DOI : 10.26171/carnets-oi_0301
Introduction
La présence, dans ce Carnet de Recherches, d’une contribution sur une fondation urbaine de l’époque hellénistique en mer Rouge peut paraître étrange. Pourtant, à la réflexion, elle n’est pas déplacée. En s’installant durablement en mer Rouge, les Ptolémées, héritiers d’Alexandre le Grand, avaient parfaitement conscience d’affirmer leur présence dans cet immense « Océan extérieur » qu’ils appelaient « Mer Érythrée » – équivalent de notre océan Indien occidental. Ces premiers pas méditerranéens à la périphérie de la mer Érythrée font donc pleinement partie de l’histoire de l’océan Indien, laquelle doit donner toute sa place à l’Afrique nord-orientale – la stratégie « one belt, one road » conçue par la Chine aujourd’hui vient opportunément le rappeler.
Ptolémaïs « des Chasses », ou « de Troglodytique » est la moins mal connue des fondations grecques en mer Rouge au-delà de Bérénice d’Égypte. Elle a déjà fait l’objet de quelques bonnes études. Cependant, les connaissances relatives à cette ville ont un peu progressé depuis lors, d’une part parce que la stèle de Pithom – un document capital – a fait l’objet d’une étude remarquable par Christophe Thiers, que les auteurs d’alors ignoraient ; d’autre part, parce que des prospections archéologiques ont récemment été menées entre Suakin et Aqiq (annexe 2). Cet article propose donc une synthèse renouvelée au sujet de cette fondation, en y incorporant des questionnements historiques négligés jusqu’à présent.
Remarque : pour ne pas alourdir cet article, un certain nombre de références bibliographiques et de discussions très spécifiques ont été supprimées. Celles-ci figureront dans une version anglaise de ce texte.
Ptolémaïs : une fondation urbaine en dehors de l’espace égyptien
Les premières décennies de l’époque hellénistique – période des royaumes fondés par les successeurs d’Alexandre le Grand qui se sont partagé l’empire du conquérant – voient les fondations urbaines royales se multiplier, sous forme de polis (i.e., d’entités politiquement organisées comme des cités grecques) et de « colonies » (traduction ordinaire, mais peu satisfaisante, du grec katoikia, ou apoikia). Séleucos Ier, premier souverain du royaume séleucide, en a fondé beaucoup, aussi bien au cœur qu’à la périphérie de son territoire immense (fig. 1). La politique de fondation est différente dans le royaume créé par Ptolémée Ier. D’une part, elles sont moins nombreuses. D’autre part – mais seulement à partir du règne de son successeur Ptolémée II, surnommé Philadelphe (regn. 283-246 a.C.) –, le pouvoir prend en compte le littoral occidental de la mer Rouge ; les Séleucides, par comparaison, n’ont apparemment pas mis le golfe Persique au rang de leurs priorités. Quatre ports, dont trois portant un nom dynastique, sont créés : Arsinoé, situé au fond du golfe de Suez ; Philotéra, de localisation incertaine ; Myos Hormos, localisé à Quseir al-Qadim, et récemment fouillé ; Bérénice des Trogodytes, fouillé depuis 1994 (voir fig. 1). Ptolémée II est le fondateur assuré ou probable de ceux‑ci1.
À la différence de ces créations portuaires sur la mer Rouge, Ptolémaïs est séparée du cœur du royaume lagide et n’est pas directement reliée par une piste terrestre à la vallée du Nil égyptienne. Si Ptolémaïs est tant éloignée, c’est en raison de sa vocation : elle fait partie de ces fondations sur le littoral africain de la mer Rouge directement liées à l’organisation de la chasse aux éléphants africains pour des besoins militaires2. Ces animaux devaient se substituer aux derniers éléphants de guerre indiens de l’armée royale, dont le remplacement se révélait difficile, sinon impossible. Pline l’Ancien indique explicitement que Ptolémaïs fut la première fondation royale destinée à cette entreprise (Pline l’Ancien, Hist. Nat. 2.183). De nombreuses installations destinées à capturer les animaux devaient suivre, jusqu’au détroit de Bab al-Mandeb et au-delà encore.
Si ces bases de chasses couplées à des installations portuaires ne peuvent probablement pas être qualifiées d’« urbaines », Ptolémaïs, en revanche devait présen–ter les caractères majeurs d’une ville – même si les termes utilisés par nos sources, ktisma (en grec, « fondation ») et oppidum (en latin, « place fortifiée », « ville »), ne le montrent pas clairement (infra, section 7). Rien n’indique, toutefois, que Ptolémaïs avait été élevée au rang de cité en ce qui concerne ses institutions (polis)3. Reste que cette fondation a été voulue dans le cadre d’une politique de grande ampleur : la décision de fonder une colonie partiellement auto-suffisante (voir infra, section 3), située à une telle distance du cœur du royaume, suppose que Ptolémée II avait de grands projets en mer Rouge au-delà de Ptolémaïs.
Le premier de ces projets, c’est évidemment la capture des éléphants. Mais Ptolémée II s’était-il limité à cet objectif ? On peut supposer qu’il voulait aussi faire de Ptolémaïs le support de nouveaux circuits d’échanges en mer Rouge. En effet, le corridor de la mer Rouge conduit vers des zones productrices de gommes-résines aromatiques (Arabie du Sud, Corne de l’Afrique) et vers des places où étaient transbordées des marchandises venues d’autres contrées de l’océan Indien (par exemple, Eudaimôn / Aden4). Que Ptolémée II ait songé à tirer profit de ces échanges et de ces opportunités régionales n’est pas improbable, comme on l’a affirmé5. On peut, en revanche, rester sceptique quant à l’existence d’un « plan » visant à établir des relations de commerce à très longue distance avec les pays de l’océan Indien au moyen d’échelles sur le littoral de la mer Rouge et du golfe d’Aden6. Un autre objectif, très vraisemblable, de cet expansionnisme extra-méditerranéen, est, comme on le verra plus loin, l’accroissement du prestige royal.
