La place des îles dans le théâtre stratégique de l’océan Indien

The place of islands in the strategic theatre of the Indian Ocean

Christian Bouchard

p. 39-55

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Christian Bouchard, « La place des îles dans le théâtre stratégique de l’océan Indien », Carnets de recherches de l'océan Indien, 7 | -1, 39-55.

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Christian Bouchard, « La place des îles dans le théâtre stratégique de l’océan Indien », Carnets de recherches de l'océan Indien [En ligne], 7 | 2021, mis en ligne le 01 mars 2023, consulté le 13 mai 2024. URL : https://carnets-oi.univ-reunion.fr/666

Dans l’océan Indien, la donne géopolitique et stratégique évolue significativement depuis le début du XXIe siècle. Dans un contexte de compétition croissante entre puissances régionales et extérieures, les États et territoires insulaires sont pleinement intégrés à la compétition stratégique qui concerne au premier chef le domaine maritime. Un état des lieux permet de constater que le fait militaire est déjà relativement développé dans les îles de l’océan Indien et qu’on y retrouve des forces de souveraineté, des forces de la présence militaire avancée et des forces des opérations extérieures. En analysant les missions et les activités de ces forces militaires opérant actuellement dans l’océan Indien, nous avons pu déterminer quatre grands rôles joués par les îles, c’est-à-dire ceux de « station-service », de « sentinelle », de « porte-avions insubmersible » et de « gendarme maritime ». Notre analyse montre également que presque tous les États et territoires insulaires de l’océan Indien sont directement concernés, voire totalement intégrés, dans le déploiement stratégique des États-Unis, de l’Inde, de la Chine, de la France, de l’Australie, du Royaume-Uni et de l’Union européenne (qui sont les acteurs principaux actuellement). Pour autant, le rôle des uns et des autres n’est pas arrêté, ni en ce qui concerne les moyennes et grandes puissances engagées dans l’océan Indien, ni en ce qui concerne les petites et grandes îles de la région. Quoi qu’il en soit, les îles jouent désormais un rôle de premier plan dans un « grand jeu » qui se déroule d’abord en mer.

In the Indian Ocean, the geopolitical and strategic situation has changed significantly since the beginning of the 21st century. In a context of growing competition between regional and external powers, the island states and territories are fully integrated into the strategic competition which primarily concerns the maritime domain. An inventory shows that the military presence is already relatively developed in the Indian Ocean islands and that there are sovereignty forces, forward-deployed forces and foreign operation forces. By analyzing the missions and activities of these military forces currently operating in the Indian Ocean, we were able to identify four major roles played by the islands, namely those of “service station”, “sentinel”, “unsinkable aircraft carrier” and “maritime gendarme”. Our analysis also shows that almost all the island states and territories of the Indian Ocean are directly involved, if not fully integrated, in the strategic deployment of the United States, India, China, France, Australia, the United Kingdom and the European Union (which are the main players now). However, the role of each other is still evolving, whether it be that of the medium and large powers engaged in the Indian Ocean, or of the small and large islands of the region. Regardless, the islands are now playing a primary role in a “great game” that firstly takes place at sea.

DOI : 10.26171/carnets-oi_0703

Introduction

Si l’océan Indien est demeuré un espace périphérique tout au long du XXe siècle, il ne fut pas pour autant ignoré et négligé par les grandes puissances. Son importance stratégique s’est d’ailleurs confirmée dès les années 1960 au moment où se produisait un changement de garde entre Britanniques et Américains. Alors que ces derniers préparaient leur installation sur Diego Garcia et y déployaient leurs sous-marins équipés des nouveaux Polaris A31, les Soviétiques y faisaient une entrée remarquée tant sur le plan militaire (déploiement naval) que politique (influence et relations privilégiées avec un nombre croissant de pays riverains). En pleine Guerre froide et dans le théâtre militaire de l’océan Indien, les îles étaient alors considérées comme des lieux stratégiques de grande importance. Outre Diego Garcia, les regards étaient notamment portés vers Socotra, l’île Maurice, Singapour, La Réunion, les Seychelles, voire Madagascar et même les îles Éparses dans le canal du Mozambique.

