DOI : 10.26171/carnets-oi_0401
En France, l’article 515-8 du Code civil définit le concubinage comme « une union de fait, caractérisée par une vie commune présentant un caractère de stabilité1 et de continuité2 ». S’il est incontestable que le droit civil mauricien s’inspire du droit civil français pour des raisons d’ordre historique3, il n’en demeure pas moins que le Code civil mauricien ne définit pas la notion de concubinage. Eu égard à l’esprit de quelques règles ponctuelles éparpillées dans notre Code civil, il est possible de définir le concubinage en droit mauricien comme une union de fait (communauté de vie) stable et durable4 entre un homme et une femme. Les juges et magistrats mauriciens doivent, à l’instar de leurs homologues français5, être investis du pouvoir d’apprécier souverainement l’existence du concubinage. Il serait, à notre avis, nécessaire qu’on accorde en droit mauricien une place importante à l’élément matériel de la cohabitation, c’est-à-dire à l’identité des domiciles des concubins. En réalité, cet élément matériel permet de caractériser un concubinage, l’élément intentionnel, à savoir la volonté de vivre en couple, ne suffisant pas. Le concubinage représente un fait juridique et non un acte juridique : ce n’est que grâce à l’élément matériel qu’il devient possible de faire la différence entre les couples méritant d’être qualifiés de concubinage et ceux qui ne le méritent pas6.
Il existe deux formes de concubinage, d’une part, le concubinage simple qui représente une communauté de vie stable et durable entre deux individus qui ne sont pas mariés, à l’époque de leur concubinage, à une tierce personne, et, d’autre part, le concubinage adultérin où, pendant le concubinage, au moins l’un des concubins est déjà marié à une tierce personne.
En dépit du fait que notre Code civil ne le définit pas, le concubinage n’est pas dénué de tout effet juridique en droit mauricien. Ainsi, l’article 374 du Code civil mauricien prévoit que « si les père et mère qui ont, l’un et l’autre, volontairement reconnu l’enfant naturel, mènent une vie commune et logent dans une même résidence, l’autorité parentale est exercée conjointement par les deux ». Par conséquent, lorsque la filiation d’un enfant naturel est établie à l’égard des deux parents et qu’ils vivent en concubinage, l’autorité parentale sera exercée conjointement par les deux parents. De plus, l’article 496 alinéa 2 du Code civil mauricien dispose que, outre les personnes autorisées par la loi à demander l’ouverture de la tutelle, les amis peuvent « donner au juge en Chambre avis de la cause qui justifierait l’ouverture de la tutelle ». Il n’y a pas de doute que le terme générique « ami » englobe les concubins. Ensuite, selon l’article 256 du Code civil mauricien, après le divorce, la pension alimentaire cesse « si le créancier7 vit en état de concubinage notoire » avec une personne autre que son ex-époux. Enfin, l’article 340 du Code civil mauricien, relatif à la paternité d’un enfant naturel, évoque le concubinage notoire comme l’un des cas où la paternité hors mariage peut être judiciairement déclarée. La disposition mentionne ainsi le cas dans lequel « le père prétendu et la mère ont vécu en état de concubinage notoire pendant la période légale de la conception ».
Malgré la prise en compte du concubinage dans ces différentes hypothèses, le droit civil mauricien refuse jusqu’à l’heure présente de réparer le préjudice par ricochet d’un concubin en cas de décès de la victime directe. Il s’agit de l’une des rares questions juridiques de droit civil à propos de laquelle la jurisprudence de la Cour suprême de Maurice8 s’écarte de la source de son inspiration qui est la jurisprudence de la Cour de cassation française9. Cet écart peut étonner, notamment en ce qui concerne les concubinages simples, qui ne sont plus considérés, nous le verrons par la suite, comme immoraux par la Cour suprême de Maurice. C’est pourquoi, en droit mauricien, on pourrait envisager la réparation du préjudice par ricochet d’un concubin en cas de décès de l’autre, avec lequel le concubin survivant vivait en concubinage simple. Si la Cour suprême de Maurice choisit un jour de suivre cette voie, et modifie sa jurisprudence actuelle, elle devra tôt ou tard répondre à la question de la réparation du préjudice de la victime par ricochet qui vivait en concubinage adultérin avec le concubin décédé. Il semble que, dans cette hypothèse, on ne puisse refuser systématiquement la réparation du préjudice du concubin survivant, mais celle-ci doit être précautionneuse.
