DOI : 10.26171/carnets-oi_0505
« Avant de mourir, je veux voir une femme devenir maire ! »1 Tel était le souhait de Zena M’Déré (fig. 1), présidente du mouvement des chatouilleuses2, au crépuscule de sa vie. Son décès en 1999, moins de dix ans avant l’élection de Ramlati Ali à la mairie de Pamandzi en 2008, coupa court à ces espérances. Pour autant, ces aspirations politiques féminines se perpétuèrent au fil des générations si bien que les débats sur la parité durant la première décennie du XXIe siècle furent accueillis avec beaucoup d’enthousiasme dans l’île3. La singularité de l’histoire de Mayotte et, plus particulièrement, l’engagement de ses chatouilleuses pour le maintien de l’île dans la République avaient amené un certain nombre de femmes à assumer des responsabilités au niveau local durant la période de forte mobilisation sociale des années 1960-19704. Toutefois, cette hégémonie féminine dans la vie publique fut battue en brèche à la suite de la sécession de Mayotte de l’archipel des Comores. De 1976 à 2018, l’insertion des femmes dans les nouvelles institutions du territoire se réalise difficilement. Quels furent les obstacles à leur intégration et comment parvinrent-elles malgré tout à se maintenir dans les affaires politiques ? Tout en ébauchant les différentes étapes de leur insertion, cette rétrospective porte une attention particulière aux autres domaines investis par les femmes, signe de résilience et de fortes attentes féminines.
Premiers mandats politiques et nécessité de l’instruction
Exclues un temps des affaires politiques au sein des nouvelles institutions de 1975, les femmes décrochent deux mandats au sein du Conseil général de 1977 à 1982. Cette première expérience politique leur fait prendre conscience qu’un des leviers à leur insertion dans les instances politiques réside dans l’accès à l’instruction française.
« Des citoyennes exclues de la Révolution »5
Semblable à une révolution en ce qu’elle opère aux yeux des militant-es une rupture avec un ordre ancien (apparenté à l’ordre comorien), la prise de contrôle de l’île par le MPM (Mouvement Populaire Mahorais) au lendemain du putsch du 3 août 1975 a donné peu de place aux femmes6. Pourtant, les femmes avaient été les principales actrices de la sécession mahoraise. En les excluant des institutions, les leaders masculins procèdent de la même manière que les insurgés de la Révolution Française7. Ils conservent entre leurs mains le pouvoir tandis que les femmes ne peuvent jouir de leurs droits de citoyens que par la voie des urnes. À la différence du contexte français, les femmes n’étaient pas francophones et la grande majorité des chatouilleuses n’avaient pas les prérequis pour intervenir dans les institutions françaises (la maîtrise de l’écrit en langue française notamment)8. Elles n’intégrèrent pas les premières institutions de l’État formées par les leaders mahorais du MPM au lendemain de la déclaration d’indépendance. Parmi les principaux acteurs de l’administration locale, on trouve ainsi :
Younoussa Bamana, préfet
Abdoul-Bastoi Omar, sous-préfet de Mamutzu
Abdallah Houmadi, directeur de l’Enseignement
Martial Henry, directeur du Service de Santé9.
Ces anciens fonctionnaires (députés locaux, ministres territoriaux) de l’administration décidèrent de se substituer à l’administration préfectorale du Gouvernement de Moroni10 en se constituant eux-mêmes Conseil régional de Mayotte11. Les deux administrations cohabitèrent ainsi un temps avant l’éviction du préfet comorien qui intervint consécutivement au coup d’État du 3 août 1975.
Deux expériences de mandatures féminines
En 1977, deux femmes seulement obtiennent un mandat au sein du Conseil général, institution centrale chargée de l’administration de l’île. Nombreuses sont les données qui nous manquent pour présenter en détail leurs mandatures. Avant d’évoquer le parcours des conseillères mahoraises, il est nécessaire de porter notre attention sur la formation du Conseil général. Montée de toutes pièces comme administration ad hoc par les leaders du MPM, le Conseil général voit le jour le 8 juillet 1975 à la suite de la déclaration d’indépendance des Comores. Mais ce n’est qu’à partir de 1977 qu’une législation vint en réglementer l’organisation, en donnant plus de transparence et de lisibilité à l’action de ses membres ; sachant que, du 8 juillet 1975 au 6 juillet 1977, date de l’élection du premier président du Conseil général, la gestion administrative de l’île reste floue. Peu d’informations ressortent des archives départementales de Mayotte. Une césure assez nette apparaît. Tandis que les archives du Conseil général démarrent à partir de 1977, les archives coloniales, quant à elles, se font rares pour l’année 1975 et manquent de juillet 1975 à 1977, soit sur près de deux ans… Cette période de flottement et d’incertitudes concernant l’avenir de l’île avait pourtant donné le jour à une administration dirigée par les leaders du MPM. La récolte d’archives auprès des personnes ayant assumé des fonctions politiques durant cette période est primordiale pour mieux saisir les enjeux de ces années de transition.