Ptolémaïs des chasses / Ptolémaïs de Troglodytique
Ptolémaïs porte un nom « dynastique », en l’occurrence celui de son fondateur royal. Cependant, comme il existait d’autres Ptolémaïs7, il fallait distinguer celle-ci par un déterminant spécifique8. Les sources littéraires antiques (voir annexe 1) affichent souvent des épithètes incorporant le mot grec thêra (« chasse », ou « zone de chasse9 ») : epi theras, i.e., [Ptolémaïs] « [à côté de] de la [zone de] chasse » – ; therôn, i.e., « [P.] des chasses » ; pros têi therai tôn elephantôn, i.e., « [P.] voisine de la [zone de] chasse des éléphants » etc. Ces épithètes soulignent avec force que Ptolémaïs fut un maillon du réseau de bases de chasse à l’éléphant implantées le long de la mer Rouge et du golfe d’Aden, comme le rappelle Pline l’Ancien : « […] Ptolémaïs surnommée pour cette raison epi theras » (Pline l’Ancien, Hist. nat. 6.171). Ce témoignage, ainsi que le Périple de la mer Érythrée (voir Annexe 1) laissent penser que epi theras et therôn étaient les identifiants les plus utilisés.
Une autre épithète existait, qui fut peut-être la première, comme le pense H. Treidler10 : Ptolémaïs « de Trog(l)odytique » ou « des Trog(l)odytes » – les sources littéraires ajoutent un lambda, à la différences des sources primaires, i.e., les papyri et les inscriptions (voir annexe 1). C’est un identifiant géographique, comme on en trouve pour d’autres fondations en mer Rouge11. Cependant, le terme distinctif thera semble avoir rapidement dominé dans l’usage commun, tant le fait d’avoir été la première base de chasse à l’éléphant avait dû frapper l’esprit des Grecs. Précisons ici ce qu’est cette « Troglodytique », ou « contrée des Troglodytes ». Sans entrer dans trop de détails, disons que, dans la géographie gréco-romaine, le nom « Troglodytique » désignait le littoral de la mer Rouge côté africain, ainsi qu’une partie de l’arrière-pays. C’est pourquoi la Bérénice signalée plus haut était dite « Bérénice des Trogodytes ». Conséquence – surprenante pour nous aujourd’hui – : la portion de littoral que nous considérons aujourd’hui comme égyptien ne l’était pas à cette époque12. Pour les Gréco-Romains, l’Égypte était la vallée du Nil, de la frontière avec l’Éthiopie de Méroé jusqu’à Alexandrie. Quoi qu’il en soit, la Troglodytique a été de mieux en mieux connue au fur et à mesure qu’elle était explorée pour les besoins de la chasse aux éléphants (voir Diodore de Sicile, Bibl. hist. 3.41.4 = Agatharchide de Cnide, Erythr. 84). Le détroit de Bab el-Mandeb, probablement atteint sous le règne de Ptolémée III Évergète (246-222 a.C.), en marquait la limite (voir, par exemple, Pline l’Ancien, Hist. nat. 6.164).
Comme dit précédemment, Ptolémaïs était reliée indirectement à l’Égypte, via Bérénice13 ou l’un des ports du fond du golfe de Suez14. Dans ces conditions, faut-il considérer cette ville, située non loin des contreforts du haut plateau abyssin, comme une extension méridionale de l’empire de Ptolémée II, ou comme un simple poste en territoire étranger – un point important en ce qui concerne l’idéologie royale – ? J’aurais tendance à pencher pour la première possibilité, pour deux raisons. Tout d’abord, l’on sait par un poème composé par Théocrite en l’honneur de Ptolémée II, que celui-ci comptait les « noirs Éthiopiens » parmi les peuples soumis à son autorité (Théocrite, Idylles 17.87). C’est une allusion à la Nubie du royaume de Méroé15, mais les habitants du rivage africain de la mer Rouge, ethniquement parlant, étaient considérés comme des Éthiopiens – i. e. des hommes à la peau noire. Par conséquent, l’expression « noirs Éthiopiens » est suffisamment ouverte pour s’appliquer aussi à la région de Ptolémaïs. D’autre part, à voir la notoriété dont Ptolémaïs a joui (infra, conclusion) on peut penser que le pouvoir a voulu en faire une sorte d’extension du domaine royal : en projetant sa puissance dans les confins méridionaux du monde connu, Ptolémée II se rapprochait du modèle légué par Alexandre le Grand (voir Théocrite, Idylles 17.18-19). Il serait absurde de penser qu’il n’aurait pas tiré profit de cette aventure lointaine pour le prestige de sa monarchie. L’objection de la discontinuité territoriale est facilement réfutée : le royaume lagide comprenait bien d’autres entités reliées au cœur égyptien par la seule voie maritime.