La réparation du préjudice souhaitable en cas de concubinage simple
Quant au concubinage simple, la réparation du préjudice par ricochet d’un concubin (en réalité, la plupart du temps il s’agira d’une concubine10) en cas de décès de l’autre est envisageable et aucun des fondements résultant de la jurisprudence de notre Cour suprême, à savoir l’immoralité du concubinage, l’absence d’un lien de droit entre la victime directe et la victime par ricochet et la faute légale des concubins, ne semble pouvoir justifier le refus de cette réparation.
L’absence d’immoralité du concubinage simple
La Cour suprême de Maurice refuse, pour l’instant, de réparer le préjudice matériel et moral de la concubine causé par le décès de son concubin imputable à un tiers. De plus, la Cour suprême de Maurice ne fait aucune différence entre le concubinage simple et le concubinage adultérin.
L’arrêt de la Cour suprême de Maurice Jugessur Mrs Shati & ORS vs Bestel Joseph Christian Yann & ANOR, rendu en 200711, concernait un couple qui était religieusement marié, mais dont le mariage n’avait pas été enregistré conformément aux lois en vigueur (l’article 74 du Civil Status Act). L’homme avait péri dans un accident de la circulation et la femme s’est retournée contre le commettant de l’auteur de l’accident, lui-même tué dans le même événement. Elle a demandé la réparation de son préjudice par ricochet, matériel et moral. La Cour suprême de Maurice l’a considérée comme une simple concubine et lui a refusé le droit à la réparation du préjudice, malgré 20 ans de vie commune, au motif que la concubine n’avait pas d’« intérêt juridiquement protégé » :
It appears though from the above note that even in France some reservations are felt by the Courts and the position of the concubine is not the same as that of the widow in such matters.
Our own country has its own customs; religious marriages hold an important consideration and are recognised by an important sector of the population. To call a woman religiously but not civilly married a concubine is not exactly accurate. It is probably such considerations that have led the legislator to give certain legal effect to religious marriages. (Vide articles 228-1 to 228-10 of the Code Civil). However, such marriages must be celebrated in accordance with the provisions of the Civil Status Act (Vide sections 26 and 27 of the Civil Status Act). In the case of religious marriages celebrated before the reforms of 1981, such religious marriages may be registered with the Registrar of Civil Status under section 74 of the Civil Status Act. Unfortunately, the religious marriage of plaintiff no. 1 with the deceased having not been registered and in the teeth of the authorities that plaintiff no. 1 has to have an “intérêt juridiquement protégé”, I must hold that plaintiff no. 1 is not entitled to any material or moral damages.
Dans l’arrêt Jugessur Mrs Shati & ORS vs Bestel Joseph Christian Yann & ANOR la Cour suprême ne se prononce pas sur l’immoralité du concubinage, à la différence d’autres arrêts antérieurs portant sur la même question. Ainsi, dans l’arrêt de notre Cour suprême Moutou vs Mauritius Government Railways12 de 1933, le Juge PETRIDES qualifie le concubinage d’immoral en termes suivants : « I consider, however, that it is not necessary for the purpose of this jugement to decide whether that is so13, in view of the conclusion I have come to that an action does not lie under Art. 1382 by reason of the termination of a pacte immoral such as that of concubinage ». En revanche, dans l’arrêt Naikoo vs Société Héritiers Bhogun14 la Cour suprême énonce en termes clairs et nets que les concubinages simples ne sont plus considérés comme immoraux : « As for material damages, the question is not free from difficulty, but the better opinion seems to be that the concubine cannot recover such damages, not because concubinage is illegal or immoral (…) ». La réparation du préjudice par ricochet d’une concubine en cas de décès de son concubin avec lequel elle vivait en concubinage simple ne peut donc être refusée sur ce fondement.
L’appréciation de la moralité du concubinage, effectuée dans l’arrêt de la Cour suprême de Maurice Naikoo vs Société Héritiers Bhogun, est conforme à celle découlant de la jurisprudence actuelle de la Cour de cassation française15. Dans un arrêt du 17 mars 1970, les juges de la Chambre criminelle de la Cour de cassation16 ont considéré que le concubinage simple de la victime par ricochet n’était pas une situation illicite (illégale ou immorale)17.