En 1977, Zaïna Méresse et Moida Saïd ont été respectivement élues conseillères de Mamoudzou et de Bandrélé. Le mandat de Zaïna Méresse a duré cinq ans, de 1977 à 1982, alors que celui de Moida Saïd a pris fin au terme de deux années, lors du renouvellement de la moitié des membres de l’assemblée. Bien connue des Mahorais-es, Zaïna Méresse avait exercé la fonction de vice-présidente du MPM durant la mobilisation. Sa maîtrise du français et son expérience de l’engagement ont été, semble-t-il, décisives dans le choix de présenter sa candidature. Cependant, elle ne savait pas lire le français comme elle le confessa à Siti Yahaya Boinaïdi, responsable du service des archives orales des Archives départementales de Mayotte12, ce qui compromit ses chances de bien exercer cette fonction :
Siti Yahaya Boinaïdi : Vous avez été scolarisée ?
Zaïna Méresse : Oui et Non. Ma mère m’a scolarisée. J’allais à la fois à l’école laïque et à l’école coranique. J’avais une facilité à apprendre. J’étais une bonne élève. Mais est arrivé un moment où la famille de ma mère lui a dit : « Ah, déscolarise ta fille de l’école laïque. C’est beaucoup mieux d’aller à l’école coranique qu’à l’école de la république ». À force de lui répéter ça, ma mère a fini par me déscolariser d’autant plus qu’à notre époque, les filles mahoraises n’allaient pas à l’école.
Originaire de Madagascar, mon maître de l’école laïque, monsieur Chèvre a dit à ma mère : « Maman (de) Zaïna, réfléchissez bien. Un jour vous allez regretter ce que vous faites là aujourd’hui, à votre fille. Vous êtes en train d’adopter la même politique qu’à Madagascar : les garçons vont à l’école, plus tard, ils auront un travail pour aider la famille et les filles n’y iront pas, elles auront un mari pour les entretenir ». Eh bien, mon maître avait raison.
Ce qu’il avait présagé s’est bel et bien produit. Finalement, ma mère a bien regretté de m’avoir déscolarisée. En effet, un jour j’ai été élue conseillère générale de Pamandzi. Il m’arrivait là quelque chose d’extraordinaire et d’honorable, mais ma mère et moi, au lieu de pleurer de joie, nous avons pleuré, pleuré de tristesse : nous nous sommes rendues compte toutes les deux que je ne pourrai pas assumer cette responsabilité. Car je ne suis pas restée longtemps scolarisée. Comment allais-je faire ? Comment allais-je lire les documents du Conseil général ? Oui, quand on m’a élu conseillère générale de Pamandzi, ma mère et moi avons pleuré de regret13.
Dans cet extrait, Zaïna Méresse reconnaît elle-même les difficultés qu’elle rencontra durant son mandat de conseillère générale. On peut à ce titre formuler l’hypothèse que son maintien au sein du Conseil général a été voulu par les leaders masculins de façon à garder une certaine crédibilité auprès des femmes ou de s’assurer leur sympathie. En ce sens, la présence de Zaïna Méresse servait plus de prête-nom et de garantie à la nouvelle institution qu’autre chose. Son élection en 1977, soit deux ans après la sécession, doit sans doute être rapportée à l’exclusion ressentie par les femmes en 1975, lors de la mise sur pied du Conseil général à l’initiative des leaders du MPM. En effet, aucune femme n’avait été désignée lors de sa création. Leur marginalisation n’avait certainement pas plu aux femmes qui s’en étaient plaintes.
Moins connue du public14, la seconde conseillère, Moida Saïd, faisait partie des premières filles mahoraises à avoir été scolarisées dans une école officielle française.
Siti Yahaya Boinaïdi : Au niveau du travail administratif, quel genre de postes occupaient les Mahorais ?
