’empêche pas pour autant de reconnaître le message qui lui est adressé et de réagir à son tour par écrit en ces termes : « Quis, mas você não !!! » (J’ai voulu, mais vous non !!!) ; « Não é da sua conta » (Cela ne vous regarde pas) ; « Amanhã é você » (Demain, c’est vous) ; « Fala o que quiseres, não me importo » (Tu as beau dire tout ce que tu veux, je m’en moque). Comme on peut le constater, tous ces messages réactifs oscillant entre avertissements, taquineries et règlements de comptes, renvoient à une situation préalable et révèlent une certaine complicité entre les acteurs concernés. Chacun sait de quoi il s’agit, de qui il s’agit. L’anonymat n’est qu’une ruse discursive permettant de parler de tout et de parler à tous sans montrer son visage.

D’autre part, on trouve des messages plutôt narratifs évoquant des histoires vécues et récits de vie personnelle du type « Amo a minha amante » (J’aime ma maîtresse), « Rebolo sozinho » (Je m’en roule tout seul), « Marcado pelo destino » (Marqué par le destin) ; « Juro Swanivava » (Je vous jure, ça me fait mal au cœur) ; « A vida perdeu sentido » (La vie a perdu du sens) ; « Condenado pelo Passado » (Condamné par le passé). On trouve également des messages faisant écho à la mémoire collective universelle tels que « Segunda guerra mundial » (Deuxième guerre mondiale), « Xibalu » (Esclavage), « No apartheid », « Nazy » (référence aux partisans du Nazisme), « Hitler », « Pitágoras » (Pythagore)… ; ainsi qu’à la mémoire collective locale tels que « Ngungunhana » (référence au héros symbolisant la guerre de résistance anticoloniale) ; « Assimilado » (Assimilé, référence à la politique coloniale d’indigénat), « Filho do Régulo » (Fils du dignitaire, référence au pouvoir traditionnel), « Samora Vive » (Samora vit, référence au premier président du Mozambique), « Mbuzine » (référence au lieu du crash où Samora Machel a trouvé la mort). Manifestement, les messages exposés sur les transports au Mozambique, au-delà de leur performativité et visée pragmatique donnent à lire et à voir un vaste champ de connaissances encyclopédiques attestant ainsi les « pouvoirs et savoirs de l’écrit » (Jack Goody, 2007) circulant à Maputo. Quels sont les thèmes évoqués dans les transports messagers ?

Les thèmes abordés dans les transports messagers : obstacles et stratégies adoptées sur le terrain

« Il n’y a point de méthode facile pour apprendre les choses difficiles », Joseph De Maistre

En ce qui concerne les champs thématiques des messages exposés sur les transports, signalons d’emblée que, au lieu de se demander « quels thèmes sont abordés ? », il est plus judicieux de se demander « quels thèmes ne sont pas abordés ? ». Effectivement, tous les thèmes sont traités de façon ouverte, infinie et imprévisible se prêtant mal à des catégorisations en unités sémantiques. Le premier obstacle tient au fait qu’un même transport peut véhiculer plusieurs messages sans pour autant qu’ils constituent une unité sémantique. Le deuxième obstacle est lié au fait que le même transport peut véhiculer plusieurs messages constituant une unité sémantique, mais sans qu’ils soient accessibles simultanément (c’est-à-dire placés sur des positions et surfaces différentes). Le troisième obstacle relève du fait que, s’agissant d’une interaction différée entre pairs en quelque sorte, le lecteur qui n’est pas le destinataire visé, tombe souvent sur un message qui est une réponse à un autre message dont il ignore le contenu, les motivations et les circonstances de sa production. Le quatrième obstacle est imputable au fait que le lecteur est sans cesse confronté à une pluralité de langues, de langages et de ressources sémiotiques mobilisant à la fois des compétences linguistiques, langagières, sémiotiques, historiques et anthropologiques, pour ne citer que celles-là. Face aux obstacles soulevés ci-dessus, quelles stratégies avons-nous adoptées sur le terrain ?