Les fondateurs : Ptolémée II et Eumédès
L’essentiel de la documentation sur Ptolémaïs provient des sources littéraires classiques, corpus sérieusement amoindri par la perte de l’excursus qu’Agatharchide avait consacré à Ptolémaïs (voir Diodore de Sicile, Bibl. hist. 3.41.116). Ce qui a subsisté est de valeur inégale : des allusions sans intérêt particulier (par exemple, Pomponius Méla) côtoient quelques textes classiques plus importants. De leur côté, les inscriptions comptent un document épigraphique de premier plan : l’inscription égyptienne hiéroglyphique en l’honneur de Ptolémée II connue sous le nom de « stèle de Pithom ». Cette inscription, rédigée par les prêtres égyptiens d’Atoum de Tjekou dans un style caractéristique, récapitule les actes accomplis par Ptolémée II entre la 16e année (premier mois) et la 21e année de son règne (celle-ci étant l’année de l’érection de la stèle), soit entre 270/269 et 265/264 a.C. La fondation de Ptolémaïs y apparaît aux lignes 21-25. Certaines informations retenues par les prêtres confirment et complètent les indications des sources classiques, tandis que d’autres en divergent. On remarque aussi qu’à la différence des Grecs qui mettent l’accent sur le rôle du fondateur, l’inscription rédigée par les prêtres d’Atoum célèbre d’abord le roi – ce qui semble assez compréhensible. Quoi qu’il en soit, la lecture de ce document épigraphique constitue une excellente entrée en matière :
Sa Majesté réunit sa grande flotte de quatre navires gyblites17 avec leurs équipages de braves dignes de confiance (et) tous les biens parfaits d’Égypte et des pays étrangers, (sous l’autorité) du commandant en chef de sa Majesté18. Ayant hissé la voile, ils atteignirent Kem-Our19, comme la fureur (du) ciel couvert de nuages. Il [= le commandant] navigua au milieu de cette eau. Il atteignit Khemtytjet, les confins de la Nubie20. C’est là qu’on lui amena le préposé aux passes21 pour son bateau royal et il mit le cap (vers) l’île qui est dans le lac du Scorpion. On lui apporta tout ce qu’aiment le roi et sa sœur, l’épouse royale bien aimée22. C’est là que l’on construisit un grand port pour le roi, au nom du roi de Haute et Basse Égypte, maître du Double Pays [= Ptolémée II], qu’il [= le commandant23] peupla avec les troupes de sa Majesté et avec tous les fonctionnaires de l’Égypte et des pays soumis. Il créa un territoire agricole en lui qu’il laboura avec des araires et des bêtes de trait. Une telle chose ne s’était pas produite depuis des temps immémoriaux. Il captura là de nombreux éléphants24 pour le roi et ils furent amenés comme des merveilles au roi sur ses bateaux qui sont au milieu de la mer ; on <les> lui amena également du port de la montagne orientale (voir supra, n. 13). Rien de tel n’avait été fait par aucun roi sur la terre entière. […] Cette île dans laquelle le roi a réalisé cela, c’est l’île de son père Atoum, grand dieu vivant de Tjékou, que Rê a réalisée pour lui pour accomplir ce qu’il aime ; il l’a faite pour son fils bien-aimé, le fils de Rê, maître des couronnes [= Ptolémée] (Stèle de Pithom, ll. 21-25 ; traduction de Chr. Thiers [op. cit. n. 13], p. 67 ; 70).
La stèle rappelle deux points fondamentaux, qui concordent avec la documentation classique : en premier lieu, la fondation reçut le nom du roi, comme il est normal dans ce genre de situation ; en second lieu, l’envoyé du roi était un « commandant ». On connaît, grâce à Strabon, le nom de cet officier royal (Strabon, Géogr. 16.4.7) : Ptolémaïs a été créée par Eumédès, agent de Ptolémée II pour la chasse aux éléphants – c’est évidemment le fondateur par délégation, le véritable ktistês (mot grec signifiant « fondateur ») étant le roi. On a depuis longtemps rapproché cet Eumédès d’un personnage homonyme qui apparaît dans une inscription du Paneion
– sanctuaire en l’honneur de Pan – d’El-Kanaïs, en Égypte (voir annexe 1) en qualité de chef d’un bataillon de chasseurs d’éléphants. La coïncidence ne laisse guère de place au doute : ce document atteste que le fondateur avait encore de hautes responsabilités dans son domaine de compétence pendant la 30e année de règne de Ptolémée II25. On voit que des soldats accompagnent Eumédès – ainsi que d’autres hommes – en prévision des difficultés qui attendaient la fondation (infra, section 6). Peut-être étaient-ils destinés à être fixés sur place en tant que « clérouques », i.e., en tant que soldats bénéficiant d’un lot de terre en échange du service militaire pour le roi26.
Selon toute vraisemblance, la mission d’Eumédès avait été précédée de missions de reconnaissance des lieux : la flotte des « quatre navires gyblites », chargée de colons, de soldats, d’animaux de trait et de matériel n’était pas une mission d’exploration : le choix d’un mouillage, d’un emplacement avec terres arables et réserves d’eau douce etc. avait dû être fait avant l’arrivée d’Eumédès. Un certain Satyros, fondateur de Philotera, qui avait été chargé d’explorer la Troglodytique et les possibilités de chasse à l’éléphant par Ptolémée II (Strabon, Géogr. 16.4.5), avait pu procéder à de telles reconnaissances ; mais Eumédès lui-même avait pu y procéder. Cependant, C. Conti-Rossini avait déjà suggéré, avec raison, que les Grecs avaient pu bénéficier d’informations d’origine égyptienne. En effet, cette partie du littoral était bien connue des Égyptiens qui parcouraient la mer Rouge sur la route de Pount depuis des temps séculaires27. Cette proposition de Conti-Rossini est d’autant plus convaincante que Strabon a conservé la trace d’une présence égyptienne de l’époque pharaonique au nord de Ptolémaïs : il parle d’une hauteur proche du littoral, où se trouve un temple d’Isis fondé par Sésostris (Strabon, Géogr. 16.4.7) – malheureusement, la localisation n’est pas plus précise.
Ptolémaïs et son environnement
Une divergence entre la stèle de Pithom et les sources classiques apparaît en ce qui concerne la nature du lieu. Strabon – qui se réfère probablement à des sources de la haute époque hellénistique par l’intermédiaire du géographe Artémidore – signale que l’établissement avait été installé sur une presqu’île (Strabon, Géogr. 16.4.7) :
À la suite [sc., d’une île couverte de mangrove], Ptolémaïs voisine du domaine de chasse aux éléphants, fondée par Eumédès, que Philadelphe avait envoyé pour cette chasse. Celui-ci entoura secrètement (sur ce point, infra, section 6) une presqu’île d’un fossé et d’une enceinte, avant de se concilier ceux qui s’y opposaient et de s’en faire des amis plutôt que des ennemis.
L’inscription hiéroglyphique fait référence à l’« île qui est dans le lac du Scorpion », non à une presqu’île28. Ptolémaïs est également appelée « île d’Atoum » – du nom du dieu égyptien sous les auspices duquel la fondation fut faite29. Cette divergence topographique n’est pas insurmontable, si l’on suppose que cette presqu’île était largement entourée d’eau : les rédacteurs de la stèle l’auraient nommée « île »30. On est d’autant plus incité à préférer la version grecque que la stèle hiéroglyphique indique que la terre fut labourée et cultivée au moyen d’animaux de trait. Or les îles coralliennes du secteur Trinkitat-Aqiq, dans lequel il faut rechercher Ptolémaïs (infra, section 5) sont stériles : il en allait possiblement de même dans l’Antiquité31. Il est plus vraisemblable que le fondateur ait choisi un emplacement pourvu de terres arables sur le continent, non loin du débouché d’un wadi par exemple.