Zaïna Méresse : Il n’y avait que les hommes qui travaillaient pour l’État. Les femmes ne pouvaient pas en faire autant. Car ni les femmes de la génération de ma mère et ni celles de ma génération n’avaient été scolarisées. Je pense qu’en tout, sur tout Mayotte, il n’y avait environ que 10 femmes de ma génération qui avaient fréquenté les bancs de l’école laïque : Moida Saïd du village de Dembeni, les filles du fundi Ousseni à M’tsapéré et Paulette Henry à Pamandzi. Paulette Henry, l’épouse de Saïdani, fut la première femme fonctionnaire de Mayotte. Moi, ainsi que la majorité des autres femmes de la même génération qu’elle, n’avons pas été scolarisées15.
Si Moida Saïd ne poursuivit pas ses études après le secondaire, ce début d’instruction lui procura des connaissances en français indispensables à l’exercice d’une fonction administrative. Michael Lambek fournit quelques informations sur une femme élue qu’il a eu l’occasion de croiser durant son séjour à Mayotte au cours des années 1970 :
La propriétaire de la plus ancienne, la plus grande et la plus prospère des boutiques du village est une femme dynamique, âgée d’une trentaine d’années, qui a également commencé à produire sa propre culture de rente en ylang-ylang. Elle se rend beaucoup plus souvent en ville que la plupart des hommes du village et a développé un réseau d’échange grâce à ses nombreux contacts commerciaux16.
L’auteur précise que cette personne était une des deux femmes élues sur les sept conseillers de la nouvelle organisation administrative (le Conseil général)17. On relève ainsi les multiples compétences de cette femme, capable d’allier ses fonctions administratives à ses activités commerciales. En effet, tout en ayant un pied en politique, elle faisait partie des premières femmes entrepreneurs. À trente-cinq ans18, elle possédait une boutique prospère et décida d’étendre ses activités à la production d’ylang-ylang. De par ses études et ses activités professionnelles très diversifiées, elle a pu à son insu jouer le rôle de modèle pour d’autres femmes comme par exemple les membres des Femmes leaders19.
En 1977, deux femmes au profil très différent intègrent ainsi le Conseil général. Zaïna Méresse, d’une part, symbole du combat des chatouilleuses, incarnant la continuité au sein des nouvelles institutions du Conseil général, et Moida Saïd, d’autre part, dont le parcours de jeune femme instruite, versée dans les affaires, faisait d’elle une représentante idéale en dépit de son mandat de courte durée.
L’émancipation par l’éducation et l’égalité de droit
Dès 1975, les militantes du MPM ont soutenu une politique centrée sur l’éducation. La grande majorité des chatouilleuses n’avaient pas bénéficié de l’instruction française. L’existence de femmes instruites recrutées en tant que fonctionnaires (institutrices, sages-femmes) bien souvent d’ascendance sainte-marienne, fit prendre conscience aux femmes de l’intérêt de l’instruction française20. De façon générale, la trajectoire ascensionnelle d’hommes et de femmes dans la région océan Indien a fait valeur d’exemple pour les populations désireuses de connaître le même sort. Premier président de la République malgache en 1960, Philippe Tsiranana était un modèle de réussite scolaire dans la région du nord-ouest de Madagascar21. Fortes de ces exemples, les femmes encouragèrent la scolarisation des filles et des garçons.
Élue à la fonction de conseillère générale en 1977, Zaïna Méresse ne cachait pas son chagrin de ne pas avoir été scolarisée et le handicap que cela représentait pour elle22. Elle a été sans doute parmi les premières femmes à plaider pour l’instruction des enfants à l’école française. Par le passé, ce système d’éducation avait été rejeté par leurs parents qui craignaient la conversion de leurs enfants au christianisme. Le témoignage de Sinani Chadouli, adjointe au maire de Pamandzi, montre que la question éducative était toujours au cœur des attentes féminines, vingt ans plus tard :
Sinani Chadouli (SC) : Moi je suis la première femme à avoir réclamer la suppression de l’examen d’entrée en 6e. Parce que si tu n’avais pas d’argent, tu ne réussissais pas cet examen. Les pauvres ne gagnaient rien. C’est moi qui ai organisé la révolte des femmes pour en réclamer la suppression. Si tu as besoin d’un costume, on te donne de l’argent. Ce n’est pas ça qu’on veut à Mayotte.