Dans un premier temps, nous avons effectué le classement des messages par le type de transports circulant à Maputo, à savoir : le taxi-collectif (« chapa 1004 » ou « My Love »), le moto-taxi ou « txopela », les charrettes ou tchovas, les véhicules particuliers (légers et camions) et les bateaux de pêche artisanale. Dans un deuxième temps, nous avons effectué le classement des messages en fonction des langues choisies, des noms propres écrits, des abréviations utilisées et des publicités de produits/marques exposés sur les transports (chapa 100, txopela et tchova surtout). Dans un troisième temps, nous avons effectué le classement des messages par les thèmes abordés, tels qu’ils se donnent à lire ou à voir dans une véritable immersion textuelle, sémiotique et iconographique que nous illustrons avec des exemples de notre corpus, à savoir :

  • maximes populaires comme « A Xisiwana a xina zanga » (Quand on est pauvre, on ne doit pas se fâcher) ; « A kuna swinene ka munhu » (Les gens râlent de tout) ; « Se não tiveres fósforo para acender a tua vela, então não apague a vela dou outro » (Si tu n’as pas d’allumettes pour allumer ta bougie, alors n’éteins pas la bougie de l’autre)… ;

  • humour, humeur et rumeurs comme « Saia curta só depois do trabalho » (Minijupe, seulement après le travail) ; « 1 kg por pessoa » (1 kg par personne)… ;

  • taquineries, plaisanteries et provocations osées comme « Fecha Boca » (Ferme la bouche) ; « Não confunda o luxo com lixo » (Ne confonds pas le luxe avec la poubelle) ; « Tira roupa » (déshabille-toi)… ;

  • jeux du langage, néologismes, onomatopées et tautologies comme « Ninguém te Boca » (Personne ne te bouche) ; « Tic-tac » ; « Kokoriko » ; « Patrão é patrão » (Patron est patron)… ;

  • mémoire collective comme « Leão de Gaza »5 (Lion de Gaza) ; « Landim »6 (Patois)… ; « Shamboco »7, « Colono » (Colon)… ;

  • mode, tradition, modernité et langage branché comme « Tchuna baby » (type de vêtements branchés pour les filles urbaines) ; « Thokosa » (formule utilisée dans les cultes traditionnelles pour saluer ou remercier les défunts ou les esprits) ; « Vovo dele » (langage branché signifiant le meilleur)… ;

  • annonces et marques comme « Estou a venda » (Je suis en vente) ; « Nokia » ; « Nike » ; « Adidas » ; « Knorr » ; « Dona Ana » ; « Família » ; « Jeito » ; « Prudence »… ;

  • nourriture, plats et saveurs comme « A Soupa da Vovô » (La soupe de la grand-mère) ; « Mathapa8 swaswa » ; « Sabor curioso » (Saveur curieuse)… ;

  • sport, musique, cinéma et feuilletons comme « Bafanabafana » ; « Hip-Hop e Cultura » (Hip-hop et culture) ; « Escrava Isaura »9… ;

  • insécurité, danger et mort comme « Entre Armas » ; « 2 tiros » (Deux coup de fusil) ; « Bala perdida » (Balle perdue) ; « Mata e reza »… ;

  • espoirs, rêves et reconnaissance comme « Um dia… ! » (Un jour) ; « Gata siku » (Vient le jour) ; « Somos todos iguais » (Nous sommes tous égaux)… ;

  • avertissements, conseils et ordres comme « Se mexer vai doer » (Si tu touches, ça va faire mal) ; « Aprenda a viver comigo meu inimigo » (Apprends à vivre avec moi mon ennemi) ; « Me esquece » (Oublie-moi)… ;

  • histoires vécues et récits de vie comme « Notiyisela » (Je tiens le coup) ; « Xicala Vito » (Sans nom) ; « Dr. Analfabeto » (Docteur Analphabète)… ;

  • situation sociale et distinction sociale comme « Pobre Original », « Pobre teimoso » (Pauvre têtu)… ;