Autre divergences entre la stèle et les textes classiques : d’après Pline l’Ancien, Ptolémaïs se trouvait à côté (juxta) du lac Monoleum (Pline l’Ancien, Hist. nat. 6.171), ce qui, de nouveau, ne coïncide pas avec la stèle de Pithom, qui parle d’une île dans le « lac du Scorpion ». Concernant le « lac du Scorpion », ce n’est évidemment pas un lac intérieur d’eau douce : comme on le déduit du texte même de l’inscription, il doit plutôt s’agir d’une de ces lagunes qui forment les marsa présentes dans cette partie du littoral soudanais32. Si l’on ajoute cette indication au texte de Strabon, on en déduit que Ptolémaïs était située sur une presqu’île et dans une lagune. Quant au Monoleum, tout est possible : ce peut être aussi bien un lac d’eau douce ou saumâtre à l’intérieur des terres qu’une lagune33. De toute façon, et d’une manière générale, tous ces détails paysagers ne sont certainement plus identifiables aujourd’hui. Le paysage a nécessairement changé en plus de deux millénaires : l’évolution des récifs coralliens comme le déversement des alluvions charriés par les wadis ont dû modifier la ligne littorale et la topographie34.
Ptolémaïs, comme le dit l’auteur bien informé du Périple de la mer Érythrée, était une base d’où les chasseurs partaient pour capturer des éléphants (P.m.E. 3) – le doute exprimé par S. M. Burstein sur ce point est infondé35. Les termes du Périple disent explicitement que la « colonie » était un point de départ (ἀφ’ἧς) pour s’enfoncer (ἀνέβησαν) à l’intérieur des terres36. À l’occasion, d’autres animaux, susceptibles d’être présentés à un public méditerranéen, pouvaient être capturés37. Ces terrains de chasse ne semblent pas avoir été trop éloignés de la colonie. W. Crowfoot, localisant Ptolémaïs dans la région d’Aqiq, estime qu’ils pouvaient être atteints par la route du wadi Baraka et du wadi Langeb38. J. Desanges signale que la région en retrait du littoral que constitue le cours du wadi Baraka abondait encore en éléphants au 19e siècle39. La présence de gros animaux dans l’Antiquité ne fait donc pas de doute. Agatharchide de Cnide, qui écrit vers le milieu du IIe siècle a.C., décrivant l’hinterland situé entre le promontoire des Tauroi (un ensemble montagneux des parages de Suakin40) et Ptolémaïs, parle de plaines alluviales et de vallées fluviales fertiles, propices au regroupement des herbivores et des carnivores :
Ce pays a aussi des fleuves qui coulent des montagnes appelées Psebaioi41. En outre il est coupé de grandes plaines qui portent la mauve, le cresson et le palmier, tous d’une taille incroyable42 ; il produit aussi des fruits variés, dont le goût est apaisant (passage obscur) et qui sont inconnus chez nous. La partie qui s’étend vers l’intérieur est remplie d’éléphants, de taureaux sauvages (= buffles ? rhinocéros ?), de lions et de nombreuses autres sortes d’animaux vigoureux43 (Diodore de Sicile, Bibl. hist. 3.41.2‑3 = Agatharchide, Erythr. 84).
H. Treidler pense qu’Agatharchide décrit le pays parcouru par les équipes de chasseurs. Même si cette localisation reste incertaine, ce paysage pourrait bien correspondre à l’environnement de Ptolémaïs44.
En tout état de cause, la fondation de Ptolémaïs fut le résultat d’un compromis entre diverses contraintes environnementales dont seules les plus évidentes nous apparaissent. Il fallait des possibilités d’accostage (infra, section 7), des terres arables, de l’eau douce disponible en permanence (rivières ? pluies saisonnières ? puits ?). Il fallait, point non négligeable, le bois nécessaire pour l’énergie et pour la construction – à côté de cet autre matériau qu’étaient les roches madréporiques (infra, section 7). Précisément, Pline l’Ancien (Hist. nat. 6.171) fait allusion aux « forêts » qui environnent Ptolémaïs45. Enfin, même si cela ne semble pas avoir compté pour la colonie grecque, Ptolémaïs devait être reliée à la vallée du Nil par une route terrestre : preuve en est la mesure de la distance entre Méroé et Ptolémaïs (voir infra, section 5). Or tout donne l’impression qu’en héritier d’une tradition grecque multiséculaire de fondations coloniales, Eumédès avait su conduire à bien l’entreprise confiée par le roi.
Où se trouvait Ptolémaïs ?
L’enquête sur la localisation de Ptolémaïs n’a reposé jusqu’à ce jour, que sur la documentation écrite (voir cependant infra, Annexe 2). Les textes antiques fournissent quatre types d’indications (se reporter aux cartes locales, fig. 3 à 6 à la fin de l’article).
Détails topographiques et paysagers
Inutilisables pour une localisation précise, ils transmettent néanmoins les traits caractéristiques du paysage de la région de Ptolémaïs. Une partie d’entre eux (lac ou lagune, plaine alluviale etc.) a été mentionnée dans les sections précédentes. Voici les autres.
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D’après Strabon (Géogr. 16.4.8), au nord de Ptolémaïs et au sud des monts Tauroi (variante du promontoire des Taureaux mentionné supra) se trouve une île anonyme remarquable par ses mangroves.
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D’après Agatharchide (Erythr. 84 = Diodore de Sicile, Bibl. hist. 3.41.1), le littoral s’oriente vers l’est à partir de ces montagnes (voir aussi Strabon, Géogr. 16.4.4). Entre l’île à mangroves susmentionnée et Ptolémaïs se trouve l’embouchure d’une branche de l’Astaboras (Atbara) : il s’agit très vraisemblablement du delta du wadi Baraka, dans la région de Tokar, dont la source n’est pas éloignée de celle de l’Atbara46 : ce cours d’eau « sert parfois de déversoir aux marais du Gash et atteint exceptionnellement la mer au nord-ouest d’Aqiq », et c’est une voie de pénétration vers l’intérieur des terres47. Au sud de Ptolémaïs se présentent six îles nommées Latomiai : le terme grec signifie « carrière de pierre » et peut faire référence à une activité humaine – prélèvement de matériau corallien48.