Mamaye (M) : En quelle année ? Qu’avez-vous fait ?
SC : Je ne m’en souviens pas. Ça date cette histoire. On est allé à la Préfecture. Marcel Henry était fâché. Il a dit « Non, n’allez pas à la préfecture ». Il a demandé pourquoi on allait à la préfecture. On a répondu : « Le préfet a dit que quand on avait des problèmes, fallait aller le voir ». C’était le moment où le préfet Akli Khider [préfet du 24 septembre 1986 au 24 novembre 1988] était là. Je vais voir quelqu’un – lui ai-je répondu – qui ne connaît pas Mayotte, je veux lui en parler. J’étais avec les femmes de Pamandzi, de mon âge. Ce n’étaient pas les chatouilleuses.
M : Qu’en pensaient les femmes de la première génération ?
SC : Elles étaient contentes parce qu’on les avait remplacées23.
Les attentes de la première génération de chatouilleuses en termes d’éducation ont été ainsi reprises par la génération suivante. Dès 1975, lors de la création du Conseil général, les politiciens centrèrent leurs efforts sur l’éducation mais aussi, de façon générale, sur le développement de l’île :
Avec le petit budget qu’il y avait, le Conseil général avait néanmoins défini des priorités : l’éducation, la santé avec l’objectif de mettre chaque Mahorais à une heure d’un dispensaire de premier secours, l’adduction d’eau dans les 70 villages, l’électrification rurale et les routes. Il n’y avait que des pistes et en temps de pluies, on ne dépassait pas Dembeni en voiture, détaille Martial Henry.24
La commune de Mamoudzou a ainsi bénéficié de l’électricité à partir du 6 avril 197825. La promotion de l’éducation s’est poursuivie durant les années 1980 ; elle fut soutenue par les politiciens, notamment par Mansour Kamardine26. Affilié au Rassemblement pour la République (RPR), celui-ci critiquait « la sévère sélection coloniale d’entrée en 6e »27. Après son élection à la chambre des députés en 2002, il s’est fait le chantre de « la cause des femmes »28. En 2003, il soutint l’abolition de la polygamie, arguant du désir « de mettre fin à toutes les “injustices” faites aux femmes mahoraises […] : non seulement la polygamie, mais encore la répudiation et des droits limités en matière d’héritage »29. C’était tout un symbole pour les militantes des années 1960 dont un des mobiles de leur engagement concernait l’économie du couple30.
Les mesures en faveur de l’instruction de même que la modification du droit local au profit des femmes ont été des leviers aux mains des politiciens masculins pour gagner en popularité. Cependant, cette « politique des femmes » mit un certain temps à porter ses fruits comme le montre l’investissement tardif de l’État en matière d’éducation. En 1997, 80 % des femmes n’avaient toujours aucun diplôme tandis que 7,2 % d’entre elles détenaient un certificat d’étude primaire31. Ces quelques chiffres laissent entendre que le nombre de femmes en mesure d’intégrer les institutions s’est élargi lentement et que cette intégration n’a bénéficié qu’à une infime minorité à la veille du XXIe siècle.
Des institutions locales aux institutions nationales
Privilégiées de l’enseignement français, les femmes qui s’engagent en politique suivent la trajectoire classique des politicien-nes en France. Repérées grâce à leurs actions locales – syndicale, municipale ou associative – certaines d’entre elles sont ensuite sollicitées pour assumer de plus grandes responsabilités.
Une entrée des femmes « par le bas » : des municipalités au Conseil général
Répertorier le nombre de femmes qui ont accédé à des fonctions de représentation au sein des conseils municipaux et des divers services relevant de la collectivité territoriale est un travail de longue haleine qui reste à entreprendre. À défaut d’une approche quantitative, l’examen de la trajectoire ascensionnelle de quelques femmes comme Sarah Mouhoussoune, Daourina Romouli-Zouhair et Ramlati Ali permet de se forger une idée sur les modalités de leur émergence.