  • nature, faune, flore, animaux domestiques et autres « Ciclone » (Cyclone) ; « Bebé Tubarão » (Bébé Requin) ; « Parazita » (Parasite) ; « Pulga » (Puce)… ;

  • vitesse et conduite comme « Reduz a velocidade da tua boca » (Réduis la vitesse de ta bouche) ; « Condução Comercial » (Conduite Commerciale) ; « Condução Defensiva » (Conduite Défensive)… ;

  • temporalité et événements comme « Amanhã é você » (Demain c’est vous) ; « Nunca é tarde » ; patronymes des mariés10 exposés sur les plaques d’immatriculation… ;

  • amitié, réseaux et travail comme « O poder da amizade » (le pouvoir de l’amitié) ; « Suor da amizade » (Sueur de l’amitié) ; « Team 100% Patrão » (Groupe 100 % patron)… ;

  • amour, passion et d’autres sentiments comme « Ama a todos mas não confia ninguém » (Aime-les tous, mais ne fais confiance à personne) ; « Apaixonado » (passionné) ; « Gueleza » (Prostitue-toi)… ;

  • femme, famille et couple comme « As moças » (les filles) ; « As feias que me perdõe » (Que les laides me pardonnent) ; « Sou casado »… ;

  • identité, origines et appartenance comme « Manhungwe » (Je suis d’ethnie Nhungwe) ; « 100 % Machangana » ; « Eu sou do bairro »… ;

  • tensions sociales et scènes de vie quotidienne comme « É difícil agradar a todos, os invejosos que se danem » (Il est difficile de plaire à tout le monde, les jaloux allez vous faire foutre) ; « Não gosto de ti, gosto de quem me odeia » (Je ne t’aime pas, j’aime celui qui me hait) ; « Vendedor Ambulante » (Vendeur Ambulant)… ;

  • professions, occupations et responsabilités comme « Detective » (Détective) ; « Mercenários » (Mercenaires)… ;

  • transports et mobilité comme « Boeing 777 » ; « DC 10 » ; « Comboio » (Train) ; « Locomotiva » (Locomotive) ; « Metro » ; « Me afastando do inferno, povoando o céu » (Je m’écarte de l’enfer, je peuple le ciel)… ;

  • les parties du corps, caractère et portrait (physique, psycho­logique) comme « A mama grande » (Grande mamelle) ; « A verdade está nos olhos » (La vérité est dans les yeux) ; « Moço Direito » (Garçon correct) ; « O inocente » (L’innocent)… ;

  • politique, pouvoir, guerre et justice comme « Regime Facista » (Régime fasciste) ; « O poder é do povo » (Le pouvoir est au peuple) ; « Vitória na Guerra » (Victoire dans la guerre) ; « O Justiceiro » (Le justicier)… ;

  • religion, superstitions et croyances comme « A oração é o único caminho para falar com Deus » (La prière est le seul chemin pour parler avec Dieu) ; « Xipoco » (Fantôme) ; « Irmãos, Deus existe » (Frères, Dieu existe)…

Que retenir de cette immersion dense, hétéroclite et envahissante sur les transports messagers du Mozambique ? Tout d’abord, retenons que ces classements ne sont qu’une tentative de mettre de l’ordre face au désordre dans lequel les messages exposés sur les transports se présentent au lecteur. Ensuite, retenons que dans ces messages, les différentes langues (d’ici et de là-bas), les diverses thématiques et les multiples voix s’entrecroisent, s’interpénètrent et se superposent au « conte-gouttes » (Pedro Meira Monteiro, 2016) certes, mais l’ensemble de ces petits fragments discursifs constitue une encyclopédie monumentale à la fois populaire, vivante et savante. Cela dit, retenons surtout qu’au-delà des thèmes abordés, du contenu des messages transmis, c’est le passage à l’acte d’écriture lui-même qui est significatif. En effet, puisque « dire, c’est faire » (John Austin, 1970), « écrire, c’est faire » (Béatrice Fraenkel, 2007), ce n’est pas tant le fait de société évoqué lui-même qui fait du sens, c’est le fait de le dire ou de l’écrire dans l’espace public qui donne un sens particulier en tant que façon d’agir.