L’absence de toute référence à l’immoralité du concubinage dans l’arrêt de la Cour suprême de Maurice Jugessur Mrs Shati & ORS vs Bestel Joseph Christian Yann & ANOR ne saurait nous étonner, eu égard à l’évolution de la société mauricienne où le nombre de concubinages n’est pas négligeable, malgré l’absence de statistiques officielles. Le nombre sans cesse croissant de concubinages à Maurice révèle que la communauté de vie entre deux personnes n’étant pas civilement mariées n’est plus forcément regardée d’un mauvais œil, comme une situation immorale ou illégale18, de même qu’elle ne l’était pas dans l’arrêt de la Chambre criminelle de la Cour de cassation française du 17 mars 1970 cité plus haut19.
Dans l’affaire Jugessur Mrs Shati & ORS vs Bestel Joseph Christian Yann & ANOR l’immoralité du concubinage était d’autant plus inappropriée comme argument, eu égard au fait que la demanderesse et son compagnon décédé étaient religieusement mariés, vivaient ensemble pendant 20 ans, avaient des enfants communs et étaient fidèles l’un à l’autre. Leur communauté de vie représentait un concubinage simple et ne générait pas de situation illicite. Par conséquent, malgré l’absence d’un lien de droit, au sens du droit civil mauricien, entre la victime par ricochet et son concubin décédé, il n’y avait pas d’obstacle, du point de vue de la moralité du concubinage, à ce que la Cour alloue à la demanderesse les dommages et intérêts pour réparer son préjudice par ricochet, matériel20 et moral21.
L’absence d’un lien de droit entre la victime par ricochet et son concubin décédé ne devrait pas exercer, non plus, une influence quelconque sur le droit de la concubine à la réparation de son préjudice par ricochet.
L’indifférence de l’absence d’un lien de droit entre concubins
En dépit de l’absence d’un lien de droit entre la victime directe et la victime par ricochet, la règle générale dans les droits mauricien et français veut que cette dernière puisse obtenir la réparation de son préjudice matériel par ricochet issu de la perte d’une aide bénévole et régulière. Par exemple, la perte de l’aide bénévole fournie par une grand-mère, fauchée par un véhicule, constitue le préjudice matériel de sa petite-fille qui est une victime par ricochet22. En l’occurrence, la petite-fille n’avait pas de créance alimentaire envers sa grand-mère décédée et ne pouvait invoquer aucun intérêt juridiquement protégé. Or, son préjudice matériel par ricochet, issu de la perte de l’aide régulière et bénévole fournie par sa grand-mère décédée, a été réparé. De façon similaire, la perte de l’aide bénévole fournie par un abbé à une dame en détresse qu’il avait accueilli à son domicile, après qu’elle a été abandonnée par son mari, constitue un préjudice matériel par ricochet23. À partir de ces exemples jurisprudentiels français et malgré l’absence d’un lien de droit entre la victime par ricochet et son concubin décédé, on pouvait envisager, en droit mauricien, d’allouer à la concubine-victime par ricochet les dommages et intérêts pour réparer son préjudice par ricochet matériel, à condition qu’elle prouve la perte de l’aide bénévole24. En effet, rien ne s’oppose, selon nous à ce qu’on prenne en compte « le lien de proximité affective et effective avec la victime décédée pour décider si la demande d’indemnisation émane ou non d’une victime par ricochet. Un ami, une nourrice, une baby-sitter, un collègue de travail, un supérieur hiérarchique peuvent solliciter une indemnisation pour peu qu’ils apportent la preuve de la réalité des liens affectifs et effectifs entretenus avec la victime directe »25. Et il en va ainsi, sans doute d’une concubine survivante. Néanmoins, pour l’instant, notre Cour suprême ne l’a pas fait et s’obstine à constater le défaut « d’intérêt juridiquement protégé » chez la concubine-victime par ricochet. Il est évident, compte tenu des exemples présentés plus haut, que l’absence d’un lien juridiquement protégé n’est pas le critère décisif pour refuser à la concubine le droit à la réparation du préjudice matériel par ricochet.