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Agatharchide rapporte que, dans les parages de Ptolémaïs49, la mer est parsemée d’îles stériles et colonisées par les oiseaux (Agatharchide, Erythr. 84 = Diodore de Sicile, Bibl. hist. 3.41.3). Il indique par là qu’elles sont inhabitées. Ce secteur maritime contraste avec le suivant – au-delà du Ras Kasar ? –, décrit comme une mer très profonde où nagent d’énormes animaux inoffensifs, à moins qu’on ne heurte leur nageoire dorsale : il s’agit probablement des requins-baleines50.
Indications de position données par l’observation du ciel
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D’après les deux abréviateurs d’Agatharchide (Erythr. 84), à partir du promontoire des Taureaux, les ombres au solstice d’été tombent vers le sud « pendant deux heures » (Photius, Bibl. 250, 457a), ou « jusqu’à la deuxième heure » (Diodore, Bibl. hist. 3.41.1). En l’état, ces textes n’ont aucun sens. La comparaison avec Strabon (Géogr. 2.1.20) et Pline l’Ancien (Hist. nat. 2.183 et 6.171) permet de rétablir ce que fut probablement le propos d’Agatharchide : pendant deux « périodes » – telle doit être la signification d’ὥραι – de 45 jours avant et après le solstice d’été, les ombres sont projetées vers le sud51.
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L’observation du parcours apparent du soleil avait aussi permis d’établir que Ptolémaïs se trouvait dans le même « climat » – i.e., à la même latitude – que Méroé en Nubie. Pline l’Ancien (6.220) rapporte cette donnée à l’île de Méroé – i.e., à l’espace délimité par le Nil [Blanc], le Nil [Bleu] et l’Atbara – et non à la ville du même nom (aujourd’hui Begrawwiya), ce qui rend l’indication de position assez approximative52. Ptolémée, de son côté, localise Ptolémaïs et Méroé-ville à la même latitude (16° 25′).
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On dispose enfin d’une mesure du jour solsticial (Strabon, Géogr. 2.5.36 ; Pline l’Ancien, Hist. nat. 6.220), à savoir 13 heures équinoxiales. Ce phénomène est observable à la latitude de 16° 30′ N.53
Indications de position relatives avec mesures
Les différentes mesures connues sont reprises dans le tableau ci-dessous :
Ératosthène (cité par Strabon, Géogr. 16.4.4 et Agathémère) |
De Heroônpolis (au fond du golfe de Suez) à Ptol. : 9 000 stades (1 419 km54). De Ptol. à Deirê (détroit de Bab el-Mandeb) : 4 500 stades(709 km). |
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Artémidore (cité par Pline l’Ancien, Hist. nat. 6.184)55 |
Longueur de la Troglodytique jusqu’à Ptol. (≈ distance Heroônpolis – Ptol.) : 1137, 5 milles (qui équivalent à 9 000 stades). |
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Strabon, Géogr. 16.4.8 |
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De Méroé au littoral56 : 15 jours de marche (pour « un bon marcheur »). |
Pline l’Ancien, Hist. nat. 2.183 ; 6.171 ; 6.173 |
De Bérénice à Ptol. : 4 820 stades ou 602 milles (en réalité 602,5), soit 406 km57. De Ptolémaïs à Adoulis : 5 jours de navigation. |
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Périple de la mer Érythrée, 3 |
De ? (corruption du texte58) à Ptol. : 4 000 stades (630 km). De Ptol. à Adoulis : 3 000 stades (473 km)59. |
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Ptolémée, 1.15.11 |
De Ptolémaïs et du golfe Adoulitique à Deirê et Okêlis (détroit de Bab el-Mandeb) : 3 500 stades (552 km). |
De Méroé à Ptolémaïs. : 10 à 12 jours de marche. |
Indication de position absolue
D’après Ptolémée, Ptolémaïs se trouve à long. 66° et lat. 16° 25′ (même latitude que Méroé).
En fonction de cet ensemble de données, de l’étude des cartes et des relations de voyageurs, deux localisations émergent dans la littérature : d’une part Trinkitat, au nord-est de Tokar ; d’autre part Aqiq (Marsa Aqiq). À côté de celles-ci, d’autres ont été suggérées :
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Suakin : l’île de Suakin pourrait correspondre à l’île du lac du Scorpion selon Chr. Thiers, qui préfère cependant Aqiq60 ;
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l’île d’Er-Rih61 ;
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l’île de Badhur / Ibn Abbas, sur laquelle se trouve Aqiq Kebir ;62 O. Reil indique qu’il s’y trouve une « ville grecque » qu’il n’a pas pu observer63 ;
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Massawa (très ancienne localisation, due à Dom Joam de Castro)64.
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Ces quatre localisations ne sont guère défendables : soit la position n’est pas convenable compte-tenu des indications, soit il s’agit d’îles peu propices à l’installation d’une colonie – au moins en leur état actuel, car l’on connaît mal la topographie antique de la région65. Détaillons les deux propositions les plus vraisemblables.