Par conséquent, les faits historiques (Deuxième Guerre mondiale…), poli­tiques (La nation parle tout bas…), culturels (Xigombela11, Madjita, Ndumba…), religieux (Les dix mandements, sept péchés…), intimistes (J’aime ma maîtresse…), le « bavardage graphique »12 (« Achas ? » ; » Deixa pah ! » ; » Fala já ! » ; » Xta me olhar o quê ?! » ; « Qual é a tua ? » ; » E daí…) en tant que faits de langue et faits de société n’ont rien de spéciaux en eux-mêmes. En revanche, le fait d’oser écrire et exposer ces messages dans l’espace public sur les transports (véhicule, moto, charrette, bateau), leur donne un sens particulier, une force illocutoire singulière et un poids symbolique exceptionnel. Autrement dit, l’ordinaire devient extraordinaire, une ruse discursive, une façon d’agir sur autrui sans violence.

Ici, tradition orale ancestrale et tradition écrite contemporaine en devenir sont complémentaires et non concurrentielles. Il en va de même pour l’usage des langues. En effet, ce n’est pas tant le contenu du message dans telle ou telle langue qui compte, c’est plutôt le choix de la langue en soi qui donne du sens au message pour deux raisons : d’une part, le choix de la langue est une sélection délibérée du lectorat visé ; d’autre part, le choix de langue fonctionne comme une sorte de marquage de territoire. Pour ne rester que sur le français, des messages écrits et exposés sur les véhicules tels que « Bonjour », « Bonne chance », « Cadeau du ciel », « Sacrifice », « Magnifique », « Beaucoup de qualité ». « Fruit de l’amour », « Merci maman », « J’aime la campagne », « Watara », « Kabila »…, au-delà de leur contenu et des motivations des scripteurs concernés, en tant que marquage de territoire, facilitent des retrouvailles et la reconnaissance entre ressortissants francophones (africains surtout) travaillant, résidant ou de passage au Mozambique et à Maputo en particulier.

Pour conclure

Comme nous avons pu le constater, l’utilité des transports au Mozambique ne se limite pas à la libre circulation de personnes et de biens, puisqu’ils figurent parmi les différents supports exposés permettant d’observer la massification et l’appropriation de l’écriture. Ils fonctionnent également comme : un espace de liberté d’expression ; un observatoire vivant, itinérant et fragile exposant le Mozambique langagier dans ses différentes facettes (patrimoine, langues, culture, tradition, nature, faune, flore, scènes de vie…) ; un mode d’interaction décomplexé régulant les tensions sociales sans menacer autrui. Par ailleurs, les transports (surtout chapa 100, txopelas et txovas) attirent également l’attention des acteurs économiques qui les utilisent comme supports publicitaires mobiles de produits et marques commercialisés au Mozambique. Enfin, outre la diversité socio-langagière, les transports messagers nous plongent dans la pulsation de la vie réelle de la ville et du pays sur le plan social, économique, culturel et politique. Ils mettent en scène d’autres façons de « lire, écrire et agir dans la ville » (Cozzolino, Cumbe, Fraenkel, 2015). Grâce à leurs messages ambulants et à la portée de tous, les transports du Mozambique sont communicatifs, « souverains » et « démocratiques ». Chacun écrit ce qu’il veut, comme il veut, à qui veut, quand il veut, dans la langue qu’il veut sans censure. Les scripteurs sont à la fois acteurs plurilingues, décrypteurs érudits et passeurs méthodiques des signes dans la ville, de la ville et de la vie. Les scripteurs en question sont les acteurs de chapas13, les automobilistes, les motocyclistes, les charretiers et les pêcheurs.