L’absence d’un lien juridiquement protégé n’est pas non plus le critère décisif pouvant expliquer le refus de conférer à la concubine le droit à la réparation de son préjudice moral par ricochet26. La jurisprudence française, dont s’inspire la nôtre à titre de persuasive authority, présume que le parent ou l’allié de la victime directe a subi un préjudice moral du fait de son décès. Cette présomption s’appuie sur la réalité car, effectivement, en cas de décès d’une personne, ses parents et ses alliés en souffrent psychologiquement la plupart du temps. Or, il s’agit d’une présomption simple qui peut être renversée, si la preuve contraire est rapportée27. Sur ce point, la jurisprudence mauricienne ne s’écarte pas de son pendant français : on présume que les parents et les alliés ont subi un préjudice moral par ricochet en cas de décès de la victime directe. Il suffit de lire les arrêts de la Cour suprême de Maurice Gutty & Ors. vs Eleonore28 et Gowree vs Fuel29 pour s’en convaincre. En outre, la jurisprudence française, dont s’inspire la nôtre, confère le droit à la réparation du préjudice moral par ricochet à d’autres proches de la victime directe, qui n’y sont pas liés par un lien de droit, à condition de prouver l’existence de sentiments sérieux d’affection à l’égard de la victime directe30. Ainsi, en cas de décès accidentel d’un abbé, une dame, accueilli au domicile de l’ecclésiastique, après qu’elle a été abandonnée par son mari, subit un préjudice moral par ricochet qui mérite d’être réparé, eu égard aux liens d’attachement et d’affection forts qui s’étaient tissés entre eux31. Il en va de même, d’un concubin qui souffre psychologiquement (préjudice moral) en raison du décès de l’autre32. Ces solutions jurisprudentielles laissent entrevoir les développements en matière de réparation du préjudice moral par ricochet d’un concubin en cas de décès de l’autre : « la notion “d’intérêt légitime juridiquement protégé”, qui a été invoquée principalement contre les concubines demandant réparation des dommages matériels et moraux consécutifs au décès accidentel de leur concubin, a été critiquée et finalement écartée, dans ce domaine, par la Cour de cassation »33. Son célèbre arrêt du 27 février 1970, rendu en Chambre mixte, en témoigne34.
La position de notre Cour suprême, qui s’oppose diamétralement à celle de la Cour de cassation française35, ne peut donc s’expliquer par l’absence d’un lien juridiquement protégé entre la victime directe et la victime par ricochet, car il peut exister des liens de fait entre deux personnes, forts, stables, durables et conformes à la morale qui justifient la réparation du préjudice par ricochet, moral et matériel, en cas de décès de la victime directe36.
La faute légale des concubins ne peut, non plus, expliquer le refus de conférer à la concubine le droit à la réparation de son préjudice par ricochet.
L’inexistence d’une faute légale des concubins
L’affaire Naikoo vs Société Héritiers Bhogun, tranchée par la Cour suprême de Maurice en 1972, concernait une demanderesse ayant demandé la réparation de ses préjudices matériel et moral par ricochet. Elle vivait en concubinage avec la victime directe, décédée dans un accident de la circulation le 3 septembre 1967. En l’occurrence, la victime directe et la victime par ricochet n’étaient que religieusement mariées, mais elles vivaient ensemble et avaient 10 enfants. Il s’agissait donc d’un concubinage simple et non adultérin. La Cour suprême de Maurice a refusé à la concubine endeuillée la réparation du préjudice par ricochet, moral et matériel :
The first question which arises is whether the first plaintiff is entitled to damages, moral and material, in her own right.
It seems clear that a concubine is not entitled to moral damages as such. As for material damages, the question is not free from difficulty, but the better opinion seems to be that the concubine cannot recover such damages, not because concubinage is illegal or immoral, but because it is not a relation protected by law. In other words, the action of the concubine fails not because it is a moral fault, but because it is a legal fault: the parties by their own choice have placed themselves outside the protection which the law offered to them within the marriage bond. The Chambre Civile of the Cour de Cassation has maintained the principle that « le demandeur en réparation doit justifier non d’un dommage quelconque, mais de la lésion certaine d’un intérêt légitime juridiquement protégé ». Here there is no legal interest « juridiquement protégé ». As Mr. Voisin tersely put it in a note to a case reported in D. 1968.354, « la mort d’un concubin ne crée pas un veuvage ».