En 2008, plus de trente ans après l’élection de Zaïna Méresse et de Moida Saïd à la fonction de conseillère générale, Sarah Mouhoussoune est élue à son tour et marque le retour des femmes à des fonctions de représentation. Cette élection est suivie de la nomination de Daourina Romouli-Zouhair au Conseil économique, social et environnemental en 2010. Daourina Romouli-Zaouhair assurait auparavant la présidence de la fédération des associations artisanales et agricoles de Mayotte32 et travaillait en tant que responsable de la division des bourses à la direction de l’Éducation Nationale de Mayotte33. De son côté, Sarah Mouhoussoune avait obtenu un poste de greffière au tribunal de Mayotte après avoir exercé pendant plusieurs années le métier d’infirmière. Elle s’était distinguée par son engagement dans le milieu associatif et syndical au sein duquel elle avait assumé ses premières fonctions de direction à la tête du syndicat Force Ouvrière (FO) à Mayotte34. Sa candidature aux sénatoriales en 2004 témoigne de fortes ambitions personnelles, mais aussi de la volonté de se positionner en successeur de son grand-oncle Marcel Henry qui en avait exercé la fonction depuis 1977 (soit trois mandats)35. En briguant ce poste, il s’agissait non seulement de conserver une fonction au sein de la famille – sorte de prérogative familiale –, mais aussi de maintenir cette famille aux premières loges du pouvoir. Sa nomination au poste de Conseiller économique, social et environnemental en 2015 vint compenser sa défaite aux sénatoriales tandis que l’élection de Ramlati Ali en 2017 comme première femme députée marqua l’entrée des femmes mahoraises au sein des institutions nationales.
L’entrée de ces trois femmes au sein des institutions locales et nationales n’est cependant pas le signe d’une démocratisation de la société après 1975. Au contraire, leur inclusion doit être mise en rapport avec, d’une part, l’insertion progressive des filles dans le système éducatif colonial et, d’autre part, la volonté des femmes de poursuivre le combat de leurs aïeules36 en assumant des responsabilités au sein de l’île. En raison de leurs origines sociales, Sarah Mouhoussoune et Ramlati Ali font partie des rares filles ayant eu l’opportunité de suivre une instruction française durant les années 1970-1980 : elles habitaient à proximité d’un établissement scolaire, ce qui est le cas de Ramlati Ali, originaire de Pamandzi en Petite-Terre, ou bien elles étaient d’ascendance créole sainte-marienne, comme Sarah Mouhoussoune37. Même si elle habitait Hajangua, un village éloigné de l’école officielle, elle avait été scolarisée comme d’autres filles d’origine sainte-marienne de Petite‑Terre.
Leur parcours nous donne une idée du chemin suivi par ces femmes pour gravir les échelons. Elles prennent à cet égard exemple sur les hommes et commencent par intégrer les structures locales – les municipalités en particulier –, avant de viser des postes à l’échelle de l’île ou au niveau national. Médecin généraliste de profession, Ramlati Ali avait été maire de Pamandzi de 2008 à 2014 avant de se présenter aux élections législatives une première fois en 2012. De même Sarah Mouhoussoune s’était présentée aux municipales de Dembeni aux côtés du maire Soihibou Hamada en 2014. De manière générale, les municipalités constituent des espaces convoités par les femmes : elles y acquièrent une position sociale et y trouvent des ressources pour intervenir dans la vie publique. Fille de l’ancien leader charismatique du MPM Younoussa Bamana, Anchia Bamana38 figure parmi les politiciennes montantes de l’île. Élue maire de Sada en 2014, elle est avec la maire de Chirongui, Hanima Ibrahima39, un modèle de bonne gestion municipale et de probité. C’est ce qui explique dans une large mesure son élection en 2017 à la présidence du comité de l’eau et de la biodiversité, assemblée chargée de la gestion des ressources en eau de Mayotte40. Elle incarne avec Sarah Mouhoussoune la continuité du combat mené par leurs aïeules, ce qui a pu certainement les avantager face aux autres candidat-es. Toutefois, certaines n’hésitèrent pas à avoir recours aux financements de partis nationaux pour faire campagne.
L’accession de quelques femmes à des fonctions nationales a permis une plus grande visibilité des politiciennes mieux insérées localement. Cependant cette percée reste limitée en nombre et nécessiterait d’être examinée de façon plus fine ; en particulier au niveau des municipalités pour mieux appréhender le plafond de verre auquel les femmes ont sans doute été confrontées.
À la recherche de porteuses de causes
La quête de femmes à même de pouvoir porter la cause du mouvement départementaliste (MPM et MDM depuis l’an 200041) a animé la plupart des leaders masculins dont la légitimité politique reposait essentiellement sur les femmes. Si les hommes furent les principaux initiateurs de cette entreprise, c’est avec l’aide des femmes, notamment Zaïna Méresse, figure emblématique des chatouilleuses, qu’ils en identifièrent quelques-unes et les prirent sous leurs ailes.