Dans l’ensemble, sur le plan discursif, sémantique, linguistique et sémiotique les messages exposés sur les transports ne diffèrent pas d’un type de transport à l’autre. Cela dit, les moto-taxis ou txopelas tendent à jouer de leurs atouts spécifiques par rapport aux autres transports, c’est-à-dire : rapidité, petit prix et confort. Certains d’entre eux n’hésitent pas à vanter leur souplesse, vitesse et facilité de circulation en ville face aux embouteillages chroniques, avec des messages tels que « Capim Móvel » (Herbe mobile), « Fligther » (Vol), « Locomotiva » (Locomotive), « Xibalakatsa » (Tire-balle artisanal), « Motoqueiro Fantasma » (Motard fantôme). D’autres vantent le service personnalisé et l’exclusivité en ces termes : « 20-te-buscar »14 (Je suis venu te chercher), « VIP », « Eu vou sempre numa boa » (Moi, je voyage toujours pénard), « Noivos » (Les mariés). D’autres encore jouent sur l’humour et la bonne humeur comme l’atteste le message : « Ukweli Mbuti » (Tu es monté sur un cabri).

Tout compte fait, les transports au Mozambique offrent une quantité considérable d’écrits informels. Bien qu’on trouve parfois des écrits « marginaux » (injures, obscénités, règlements de compte osés…), dans l’ensemble il s’agit de prise de parole et de prise de pouvoir dans l’espace public ciblant des destinataires bien précis. On trouve des messages entre pairs et des messages adressés aux autorités. Les scripteurs parlent au nom des tous les citadins : « E nós ? » (Et nous ?) ; « Malta nós » (Nous populace) ; « Somos todos iguais » (Nous sommes tous égaux)… Les transports exposent des messages de toute sorte dont la lecture varie en fonction de leur position ou localisation sur le support privilégiant toujours la visibilité, la lisibilité et la publicité (Armando Petrucci, 1993).

La position du message sur le transport (à l’avant, à l’arrière et sur les côtés) est loin d’être un simple détail. En effet, bien que la plupart des messages soient indépendants et autonomes (syntaxiquement et sémantiquement), d’autres, sont fragmentés (à l’avant et l’arrière par exemple), formant un tout indissociable sémantiquement bien qu’il soit discontinu syntaxiquement. Pour illustrer notre constat, contentons-nous des cas précis suivants : le premier renvoie à un véhicule particulier où l’on peut lire : « O teu ódio » (Ta haine, à l’avant) et « É minha victória » (C’est ma victoire, à l’arrière). Les deux fragments en question constituent un seul message. L’un sans l’autre rend le message inintelligible. On voit ici à quel point la lecture de ces messages ne va pas de soi. Il en va de même pour le deuxième cas et tous les autres qui suivent où l’on peut lire : « Cheguei » (Je suis arrivé, à l’avant) et « E fui » (Et je suis parti, à l’arrière) ; « Matambira » (L’argent, à l’avant) et « Phatanamadja » (Attrapez-le avec la main, à l’arrière).