1) Ras Maqdam et Trinkitat (Trinkalah, Trikalatah) -18°41 N / 37°45 E)
Tenant compte de la presqu’île signalée par Strabon et du lac Monoleum de Pline, C. Müller localisait Ptolémaïs dans la péninsule du Ras Maqdam, à proximité de Trinkitat ; le Monoleum était identifié à un lac observé sur la carte de Moresby ; le bras de l’Astaboras correspondait au Wadi Shinterab (Sitarab sur la fig. 3)66. L. Vivien de Saint-Martin, combinant essentiellement les indications de distances du Périple et les coordonnées de Ptolémée, rejoint la position de Müller ; il tient également compte de l’orientation de la côte vers le sud-est et, accessoirement, s’intéresse au paysage : les lagunes de la baie abritée par le Ras Maqdam, voisines de la mer, « font songer immédiatement au Monoleus de Pline »67. D’autres commentateurs argumentent en faveur de Trinkitat, qui se trouve à proximité : D. Woelk fait valoir la présence d’une péninsule et la proximité des terrains de chasse de la vallée du wadi Baraka68. Des objections ont été formulées. Ainsi, J. Desanges signale les inconvénients de ce site : rareté de l’eau potable et difficulté que posent les vents de sable fréquents et violents. La théorie de Müller, par ailleurs, suppose que le bras de l’Astaboras n’est plus identifié au Wadi Baraka – alors que c’est l’identification la plus plausible69.
2) Région d’Aqiq (18° 12′ N -38°19’ E)
La région d’Aqiq semble l’emporter, d’après certains, sur la précédente proposition car, indépendamment de ce que les prospections ont révélé (infra, annexe 2), elle correspond mieux au tableau qui se dégage des sources antiques70. S. M. Burstein a commodément rassemblé les trois éléments qu’il juge les plus décisifs – il ne tient pas compte des mesures de distances, trop incertaines – : a) Ptolémaïs se trouve au sud du wadi Baraka ; b) le Périple de la mer Érythrée semble faire mention des difficultés de navigation dans le golfe d’Aqiq – îlots, récifs – ; c) la côte s’oriente à l’est – mais la même donnée a servi d’argument aux partisans de Trinkitat. J. Desanges, de son côté, signale l’existence de lagunes contenant temporairement de l’eau douce en août et septembre, qui pourraient correspondre au lac Monoleum71. Les avantages d’Aqiq sont également relevés par Chr. Thiers72 :
Aqiq est située au fond d’un large golfe, entre les caps Asis et Shekub73, protégée au sud par la péninsule d’Istahi (= Strabon 16.4.7). Le golfe est occupé par les îles Amaratat au sud-est, généralement identifiées aux îles Latomiae74 (carrières) de Strabon et par les trois îlots de Bakiyai (face à Aqiq) qui conservent possiblement des ruines hellénistiques. Dans la partie nord-ouest, un cordon littoral (riff) isole du golfe quelques petites îles. Une région fertile ceinture Aqiq : une oasis à 3 km à l’ouest et une autre, plus vaste, à 6-7 km au nord-ouest de la ville moderne75 ; à 16 km au nord-ouest d’Aqiq, les deux lagons d’eau douce de Bashiri sont considérés comme le Monoleus lacus de Pline, dont le sens n’a, semble-t-il, pas été éclairci.
Comme on le voit néanmoins, l’assemblage des paramètres n’est déterminant ni dans un sens, ni dans l’autre, surtout si l’on considère que la morphologie de la région a dû changer. Seules des indications de terrain – surveys, fouilles – lèveront définitivement la question.
L’établissement indigène
Les fondations coloniales grecques de l’époque archaïque (VIIIe-VIe siècles a.C.) en Méditerranée et en mer Noire ont en général provoqué des rencontres entre indigènes et émigrants, que les recherches archéologiques tentent d’éclaircir sous l’angle de la culture matérielle. Les sources écrites grecques, de leur côté, décrivent des rencontres soit conflictuelles – par exemple, les indigènes maryandiniens réduits par les colons d’Héraclée du Pont à un état de semi-dépendance (Strabon, Géogr. 12.3.4) –, soit plus paisibles – voir, par exemple, la fondation de Massalia/Marseille (Athénée de Naucratis, Banquet des sophistes, 13, 576a-b). La fondation de Ptolémaïs est bien moins documentée. Les quelques mots de Strabon montrent néanmoins un fondateur habile qui joue avec succès de la ruse, de la force et de la négociation.
Eumédès arrivait dans un terrain peuplé, on ne sait ni à quel degré ni sous quelle forme, par d’autres hommes. C. Conti-Rossini suppose l’existence d’un établissement indigène dont le nom n’a pas été retenu par les sources76 – de façon comparable, la Bérénice du détroit de Bab al-Mandab avait été fondée à côté d’une bourgade d’Ichtyophages77. Rien d’étonnant, en effet, qu’un territoire doté de ressources soit déjà occupé. L’identité précise des occupants est inconnue. De toute évidence, les uns devaient appartenir au groupe des Troglodytes78. Les Grecs donnaient, avec ce nom générique, une pseudo-unité ethnique à des groupes africains en réalité très divers. Ces Troglodytes voisins des Grecs pouvaient être aussi bien sédentaires que plus ou moins nomades ; ils pouvaient aussi bien se livrer à des activités agricoles qu’à des activités pastorales. De plus, rien n’interdit de penser qu’ils aient fait partie de réseaux d’échanges commerciaux à l’échelle locale, par voie de mer comme de terre – Strabon et Ptolémée signalent que Méroé se trouve à 15 ou 12 jours de marche de Ptolémaïs.
La présence de communautés d’« Ichtyophages » (« Mangeurs de poisson ») est également plausible. Avec ce terme, générique lui aussi, les Grecs désignaient les groupes humains inféodés aux ressources maritimes. Or, à l’époque du Périple de la mer Érythrée, de l’écaille de tortue marine était disponible à Ptolémaïs. D’autre part, on connaît, pour d’autres secteurs de la mer Rouge, des Ichtyophages chasseurs de tortues marines (Périple de la mer Érythrée, 2 ; 4) ; une autre source les appelle « Chélonophages », i.e., « Mangeurs de tortues » (Diodore de Sicile, Bibl. hist. 3.21.1‑5 = Agatharchide, Erythr. 48). On peut donc rétrospectivement supposer la présence d’Ichtyophages à Ptolémaïs dès le temps de la fondation ptolémaïque.