Parmi elles, Sandati Abdou, Présidente des Femmes Leaders, s’était frayée un chemin en politique en intégrant le conseil municipal de Dembeni ; ceci lui valut d’être repérée par les ténors du MDM, notamment par le sénateur Adrien Giraud qui la recruta en tant qu’attachée parlementaire.
Mamaye (M) : Peut-on parler de la relation avec Zaïna Méresse ? Qui a fait votre éducation politique ?
Sandati Abdou (SA) : C’est plutôt Adrien Giraud, dont j’étais l’attachée parlementaire, quand il était sénateur. Je suis restée avec lui 5 ans. J’allais à Paris avec lui. J’écoutais, j’apprenais, pendant les transactions, les négociations. […]
M : Comment vous êtes-vous connues ? Qui est venu vous chercher ?
SA : Mme Méresse a envoyé quelqu’un me chercher. C’est elle qui recrutait en premier. Elle a envoyé quelqu’un pour aller chercher « la femme de Bouchna » (Sandati) ou Kourati à Tsimkoura. […]
M : Comment cela se fait-il qu’Adrien Giraud vous ait pris sous son aile quand vous étiez jeune ?
SA : Dans les meetings, on me voyait parler, argumenter. Pour être sénateur, il fallait avoir des élus. Comme j’étais élue aussi à la mairie de Dembeni, j’avais des relations avec les autres communes. J’étais 1re adjointe, 2e adjointe aux alentours de 1981. […] Petit à petit, aux côtés d’Adrien Giraud, de Madame Méresse et Marcel Henry, les ténors de la politique mahoraise ont ciblé des hommes et femmes [pour] être initiés à la politique. On est venu me chercher pour les Femmes Leaders.42
Sandati Abdou a exercé la profession d’institutrice ; elle n’a pas fait d’études supérieures comme d’autres Femmes Leaders. Néanmoins, elle a des compétences et une capacité à prendre la parole en public qui n’était pas courante :
Sandati Abdou : Avec Zaïna Méresse, j’ai appris à parler en public. On l’enviait de voir une femme mahoraise parler en public. Quand elle osait prendre la parole devant 300 personnes, on se demandait comment elle faisait. Ce n’est pas donné, cela s’apprend. Elle nous a initiées et montré qu’une femme peut être élue, peut convaincre les hommes.
Mamaye : Elle s’exprimait en shimaore ?
SA : Les deux. Elle parlait bien le français car son mari était un mzungu.
M : Quelles études avez-vous fait ?
SA : Je n’ai rien fait, à part faire ma maison jolie, mon jardin.
SA : Êtes-vous allée à l’école coranique ?
SA : Oui, comme tout Mahorais, du collège au lycée. J’ai dû m’arrêter, pour aider ma mère qui avait 8 gosses à nourrir. Elle était enceinte, et pas de mari. Personne pour nous aider. J’ai travaillé comme maquettiste et puis je suis rentrée dans l’enseignement comme institutrice (Tsingoni, Tsararano pendant 10 ans). Je suis à la retraite anticipée depuis 200843.
C’est aux côtés des leaders masculins et féminins que Sandati Abdou acquiert une meilleure connaissance du paysage politique et des arcanes du pouvoir. Son témoignage montre le rôle de modèle que joua Zaïna Méresse pour ces femmes issues de la génération suivante.
Outre les leaders du MPM, d’autres hommes gravitaient autour d’elles. Les militantes de l’association des Femmes Leaders par exemple travaillaient en étroite collaboration avec des syndicalistes comme Ousseni Balahache, ou encore Mahmoud Azihari, ancien directeur de la Société immobilière (SIM)44.
Former la relève des chatouilleuses a constitué un enjeu capital pour les politiciens qui voyaient en elles de solides appuis pour gagner à leur cause l’électorat mahorais. Inversement, les femmes profitèrent de ces possibilités pour faire leurs armes et s’aguerrir politiquement.