À l’exception de Diego Garcia et de Singapour, devenues des bases militaires de tout premier plan, et secondairement de La Réunion, les autres îles sont plutôt tombées dans l’oubli avec le retrait des Soviétiques de l’océan Indien et la fin de la Guerre froide. Mais cette situation de désintérêt relatif n’a pas duré bien longtemps alors que la donne géopolitique et stratégique régionale évolue significativement depuis le début du XXIe siècle. Dans un contexte de compétition croissante entre puissances régionales et extérieures, les États et territoires insulaires sont désormais pleinement intégrés à la compétition stratégique qui concerne au premier chef le domaine maritime. Après avoir brièvement expliqué le contexte de cette mutation, nous abordons le fait miliaire dans les îles en termes de forces de souveraineté, de présence militaire avancée et d’opérations extérieures, nous présentons les rôles que les îles peuvent jouer dans le théâtre stratégique de l’océan Indien (« station-service », « sentinelle », « porte-avions insubmersible » et « gendarme »), et enfin nous discutons des positions actuelles des grandes et moyennes puissances menant des opérations militaires dans les îles de l’océan Indien.

Une donne stratégique en mutation

Depuis le début des années 2000, l’océan Indien est entré dans une période d’instabilité géopolitique sérieuse, de compétition stratégique renouvelée, de nouvelle militarisation et donc d’incertitudes relativement importantes en ce qui concerne la paix, la stabilité et la sécurité. Dans une région déjà sous haute tension alors que se déroulaient les interventions militaires menées par les Américains et leurs alliés en Afghanistan (2001-2014) et en Irak (2003-2011), et ce dans le contexte de la « guerre contre le terrorisme » déclarée par l’administration Bush à la suite des attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis, se sont ajoutés de nombreux facteurs de tension et de déstabilisation tels que la prolifération nucléaire, la propagation et l’intensification de l’action islamique radicale ainsi que la poursuite et l’émergence de nombreux conflits internes. Enfin, s’ajoute désormais la compétition entre l’Inde et la Chine qui se déploie sur l’ensemble de la région ; celle-ci étant tout à la fois politique, économique et militaire, voire culturelle. À cet égard, le projet chinois de la Route de la soie maritime du XXIe siècle représente une évolution qui a le potentiel de modifier profondément et durablement le contexte géopolitique, économique et géostratégique de la région.

En mer, la situation de « pax americana » régnant dans l’océan Indien depuis le retrait de la marine soviétique de l’océan Indien et la fin de la Guerre froide est désormais remplacée par une période d’instabilité relative marquée par les questions de sécurité maritime ainsi que par la compétition et la coopération entre grandes et moyennes puissances, riveraines et extérieures, de plus en plus nombreuses à opérer des forces navales dans la région. L’importance accrue des grandes routes maritimes parcourant l’océan Indien constitue tout à la fois l’enjeu principal et la trame de fond sur laquelle se déploie la mutation. Si l’éruption de la crise de la piraterie somalienne au milieu des années 2000 a précipité le basculement de la donne stratégique qui s’opère actuellement dans l’océan Indien, cela demeure un événement conjoncturel. Ainsi, ce sont plutôt l’émergence et la confrontation de deux éléments de nature structurelle qui changent profondément la donne, soit les ambitions indiennes affirmées de puissance navale dominante en océan Indien et l’entrée dans l’océan Indien de la marine chinoise. Ceci a une portée stratégique non négligeable puisque, mettant en scène et face à face les marines indienne et chinoise, s’ouvre un nouveau théâtre d’opération militaire dans la confrontation relativement tendue entre les deux grandes puissances asiatiques émergentes. Dans ce contexte, l’océan Indien s’inscrit désormais comme un des trois sous-espaces d’un théâtre stratégique qui trouverait toute sa cohérence à l’échelle indopacifique (Raja Mohan, 2012 ; Medcalf, 2013 ; US DOD, 2019 ; Ministère des Armées, 2019) ; l’Indopacifique recouvrant également l’Asie-Pacifique et l’Océanie.