Le texte de Strabon laisse entendre qu’un conflit opposa les premiers occupants et les colons hellènes, ce qui ne surprend pas : on voit mal les indigènes accueillir des compétiteurs à bras ouverts. La stèle de Pithom, qui mentionne la présence de soldats embarqués, donne à penser que ce risque avait été anticipé79. C’est pourquoi, sans doute, Ptolémaïs fut immédiatement protégée par le fossé et l’enceinte – une palissade de bois ? – dont parle Strabon. Le silence de l’inscription égyptienne sur ce dernier détail est l’indice, selon K. Mueller, que ce rempart est une invention80. Cette position hypercritique semble imprudente : il se peut simplement que le rédacteur de la stèle n’ait pas jugé bon de faire mention de ce détail.
Strabon précise que ce fossé et cette palissade avaient été édifiés discrètement ou par ruse – λάθρᾳ ayant les deux significations. Même si on ne doit pas exclure qu’Eumédès ait réussi à faire construire un retranchement sans être vu, l’autre option me semble préférable : il avait agi sans informer les indigènes de ses intentions. On imagine que ce stratagème lui avait permis de débarquer les hommes et le matériel tranquillement. Quoi qu’il en soit, l’irritation des occupants des lieux a été apaisée, mais on ne sait comment. Les produits embarqués sur les navires pouvaient être destinés à des transactions avec ces derniers81 ; mais on peut imaginer toutes sortes d’autres concessions pour établir des relations amicales. En tout cas, mieux valait bien s’entendre avec des voisins qui fourniraient probablement les futurs guides et pisteurs pour chasser les éléphants. L’histoire des fondations coloniales antiques offre des scénarios analogues de conflit avec les indigènes se terminant avec un pacte de cohabitation – on pense, par exemple, à Didon s’emparant d’un vaste territoire en Afrique par la ruse82.
Les derniers éléments notables d’information sur les occupants non-grecs de Ptolémaïs nous viennent du Périple de la mer Érythrée, composé vers 70 p.C. À cette époque, Rome a supplanté les Lagides (Ptolémées) en Égypte et le Périple décrit un lieu bien différent de ce qu’il fut à l’époque de sa fondation. Comme le résume L. Casson :
At the time of the Periplus the hunting parties had long been a thing of the past, and the port, with a mediocre harbor and its trade reduced to the export of tortoise shell and scant amounts of ivory, must have been but a shadow of what it had been under the early Ptolemies83.
Pour H. Treidler, une fois que les monarques lagides eurent abandonné la chasse des éléphants, la ville devint « indépendante » et connut son propre développement. C’est pourquoi elle avait pu survivre jusqu’à l’époque du Périple84. Il va même jusqu’à affirmer qu’elle était devenue une place de commerce notable (« nennenswerten Handelsplatz85 »), donnant au texte du Périple un sens un peu forcé. Il est plus probable que Ptolémaïs était partiellement retournée à l’état qui prévalait avant la colonisation grecque, à savoir : un site abritant des communautés locales de Troglodytes et d’Ichtyophages exploitant les ressources locales maritimes et terrestres, les unes pour leur propre subsistance, les autres pour les échanges (par ex., l’écaille de tortue et l’ivoire). Ces groupes participaient sans doute à un réseau d’échanges local qui les reliait à la mer Rouge méridionale. En effet, vers le milieu du Ier siècle p.C., Ptolémaïs se trouve sous la domination de Zoskalês, un souverain qui résidait sans doute à Adoulis86. Le terme « sway » (« influence ») – plutôt que domination – utilisé par L. Casson pour traduire le texte grec est pertinent, car il ne semble pas s’agir d’une souveraineté territoriale : peut-être les producteurs de Ptolémaïs étaient-ils incités de transférer leurs produits à Adoulis, au profit du maître de cet emporion important.
Ptolémais : la ville ; le port
L. Casson qualifie avec raison la fondation de Ptolémaïs de « full scale colonial venture »87. La stèle de Pithom indique que la ville accueillit des soldats et des hommes au service du roi, originaires d’Égypte et des parties périphériques du royaume lagide (« les pays soumis » dont parle la stèle ?), telles la Syrie-Phénicie, ou les cités grecques de Libye. On n’a pas plus de précision sur les hommes – et femmes ? – installés, sans doute avec réticence, loin de chez eux. Quoi qu’il en soit, Ptolémaïs était sans doute très différente des bases de chasses dispersées le long du littoral méridional de la mer Rouge. Celles-ci, qui accueillaient à tour de rôle des équipes de chasseur – un papyrus fragmentaire de 224 a.C. nous documente sur leurs rotations (W. Chresth. 452) – devaient davantage ressembler à des campements protégés par des retranchements qu’à des ensembles urbains. C’est pourquoi, sans doute, très peu de ces établissements portent des noms dynastiques : par exemple, une Bérénice et une Arsinoé. Les autres portent en général le nom de l’officier royal responsable de la création de la station.
À peu près tout ce qui concerne la vie urbaine à Ptolémaïs est ignoré de nous. Dans l’attente de possibles sondages archéologiques, l’étendue de la ville et des surfaces réservées à la culture de la terre demeure inconnue. Les rares débris architecturaux que l’on a retrouvés (infra, annexe 2), s’ils ont bien un rapport avec l’antique Ptolémaïs, indiquent la présence d’édifices à caractère monumental : lieux de réunion ? portique ? sanctuaires ? entrepôts ? etc. On a apparemment fait usage du corail pour la construction de ces bâtiments (cf. l’architecture de Myos Hormos et Bérénice). Tout le reste n’est que conjecture, comme lorsque K. Mueller indique que les fondations urbaines hellénistiques tendaient à adopter un plan hippodamien.
Bien qu’aucune trace archéologique du port de Ptolémaïs n’ait été retrouvée, les historiens se sont intéressés à cette question. Tout part du texte du Périple de la mer Érythrée, qui décrit la situation vers le milieu du Ier siècle p.C. : l’auteur parle d’un mouillage accessible seulement aux embarcations légères et non d’un port véritable (ὁ δὲ τόπος ἀλίμενος [littéralement : sans « port »] καὶ σκάφαις μόνον τὴν ἀποδρομὴν ἔχων – ce qui est cohérent avec les échanges d’échelle locale dont parle l’auteur (supra, section 6) et avec les activités de pêche d’une communauté d’Ichtyophages. Mais certains commentateurs, s’appuyant sur l’adjectif alimenos, ont pensé que Ptolémaïs ne possédait pas de port à proprement parler – sans s’expliquer davantage sur la question. S. M. Burstein affirme que dès l’origine Ptolémaïs était un simple abri (« roadstead »)88. V. Tscherikower parle de Ptolemaïs comme d’une « Militärkolonie, und zwar eine grosse », mais ajoute que, vu la médiocrité de son port, elle était impropre au commerce maritime89. Ces propos méritent discussion.