L’émergence d’« espaces de la cause des femmes »45
À défaut des instances politiques, les femmes développèrent leurs activités dans plusieurs univers de luttes féminines, plus couramment désignés comme « espaces de la cause des femmes » selon l’expression consacrée par Laure Bereni46. À Mayotte, elle conserve un ancrage politique fort et s’immisce dans des domaines transversaux tels que les politiques sociales et foncières. Elle prend également une coloration économique à travers le soutien à l’entreprenariat féminin et au leadership des femmes, visible dans le mouvement des Femmes Leaders. Nous avons fait le choix ici de concentrer notre analyse sur la question foncière. Ce domaine d’action offre la possibilité aux femmes non seulement de conserver un pied dans les affaires politiques, mais également d’améliorer considérablement la vie des habitant-es de l’île, grâce à l’action de certaines structures dont elles sont à l’initiative.
La gestion du foncier par les femmes via la Société immobilière de Mayotte (SIM)
Créée le 24 octobre 1977, la SIM est une société d’État qui a été transformée ensuite en société anonyme mixte en 1992. Elle avait la charge de « soutenir l’accession à la propriété des populations les plus démunies, au travers de la construction des cases (subventionnées à près de 90 % par l’État) »47. D’après Faouzia Cordjee, il s’agissait au départ d’une association, née de la collaboration entre la leader Zaïna M’Déré et son entourage féminin avec un certain Jon Breslar, connu pour la rédaction d’une monographie sur Mayotte48. D’après une militante des Femmes Leaders, cette structure avait pour objectif d’aider à la construction de maison en briques :
Militante 1 : C’est avec elle [Zaïna Méresse] que nous avons monté la société SIM, qui est devenue une société anonyme. Avec un Américain, John Breslar [ethnologue] qui venait de je ne sais où, qui a dit : « On va vous construire des maisons en briques de terre, pour vous sortir des maisons en torchis ». Zaïna Méresse était la présidente, Bweni M’Titi de Labattoir, la vice-présidente. Une dame, Machombo (je ne connais pas son nom) était trésorière. En fin de compte c’étaient des femmes illettrées. C’est John Breslar qui était le secrétaire général. Et comme moi, je pouvais lire et écrire, je suis devenue secrétaire adjointe et j’expliquais aux dames. On y a cru, on a suivi notre instinct. C’était une association loi 1901, pas une société d’État. C’est comme l’association de condition féminine en 1970.
Mamaye : Comment avez-vous pu acquérir des propriétés que la SIM a mises ensuite en location ?
Miliante 1 : L’association est devenue Société une fois devenue importante, mais je ne peux pas t’expliquer. Moi ce que je voulais c’est le développement de Mayotte49.
Dans les années 1970, l’habitat à Mayotte était principalement en matières végétales (maison en torchis, en feuille de coco tressée). Peu solides, ces constructions ne résistaient pas aux aléas. Des efforts furent ainsi entrepris par la SIM afin d’aider la population à se pourvoir d’habitations plus solides. De 1985 à 1991, 8 500 logements furent construits tandis que la part des logements en matériau végétal diminua de 73 à 50 %50. La prédominance des femmes dans les affaires foncières fut certainement justifiée par le système de résidence uxori-matrilocale51, élevant les femmes au rang de principales détentrices du logis.
L’implication de femmes dans ce domaine pallia ainsi leur exclusion de l’institution du Conseil général. Élue à la présidence de la SIM le 24 juin 2014, Ramlati Ali perpétuait pour ainsi dire une prérogative féminine. Toutefois, certaines questions restent floues comme les moyens grâce auxquels la SIM réussit à se doter d’un parc foncier sur l’ensemble de l’île. En effet, la version officielle retrace les grandes lignes de l’évolution de la société sans pour autant apporter d’informations précises52. En 1981, l’État finançait la SIM par le biais de la direction de l’équipement ; la société devint ensuite un bailleur social dont le principal actionnaire était l’Agence française de développement.
Tableau 1 : Condition de l’habitat à Mayotte entre 1985‑199153
1985 |
1991 |
|
Part des ménages (en %) |
24,9 |
48,2 |
Vivant en maison en dur ou semi-dur |
32,9 |
54,3 |
Vivant dans une maison ayant un toit en tôle |
39,5 |
66,6 |
Ayant l’eau dans la maison ou l’enclos |
21,4 |
42,4 |
Ayant l’électricité |
11,3 |
32,2 |
Ayant un WC avec une chasse d’eau |
4,4 |
7,6 |
Ayant une douche |
6,6 |
7,8 |
Ayant une radio |
53,6 |
66,8 |
Ayant une télévision |
/// |
15,2 |
Ayant un réfrigérateur |
7,5 |
15,4 |
Ayant un ventilateur |
5,7 |
11,3 |
De fortes attentes politiques féminines
Le désir des femmes d’accéder à des postes à responsabilités se ressent dans les propos des militantes d’hier et d’aujourd’hui. À la différence de l’hexagone où la revendication pour la parité a été initialement défendue par une poignée de militantes54, ces attentes se sont fait très tôt sentir à Mayotte.