Toujours à propos de la position, lorsque le même message est répété tantôt à l’avant, tantôt à l’arrière, tantôt sur les côtés, voire même sur les plaques d’immatriculation, cela donne l’effet d’amplification. Cet effet d’amplification on le retrouve également lorsque le même message est répété sur différents transports aussi bien dans la même langue que dans différentes langues. Parmi les mêmes messages répétés sur différents transports dans la même langue figurent entre autres : « Deus é grande » (Dieu est grand) ; « Deus é pai » (Dieu est père) ; « Pesacador » (Pécheur) ; « FBI » ; « Inveja mata » (La jalousie tue) ; « Pobre não zanga » (Le pauvre ne se fâche pas) ; « Sou Moçambicano » (Je suis Mozambicain)… Quant aux mêmes messages répétés sur différents transports dans différents langues figurent entre autres : « Dziva Taco », « Tiva Taco », « Guti Sago » ou « Não procura saber da minha vida » (Occupe-toi de tes affaires) ; « Bonjour », « Bom dia » ou « Auxeni » ; « Bonne Chance » ou « Good Luck »… En ce qui concerne la combinaison entre texte et image, la complexité est de mise. Ainsi, au-dessous d’une même image (telle que la photo de Samora Machel ; une femme nue, sexy et provocante ; deux lapins en plein accouplement..), on voit défiler différents énoncés suggérant différentes lectures intrigantes. Pour n’illustrer qu’un cas précis, au-dessous de la photo de Samora Machel, nous avons repéré différents énoncés dont « Pai da nação » (Père de la nation) ; « Filho do Povo » (Fils du peuple) ; « Quem matou » (Qui l’a tué) ; « Despreso pelo povo » (Mépris envers le peuple) ; « Samora vive » (Samora vit) ; « A luta continua » (La lutte continue). Soulignons-le, l’originalité de l’usage des transports au Mozambique tient à ces façons inhabituelles de parler de tout et à tous en public par écrit sans mâcher ses mots, ni montrer son visage, ni constituer une réelle menace pour les personnes visées.

1 Selon le rapport de l’Institut National de statistiques consacré à la rétrospective statistique pour les 40 années de l’Indépendance du Mozambique

2 Signalons le remarquable catalogue des affiches mozambicaines de l’époque révolution­naire de Berlit Salstrom et António Sopa, Arquivo Histórico de

3 Sous forme de maximes moralisatrices ou de slogans éducateurs faciles à mémoriser dénonçant les maux dévastateurs de l’ennemi, du colonialisme, de l

4 Rappelons qu’au départ, à Maputo (et autres grandes villes mozambicaines), avec la pénurie des transports publics urbains de l’État TPU (fin des

5 De son vrai nom Ngungunhane, c’est le principal surnom de l’empereur de Gaza que l’histoire du Mozambique a gardé dans la mémoire collective.

6 Terme utilisé à l’époque coloniale pour désigner les langues autochtones interdites et dénigrées.

7 Matraque rappelant la répression policière et torture pendant la colonisation.

8 Nom d’un plat traditionnel du Mozambique fait à base de feuilles de manioc.

9 Feuilleton brésilien adapté à partir du roman de Bernardo Guimarães.

10 Le jour de mariage, les mariés exposent leurs prénoms sur les plaques d’immatriculation du véhicule qui les transporte, à l’avant figure le prénom

11 Xigombela et Madjita, ce sont des danses traditionnelles ; Ndumba, c’est un lieu de cultes traditionnels.

12 Ici, il s’agit de causer par écrit entre pairs de choses et d’autres sans se soucier du respect des règles grammaticales et orthographiques.

13 Les acteurs de chapas sont le chauffeur (Chapeiro) et son assistant ou ramasseur d’argent (Cobrador). Cela dit, c’est l’assistant du chauffeur qui

14 On remarquera ici la ruse discursive combinant chiffres et lettres pour économiser l’espace et le nombre de caractères.

Angenot M., La parole pamphlétaire. Typologie des discours modernes, Paris, Payot, 1995.

Austin J., Quand dire, c’est faire, Paris, Éditions du Seuil, 1970.

Bakhtine M., Pour une philosophie de l’acte, Lausanne, L’Age d’Homme, 2003.

Bakhtine M., Le marxisme et la philosophie du langage. Essai d’application de la méthode sociologique en linguistique, Paris, Ed. de Minuit, 1977.

Barthes R., L’empire des signes, Paris, Seuil, 2005.

Barthes R., Le plaisir du texte. Variations sur l’écriture, Paris, Seuil, 2000.

Barthes R., Le degré zéro de l’écriture, Paris, Seuil, 1957.

Bautier E., Pratiques langagières, pratiques sociales. De la sociolinguistique à la sociologie du langage, Paris, L’Harmattan, 1995.

Bourdieu P., Langage et pouvoir symbolique, Paris, Édition du Seuil, 2001.