Notre Cour suprême énonce dans l’arrêt Naikoo vs Société Héritiers Bhogun que le fait de ne pas être marié et de vivre dans un concubinage simple constitue une faute juridique, qui justifie que la demande en réparation du dommage matériel par ricochet de la concubine soit rejetée. Il est difficile de soutenir au sens strict du terme que le concubinage simple représente une faute légale en droit mauricien. La faute civile constitue, entre autre, un comportement contraire aux dispositions de loi. Or, le mariage représente une des libertés fondamentales à Maurice, comme en témoigne l’article 180 alinéa 1 du Code civil, relatif à la nullité du mariage « non librement » contracté37. Il est donc difficile d’affirmer que la décision de ne pas se marier constitue une faute juridique au sens décrit plus haut (violation d’un texte donné). Or, il est certain que la Cour suprême n’a pas entendu définir la faute légale des concubins au sens strict, mais souhaitait donner à cette expression un sens symbolique : la Cour énonce que le choix des concubins de ne pas se marier les pénalisera en ce sens-là que la concubine survivante ne pourra obtenir réparation.
La position de la Cour suprême de Maurice, retenue dans l’arrêt Naikoo vs Société Héritiers Bhogun, est contraire à la position actuelle de la Cour de cassation française38. L’arrêt de la Cour suprême de Maurice évoqué ci-dessus a été rendu en 1972, à savoir deux ans après l’arrêt précité de la Cour de cassation du 27 février 1970. Or, la Cour suprême de Maurice a fondé son raisonnement sur une décision de justice française de 1968, selon laquelle la concubine n’a pas droit à la réparation de son préjudice par ricochet en raison de l’absence du lien de droit avec son concubin décédé. Si la Cour suprême de Maurice avait fondé sa décision sur l’arrêt de la Cour de cassation du 27 février 1970, la concubine aurait eu droit à la réparation de son préjudice par ricochet39. Or, la façon de procéder de notre Cour suprême n’est pas due à un hasard : elle représente la conséquence directe du fait que les arrêts de la Cour de cassation n’ont qu’une persuasive authority à Maurice40 et ne sont pas juridiquement obligatoires. L’arrêt de la Cour de cassation de 1968 correspondait davantage à la philosophie juridique de la Cour suprême. La Cour suprême met l’accent sur le fait que le mariage et le concubinage constituent deux phénomènes distincts. Le mariage produit une série d’effets juridiques (devoirs personnels41, devoirs patrimoniaux42, régimes matrimoniaux43, successions44 etc.) qui sont totalement étrangers au concubinage, une simple union de fait à laquelle notre système juridique rattache très rarement des effets juridiques. Notre Cour prend sérieusement en considération cette distinction entre le mariage et le concubinage (« les parties se sont mises, de leur propre initiative, en dehors de la protection qu’offre le mariage »). C’est pourquoi, elle refuse à la concubine le droit à la réparation de son préjudice matériel par ricochet en consacrant ainsi l’idée que « le droit se borne en somme à répondre, non sans quelque logique, à leur éventuelle demande de juridicité : « pas de droit où l’on refuse le droit »45.
En dépit du caractère incontestablement sérieux des arguments de notre Cour suprême, nous pensons qu’il est possible d’avancer quelques arguments favorables à l’abandon de la jurisprudence actuelle de notre Cour suprême. La solution contraire, qui résulterait dudit abandon, aurait le mérite d’être plus humaine envers le concubin (ou plutôt la concubine) survivant. En effet, en cas de décès d’un concubin, la concubine sans emploi perdra la source de ses revenus et risquera de subir « une mort lente et dégradante »46, si son préjudice matériel par ricochet n’est pas réparé. Bien entendu, tout « ce qui vaut pour la concubine survivante vaut aussi pour le concubin qui peut obtenir réparation de son préjudice matériel, suite à la disparition accidentelle de sa compagne »47.
La stabilité et la durabilité du concubinage, qui s’inscrivent dans sa définition, permettent la création des liens sentimentaux forts. Il ne sera pas difficile pour une concubine de prouver l’existence d’une souffrance psychologique intense, causée par le décès de son concubin, et susceptible de justifier l’allocation d’une somme d’argent au titre de la réparation de son préjudice moral par ricochet. Il semble difficile, à notre avis, de refuser à la concubine survivante le droit à la réparation de son préjudice moral par ricochet sans manquer de respect à sa dignité en tant qu’être humain possédant des sentiments.