En 2013, l’instauration du scrutin binominal a imposé une représentation égale des femmes et des hommes dans la plupart des élections. Cette loi55 est intervenue plusieurs années après la révision de la Constitution du 23 juillet 2008, qui a complété l’article 1er de la Constitution par un alinéa 2, disposant que « la loi favorise l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives ainsi qu’aux responsabilités professionnelles et sociales ». Ces réformes ont enchanté les militantes dans l’île, qui attendaient avec impatience le passage en vigueur de la loi sur la parité. Sympathisante des Femmes Leaders et syndicaliste, Zena Abdihadi Halidani avait interpelé à ce sujet le président de la République, François Hollande, au cours d’une cérémonie dans l’hexagone. Elle lui aurait adressé ses doléances en ces termes :
À quand la parité ? Quand est-ce que les femmes s’assiéront sur les mêmes bancs des élus, au même effectif que les hommes parce que, Monsieur le Président, vous n’êtes pas sans savoir qu’à Mayotte, c’est grâce aux femmes qu’on est aujourd’hui le 101e département. Ce sont ces femmes-là qui se sont battues. Aujourd’hui ces femmes en sont encore à remettre des colliers de fleurs autour des hommes et on ne voit pas les hommes faire la même chose [rire]56.
Ce cri du cœur montre l’adhésion de Zena Abdilhadi Halidani aux idées féministes et son impatience à voir l’application des lois paritaires. Cadre de l’hôpital de Mamoudzou et assistante sociale de formation, elle fait partie de la nouvelle génération de femmes sensibles aux idées féministes revêtant le caractère de leadership et de puissance féminine57. En effet, la multiplication de formations sur la prise de parole en public, dispensées conjointement par des structures locales et les Femmes Leaders58, ainsi que l’exercice de responsabilité attestent de fortes attentes féminines en termes de prises de responsabilités.
Celles-ci voient d’ailleurs en les chatouilleuses les pionnières de l’émancipation féminine à en croire la Correspondante au droit des femmes à la préfecture de Mayotte, Moinaecha Noera Mohamed :
Cette départementalisation, ce sont nos aînées qui se sont battues pour l’obtenir ! Le 31 mars est l’aboutissement d’un combat qu’elles ont mené pendant plus de cinquante ans. Je rends ici hommage à toutes celles qui ont œuvré en faveur du droit des femmes à Mayotte. Car s’il est plus facile pour moi aujourd’hui de faire accepter certaines idées liées à l’émancipation des Mahoraises, c’est parce qu’en amont, il y a eu un travail formidable d’éducation et de sensibilisation de la population59.
Les engagements contemporains sont ainsi légitimés par les engagements d’hier, perçus comme une lutte émancipatrice féminine. Ce pouvoir féminin est par ailleurs associé à la « tradition » mahoraise : la « matrilinéarité » de la société et la « matrilocalité » comme l’évoque un journaliste métropolitain60.
Partant de ces quelques éléments, on observe ainsi que non seulement l’inclusion des femmes en politique était attendue, mais qu’elle fut aussi théorisée par l’existence d’une « tradition » mahoraise expliquant l’engagement passé des chatouilleuses.
Conclusion
L’insertion des femmes dans les nouvelles institutions du territoire d’outre-mer s’est réalisée en plusieurs étapes. Après une courte période durant laquelle deux Mahoraises exercèrent un mandat de conseillère générale, en compensation des luttes féminines passées, les femmes furent absentes des instances de décision durant près de trente ans. Les carences de l’offre scolaire, mais aussi les effets du plafond de verre prédominant dans les institutions y participèrent dans une large mesure. Toutefois, les femmes parvinrent malgré tout à se maintenir dans les affaires politiques en intervenant dans d’autres domaines. Elles acquirent progressivement des responsabilités politiques au sein des municipalités. Au début du XXIe siècle, la résurgence de femmes au sein de l’assemblée délibérante de l’île et au niveau national démontre la capacité de résilience et les fortes attentes féminines qui animent les héritières des chatouilleuses.