Calvet L.-J., « Les voix de la ville revisitées. Sociolinguistique urbaine ou linguistique de la ville ? », in Revue de l’Université de Mocton, vol. 36, n°1, 2005, p. 96-30.

Colaço J. C., « Mentalidade “chapa 100” na cidade de Maputo », Estudos Moçambicanos, Centro de Estudos Africanos UEM, Número Especial, Maputo, 1998, p. 6-98.

Cozzolino F., Cumbe C., Fraenkel B., Escritas Urbanas: ler, escrever e agir na cidade, Maputo, Alcance editores, 2015.

Cumbe C., « Maputo : là où parlent les murs et les voitures », in Forum 974, Cultures urbaines à La Réunion, 13-14 avril 2011, p. 89-92.

Fraenkel B., « Actes d’écriture : quand écrire c’est faire », in Langage et société, n°121-122, 2007, p. 101-111.

Fraenkel B., « Les écritures exposées », in LINX n°31, 1994, p. 99-110.

Juillard C., « L’observation des pratiques réelles », in Calvet Louis-Jean et Dumont Pierre (dir.), L’enquête sociolinguistique, Paris, L’Harmattan, p. 103-114.

Labov W., Le parler ordinaire, Paris, Les Éditions de Minuit, 1993.

Leimdorfer F., « Des villes, des mots, des discours », in Langage et société, n° 114, 2005, p. 129-143.

Lucci V. (dir.), Des écrits dans la ville. Sociolinguistique d’écrits urbains : l’exemple de Grenoble, Paris, L’Harmattan, 1998.

Mondada L., Décrire la ville. La construction des savoirs urbains dans l’interaction et dans le texte, Paris, Ed. Economica, 2000.

Petrucci A., Jeux de lettres, Paris, EHESS, 1993.

Rama A., La ciudada letrada, Chile, Ed. Tajamar, 2004.

Saute N., Os narradores da sobrevivência, Lisboa, Publicações Dom Quixote, 2000.

Wald P. et Leimdorfer F. (dirs), Parler en ville, parler de la ville, Paris, Ed. UNESCO-MSH, 2002.

1 Selon le rapport de l’Institut National de statistiques consacré à la rétrospective statistique pour les 40 années de l’Indépendance du Mozambique, le taux d’analphabétisme n’a jamais cessé de baisser, puisqu’on est passé de 93 % (1975) à 72,2 % (1980), puis à 60,5 % (1997), puis à 56,7 (2000/2001), puis à 53,6 % (2003), puis à 51,9 (2005), puis à 50,3 (2007), puis à 49,9 (2008/2009) ; puis à 48,9 (2012).

2 Signalons le remarquable catalogue des affiches mozambicaines de l’époque révolution­naire de Berlit Salstrom et António Sopa, Arquivo Histórico de Moçambique, 1988.

3 Sous forme de maximes moralisatrices ou de slogans éducateurs faciles à mémoriser dénonçant les maux dévastateurs de l’ennemi, du colonialisme, de l’impérialisme, du fascisme.

4 Rappelons qu’au départ, à Maputo (et autres grandes villes mozambicaines), avec la pénurie des transports publics urbains de l’État TPU (fin des années 1980 et début des années 1990), la mobilité intra et interurbaine commence à être explorée par des particuliers.
Il s’agissait de camionnettes baptisées « chapa 100 », car au-dessus de leur carrosserie elles portaient une couverture métallique de zinc (chapa en portugais) pour protéger les passagers de la pluie et du soleil, et on payait le prix de 100 Méticais (monnaie du Mozambique).
Par ailleurs, ces camionnettes étaient équipées de bancs en bois pour s’asseoir et d’un tube en fer ou métallique pour se tenir, surtout dans les heures de pointe. Curieusement, même si ce sont des minibus et cars privés qui ont pris le relais, c’est le nom populaire « chapa 100 » qui est resté.
Et très récemment (2012 à peu près), on assiste au retour massif des camionnettes, cette fois-ci, sans banc, ni support, ni zinc, lesquelles sont rebaptisées « My Love », tout simplement parce que pour être en « sécurité » et éviter le risque de tomber dans les virages et freinages brusques, les passagers doivent se serrer et se tenir « amoureusement » ou « tendrement » pendant le voyage. On voit bien là combien la créativité populaire est si féconde que même les situations dramatiques inspirent humour et bonne humeur.