À supposer que la Cour suprême de Maurice alloue à une concubine les dommages-intérêts censés réparer les conséquences du décès de son concubin avec lequel elle vivait en concubinage simple, d’autres questions intéressantes surgiront48, y compris celle du concubinage adultérin et du préjudice par ricochet en cas de décès de l’autre concubin ayant vécu dans un tel concubinage. Nous pensons que la réponse à cette dernière question ne doit pas être uniforme.
Une admission plus restrictive de la réparation en cas de concubinage adultérin
La réparation du préjudice par ricochet d’un concubin ou d’une concubine ayant vécu en concubinage adultérin avec la victime directe devrait dépendre en droit mauricien de l’existence des circonstances particulières. Si de telles circonstances existent, le préjudice de la victime par ricochet devrait être réparé ; en revanche, en l’absence de ces circonstances particulières, il ne pourrait pas être réparé.
La réparation du préjudice en cas de circonstances particulières
A priori, les Juges et magistrats mauriciens ne sauraient conférer à la concubine le droit à la réparation de son préjudice matériel et moral par ricochet, si celle-ci avait vécu avec la victime directe, en connaissance de cause, dans un concubinage adultérin. Le concubinage adultérin n’est pas moins illégal aujourd’hui qu’il ne l’était hier, étant donné que l’obligation de fidélité entre époux49, établie par l’article 212 du Code civil mauricien, est d’ordre public50. Par conséquent, le préjudice matériel subi par la concubine (gain manqué) est illégitime, ou plus précisément illégal51.
Il faut tout de même remarquer que, même en cas de concubinage adultérin, en droit mauricien, on pourrait envisager de conférer à la concubine endeuillée le droit à la réparation de son préjudice matériel et moral subi par ricochet, mais uniquement si les circonstances exceptionnelles le justifient. En ce sens-là, la jurisprudence de la Cour de cassation française peut se révéler très utile chez nous à Maurice en tant que persuasive authority.
Ainsi, la Cour de cassation française a conféré le droit à la réparation du préjudice par ricochet à une concubine ayant vécu en concubinage adultérin avec la victime directe, ce dont témoigne un arrêt de la Chambre criminelle du 20 avril 1972. A dire vrai, elle avait été abandonnée par son mari depuis 36 ans et n’avait pas réussi à le trouver malgré plusieurs tentatives restées infructueuses52. En l’occurrence, comme le souligne justement la Cour de cassation, il n’était même pas sûr que le mari de la victime par ricochet soit vivant au moment du décès de son concubin. De plus, si, par hasard, le mari était encore vivant, il aurait commis une faute lourde consistant à avoir abandonné son épouse et à ne pas avoir donné de nouvelles depuis presque 40 ans. Si, en revanche, le mari n’était plus en vie, le concubinage en question aurait perdu son caractère adultérin et serait devenu simple. Dans les deux cas évoqués, que le mari ait commis une faute lourde ou qu’il soit décédé, le concubinage n’était pas illégal et la concubine pouvait prétendre à la réparation de son préjudice par ricochet, moral et matériel. Pour cette raison, l’arrêt cité de la Cour de cassation mérite, à notre avis, d’être exploité par les juridictions mauriciennes, dans le cas où la Cour suprême abandonnerait sa position actuelle sur la question traitée dans la première partie du présent écrit. La réparation du préjudice par ricochet du concubin adultérin est donc envisageable au profit du concubin qui, d’une part, a montré une loyauté exemplaire envers son époux en fournissant des efforts de recherche sérieux, et qui, d’autre part, n’a pas réussi à le retrouver, malgré des efforts de recherche considérables et durables.
En l’absence de circonstances exceptionnelles, similaires à celles présentées plus haut, une concubine ayant vécu avec la victime directe, en pleine connaissance de cause, en concubinage adultérin, ne doit pas se voir reconnaître à Maurice le droit à la réparation de son préjudice par ricochet causé par le décès du concubin. Son concubinage constitue assurément une situation illicite, contraire à l’article 212 du Code civil mauricien.