Que l’on considère aujourd’hui l’océan Indien comme un théâtre stratégique à part entière ou seulement comme un sous-espace d’un théâtre plus large n’a finalement pas vraiment d’importance. La géographie fait en sorte que l’océan Indien est un théâtre d’opération bien circonscrit par les terres continentales qui le bordent (Afrique, Asie, Australie) et ses principales ouvertures sur la Méditerranée (Bad-el-Manded – mer Rouge – canal de Suez), l’Atlantique Sud (route du cap de Bonne-Espérance) et le Pacifique (détroits de Malacca et Singapour, détroits indonésiens) comptent parmi les passages stratégiques les plus importants dans le monde (ce qui inclut également le détroit d’Ormuz entre le golfe Persique et le bassin principal de l’océan indien). Ainsi, pour les grandes et moyennes puissances qui y opèrent des forces navales, l’océan Indien commande une stratégie spécifique et adaptée, incluant un minimum de support opérationnel sur place (ravitaillement, renseignements, etc.).

Certains auteurs (Berlin, 2002 ; Kaplan, 2009 ; Bouchard et Crumplin, 2010) ont affirmé que l’océan Indien occupera une place centrale sur la scène internationale tout au long du 21e siècle. Après tout, il est déjà l’espace de transit le plus important pour les flux de pétrole et de gaz naturel liquéfié, il est traversé par la plus importante route maritime du monde (entre le canal de Suez et le détroit de Malacca), et on y retrouve sur ses rives l’espace de turbulence le plus important de la planète (Moyen-Orient). Cela se traduit par le développement d’un engagement stratégique croissant de la part de plusieurs grandes et moyennes puissances qui entendent défendre leurs intérêts dans la région, notamment l’Inde et la Chine qui s’ajoutent aux États-Unis, mais aussi l’Union européenne, la France, le Royaume-Uni, le Japon, l’Australie, pour ne nommer que les principaux acteurs, et bientôt d’autres encore, notamment la Russie et vraisemblablement la Turquie.

Voyons donc, dans un premier temps, quels sont les types de forces militaires opérant dans les îles de l’océan Indien.

Le fait militaire dans les îles de l’océan Indien

Le fait militaire est relativement développé dans les îles de l’océan Indien. D’une manière générale, on y distingue trois types de forces militaires que sont les forces de souveraineté, les forces de la présence militaire avancée et les forces des opérations extérieures.

Les forces de souveraineté opèrent essentiellement sur le territoire national et dans le domaine maritime national, soit essentiellement la mer territoriale et la zone économique exclusive. Leurs tâches principales sont liées à la sécurité nationale (défense, contrôle, ordre), avec un volet de sécurité maritime qui prend de plus en plus d’importance alors que se développent leurs capacités navales (unité de marine nationale et/ou corps de garde-côtière). Cependant, lorsqu’elles en ont les capacités, ces forces militaires peuvent également servir à la projection de puissance au niveau régional, à des missions humanitaires menées dans les pays voisins ou encore être engagées dans le cadre d’activités liées à la coopération régionale. Les Forces armées dans la zone sud de l’océan Indien (FAZSOI) sont un bon exemple de cela. Les forces de souveraineté ne sont donc pas confinées à l’espace national et peuvent jouer un rôle non négligeable à une échelle régionale.