Certes, il ne fait pas de doute que Ptolémaïs se trouvait dans un littoral difficile en raison de la présence de récifs coralliens. Les voyageurs récents en font état (tel H. de Monfreid) ; les auteurs antiques qui décrivent la présence de nombreuses îles à proximité de la ville se réfèrent à la même réalité géomorphologique. Et si la stèle de Pithom est correctement interprétée par Chr. Thiers, on voit qu’il fallait un pilote pour négocier l’arrivée à terre. Cependant, ces réalités ne contredisent pas la possibilité d’un port véritable à l’époque ptolémaïque. En effet :
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il semble bien douteux qu’Eumédès, chargé d’une mission si importante pour le roi, ait choisi un mouillage difficile, surtout dans la perspective de faire embarquer des éléphants sur des navires spécialement conçus dans ce but. Embarquer à intervalles réguliers des éléphants non complètement dressés suppose des conditions d’embarquement adaptées.
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D’autre part, la stèle de Pithom indique qu’un « grand port » fut édifié et que des bateaux en partaient. De plus, comme le fait observer Chr. Thiers, le déterminatif accompagnant le terme bateau (kbn) dans cette ligne est différent des autres : on observe la présence d’un aviron de gouverne90. Le rédacteur voulait apparemment désigner des embarcations différentes des navires de guerre : on peut penser à des cargos, mais aussi aux navires transporteurs d’éléphants (elephantêgoi), lesquels devaient soit accoster au port, soit être reliés à celui-ci par des pontons.91
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Enfin, le graffito de New York est un document décisif92. Cette dédicace au dieu Pan Euagros – celui qui favorise les chasseurs – indique que le dédicant est un chasseur ; il revenait de deux expéditions de chasse – à l’éléphant sans doute93 – dans les parages du détroit de Bab el-Mandeb. Il remercie le dieu de lui avoir permis de revenir sain et sauf au « port de Ptolémaïs »(εἰς λιμένα Πτολεμαΐδος) : on en conclut que son navire elephantêgos y a fait escale avant de repartir vers le nord. De façon convaincante, les éditeurs datent ce document du règne de Ptolémée IV (217-203 a.C.). Avec ce texte, où apparaît le mot limên, il n’est pas permis de douter de l’existence d’un véritable port à l’époque ptolémaïque. On note, de surcroît, qu’en cette fin de IIIe siècle a.C, où l’on allait chasser les éléphants bien plus au sud, Ptolémaïs semble jouer le rôle d’escale technique pour les bateaux : cette ville était sans doute pourvue de tout ce qui était nécessaire pour le ravitaillement et l’entretien des hommes et du matériel affectés à ces opérations lointaines.
Comment comprendre dès lors que l’auteur du Périple parle d’un lieu alimenos, alors que l’inscription mentionne un limên ? Sans doute ne faut-il pas ne pas donner à l’adjectif alimenos un sens trop réducteur. Certes, alimenos signifie « sans port » ; mais il signifie aussi « inhospitalier », i.e., difficile d’accès : ainsi Mouza – dans le Yémen actuel – est-elle qualifiée d’alimenos par le Périple de la mer Érythrée (P. m. E. 24), vraisemblablement à cause des récifs qui rendent une bonne partie de la côte arabe de la mer Rouge alimenos (P.m.E. 20 – comparer avec Agatharchide, Erythr. 92 = Diodore, Bibl. hist. 3.44.4 ; Strabon, Géogr. 16.4.23)94. Donc, soit que les installations de l’époque ptolémaïque n’aient pas subsisté, soit que les récifs coralliens ait fini par rendre l’accès au port impossible pour les navires d’un certain tonnage, soit pour d’autres raisons, Ptolémaïs est devenue au Ier siècle p.C. un mouillage accessible seulement aux petites embarcations. Du reste, cela n’empêche pas Ptolémaïs d’être un emporion – marché – où des emporoi (marchands) méditerranéens pouvaient embarquer et débarquer des biens – au moyen de barques de transbordement95 –, ainsi que faire une escale technique96.
Conclusion
Si Ptolémaïs est la plus documentée des fondations non-méditerranéennes de Ptolémée II, c’est parce qu’elle présentait des traits exceptionnels. Avec cette création urbaine, l’expansion impérialiste de Ptolémée atteignait vraiment les confins du monde connu, avec tous les bénéfices que le roi pouvait en retirer dans la construction de l’idéologie royale. Roi conquérant approchant les limites de l’oikoumenê (terre habitée) – et approchant donc le modèle absolu, i.e., Alexandre le Grand –, Ptolémée II s’octroyait aussi le prestige d’élargir l’horizon géographique des Grecs : de fait, un certain nombre d’observations géographiques et astronomiques furent faites à Ptolémaïs97. Et bien entendu, avec cette première station de chasse, il se posait aux yeux du monde hellène comme un prôtos euretês, comme le « premier parmi les Grecs » à faire chasser et dresser les éléphants. Si le lecteur autorise cet anachronisme, on pourrait dire que le succès de cette opération royale fit que Ptolémaïs resta présente dans la « mémoire collective » des Grecs. Alors que toutes les autres implantations de Ptolémée II et de ses successeurs en mer Rouge et en Arabie98 avaient sombré dans l’oubli, Ptolémaïs, expression magistrale du génie politique de Ptolémée II, ne fut jamais oubliée. La meilleure preuve en est que l’auteur anonyme du Périple de la mer Érythrée – un homme d’affaires qui occasionnellement fait étalage de sa culture personnelle – ne manque pas de rappeler que ce modeste mouillage avait été autrefois le théâtre de spectaculaires chasses à l’éléphant, alors que ce détail était sans aucune utilité directe pour son propos.