L’absence de réparation du préjudice faute de circonstances particulières
Les juges de la Chambre criminelle de la Cour de cassation énoncent dans leur arrêt du 15 juin 1972 : « Attendu que pour déclarer dame X… irrecevable en sa constitution de partie civile tendant à obtenir personnellement réparation du préjudice que lui avait causé le décès de Y…, la cour d’appel a, par adoption des motifs des premiers juges, constaté qu’à la date de l’accident la demanderesse était engagée dans les liens de son mariage avec Z…, ce qui mettait en évidence le caractère illicite de ses relations avec Y… ; Attendu qu’en l’état de ces constatations et énonciations, et abstraction faite de tous autres motifs surabondants voire erronés, la cour d’appel a justifié sa décision sur ce point »53.
Cet arrêt devrait, à notre avis, être suivi par les Juges et magistrats mauriciens, dans le cas où la Cour suprême abandonnerait sa position actuelle sur la question traitée dans la première partie du présent écrit, parce qu’il contribuerait à une bonne protection de l’obligation de fidélité entre époux, issue de l’article 212 du Code civil mauricien.
Un autre arrêt de la Chambre criminelle de la Cour de cassation du 14 juin 1973 contient une précision importante. En cas de séparation de corps judiciaire, le concubinage dans lequel est rentré l’un des deux époux après cette séparation n’a pas de caractère illégal, même si la séparation de corps n’a jamais été convertie en divorce54.
Cet arrêt ne mérite pas, à notre avis, d’être suivi par les juridictions mauriciennes. Certes, « la séparation de corps laisse subsister le mariage tout en dispensant les époux du devoir de cohabitation. Ceci entraîne une atténuation des devoirs personnels entre époux »55. Or, la séparation de corps ne supprime pas l’obligation de fidélité entre époux56 fixée par l’article 212 du Code civil mauricien, qui est d’ordre public. Par conséquent, le concubinage dans lequel l’un des époux est rentré après la séparation de corps est illégal, parce qu’il est contraire à l’article 212 du Code civil mauricien. La concubine survivante ne pourra pas prétendre à la réparation du préjudice par ricochet, matériel ou moral, causé par le décès de son concubin.
L’évolution de la jurisprudence de la Chambre criminelle de la Cour de cassation ne s’est pas arrêtée là. D’un de ses arrêts, on peut tirer l’enseignement suivant : même en l’absence de circonstances exceptionnelles (une séparation de fait très longue et non provoquée), un concubin ayant vécu en concubinage adultérin avec la victime directe aura droit à la réparation de son préjudice par ricochet causé par le décès de celle-ci, car le responsable du préjudice n’a pas le droit d’invoquer le caractère illégal du concubinage de la victime par ricochet57. Ainsi, « la jurisprudence » française58, « dans son dernier état consacre ici la polygamie en indemnisant tout à la fois femme légitime et maîtresse, voire cumulativement plusieurs maîtresses »59. Selon un auteur, « la solution retenue pouvait encore se justifier, au moins pour la réparation du préjudice matériel, par « une règle fondamentale d’équité et de justice » justifiant d’accorder une sorte d’indemnité alimentaire à toute personne qui était à la charge matérielle du défunt60. Cependant, cette dernière évolution de la jurisprudence française ne devrait pas, à notre avis, être suivie par les juridictions mauriciennes. Encore et toujours, le mariage crée à la charge des époux l’obligation de fidélité. Mises à part des circonstances exceptionnelles, cette obligation ne peut être éludée par les époux. Par conséquent, une personne ayant vécu avec son concubin, en pleine connaissance de cause, dans un concubinage adultérin, n’aura pas droit à la réparation de son préjudice par ricochet. Le droit mauricien n’ignore pas le droit au respect de la vie privée comme en témoigne l’article 22 du Code civil. Or, ce droit ne peut servir, à notre avis, et contrairement au raisonnement de la Cour de cassation, à contourner l’illégalité du concubinage adultérin. C’est pourquoi les Juges et magistrats mauriciens ne devraient pas permettre à la concubine ayant vécu avec la victime directe, en pleine connaissance de cause, dans un concubinage adultérin d’invoquer le droit au respect de sa vie privée dans le but d’empêcher le défendeur d’utiliser le caractère adultérin du concubinage comme moyen de défense.