5 De son vrai nom Ngungunhane, c’est le principal surnom de l’empereur de Gaza que l’histoire du Mozambique a gardé dans la mémoire collective.

6 Terme utilisé à l’époque coloniale pour désigner les langues autochtones interdites et dénigrées.

7 Matraque rappelant la répression policière et torture pendant la colonisation.

8 Nom d’un plat traditionnel du Mozambique fait à base de feuilles de manioc.

9 Feuilleton brésilien adapté à partir du roman de Bernardo Guimarães.

10 Le jour de mariage, les mariés exposent leurs prénoms sur les plaques d’immatriculation du véhicule qui les transporte, à l’avant figure le prénom de la mariée et à l’arrière figure le prénom du marié. Ainsi, à partir de la rue, sans rien demander à personne, savons-nous que GINA et JOSÉ se sont mariés le 17 juillet 2010 ; DULCE et PIRES le 7 décembre 2013 à Maputo ; DUDA et DINO le 20 octobre 2018 ; etc.

11 Xigombela et Madjita, ce sont des danses traditionnelles ; Ndumba, c’est un lieu de cultes traditionnels.

12 Ici, il s’agit de causer par écrit entre pairs de choses et d’autres sans se soucier du respect des règles grammaticales et orthographiques.

13 Les acteurs de chapas sont le chauffeur (Chapeiro) et son assistant ou ramasseur d’argent (Cobrador). Cela dit, c’est l’assistant du chauffeur qui donne des ordres au chauffeur, par exemple, où et quand il faut s’arrêter, partir, faire un raccourci ou un demi-tour avant d’arriver à la destination, faire la pause-déjeuner. Aux deux acteurs s’ajoutent les appeleurs des passagers (Modjeiros) stratégiquement positionnés dans les grands arrêts et terminus. Ils sont sous-traités par l’assistant du chauffeur qui donne une petite pièce à chaque course allant de 5 à 10 Meticais.

14 On remarquera ici la ruse discursive combinant chiffres et lettres pour économiser l’espace et le nombre de caractères.

Photo 1 : Écrits informels et transports collectifs dans les rues de la capitale Maputo

Photo 1 : Écrits informels et transports collectifs dans les rues de la capitale Maputo

Tiva Tako, du changana, « Occupe-toi de tes affaires », photo prise dans le quartier périphérique de Hulene en plein mouvement, c’est-à-dire, en voiture. Il s’agit d’un type de transport en commun populaire notoirement connu sous la dénomination de chapa 100

Photo 2 : Écrits informels et transports collectifs dans les rues de la capitale Maputo

Photo 2 : Écrits informels et transports collectifs dans les rues de la capitale Maputo

Kataza, du zoulou, « La souffrance », photo prise dans le quartier de Polana Cimento, centre ville, terminus Museu, où se localise le Musée d’histoire naturelle. Il s’agit également d’un chapa 100

Photo 3 : Transporteurs routiers et écrits informels

Photo 3 : Transporteurs routiers et écrits informels

« SACRIFICIO SEM RECEIO », du portugais, « Sacrifice sans crainte ». Photo prise en plein mouvement en périphérie de Maputo, à Marracuene, à 30 km environ du centre-ville. Message attestant de la vie rude et de la détermination du routier, transporteur de charbon

César Cumbe

Enseignant-chercheur, Université Pédagogique de Maputo-Mozambique, Faculté des Sciences du Langage, Communication et Arts ; coordinateur des études anthropologiques et (socio) linguistiques au Centre de Recherche en Études Mozambicaines et Ethnosciences (Centro de Estudos Moçambicanos e Etnociências, CEMEC)
cesarcumbe27@gmail.com