Dans l’océan Indien, ces forces sont celles des États insulaires ainsi que celles des États continentaux qui déploient des militaires sur leurs territoires insulaires propres. Dans le bassin principal de l’océan Indien, il s’agit d’une part des forces armées et/ou des unités de garde-côtière des Comores, de Madagascar, des Maldives, de Maurice, du Sri Lanka et des Seychelles. Ces forces sont relativement réduites et leur zone d’opération se limite à leur domaine maritime national. D’autre part, il s’agit également de l’Inde et de la France qui maintiennent des forces armées conséquentes sur leurs territoires insulaires respectifs de l’océan Indien. Pour l’Inde, il s’agit de développer ses capacités militaires dans les îles Andaman & Nicobar ainsi que dans les îles Lakshadweep (Subbu, 2014 ; Chandramohan, 2017 ; Vijay, 2018). Pour la France, il s’agit de la présence des FAZSOI à La Réunion, à Mayotte et dans les îles Éparses, mais aussi des opérations menées dans une zone de responsabilité permanente qui couvre dix pays d’Afrique australe2, les quatre États insulaires du sud-ouest de l’océan Indien3 ainsi que les îles australes de l’océan Indien4. De son côté, l’Australie utilise également ses deux petits territoires insulaires des îles Cocos et de l’île Christmas pour supporter ses opérations militaires dans l’est de l’océan Indien et même en mer de Chine méridionale, essentiellement pour des missions de reconnaissance maritime et de défense des frontières (Brewster et Medcalf, 2017).

En ce qui concerne la présence militaire avancée, ou forces de présence telles qu’on les désigne en France, il s’agit de forces armées qui sont stationnées dans des États tiers dans le cadre d’accords bilatéraux. Déployées de façon permanente dans des zones éloignées du pays d’origine, les missions de la présence militaire avancée relèvent de la projection d’influence, de la projection de puissance et de la projection de force (Motte, 2017). Il s’agit notamment de défendre des intérêts nationaux, d’assister un États tiers sur des questions de sécurité et d’être positionné de manière à pouvoir rapidement mener une intervention militaire en cas de besoin. Dans les îles de l’océan Indien, ces forces avancées sont d’abord américaines avec notamment leurs deux bases militaires majeures de Diego Garcia aux Chagos (Naval Support Facility Diego Garcia) et du Bahreïn dans le golfe Persique (Naval Support Activity Bahrain). Mais ces forces sont aussi indiennes avec des activités (plutôt qu’un stationnement permanent) à Maurice, aux Seychelles, aux Maldives et au Sri Lanka, ainsi que britanniques ; le Royaume-Uni opérant désormais une base navale au Bahreïn (UK Naval Support Facility). Plus généralement sur le pourtour continental de l’océan Indien, les forces militaires avancées sont également françaises, chinoises et japonaises pour ne nommer que les autres pays qui possèdent actuellement de véritables bases navales dans un pays tiers de la région, soit aux Émirats arabes unis (France) ou à Djibouti (France, États-Unis, Japon, Chine)5.

Enfin, les forces des opérations extérieures représentent des déploiements militaires ponctuels qui sont réalisés hors du territoire et du domaine maritime nationaux. Ces opérations sont en principe temporaires, mais certaines s’étendent désormais dans la durée. Il s’agit essentiellement d’interventions militaires coercitives (usage ou menace de l’usage de la force), de missions de formation et du soutien à des forces armées d’un État tiers ainsi que de missions de maintien de la paix, mais il peut également s’agir à l’occasion de fournir de l’aide humanitaire d’urgence. Ces forces opèrent généralement, mais pas nécessairement, en collaboration avec des organisations internationales et dans le cadre d’une force multinationale (coalition). Dans l’océan Indien et sur le plan naval, on peut évoquer la mission Atalante de l’Union européenne (menée depuis 2008), l’Opération Ocean Shield de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (2009-2016) et les trois « Combined Task Forces » des Combined Maritime Forces commandées par les États-Unis (CTF-150, CTF-151 et CTF-152). Actuellement, les États insulaires de l’océan Indien ne sont pas vraiment concernés par des opérations extérieures à l’exception des Seychelles qui sont incluses dans les aires d’opération de la mission Atalante et des Combined Maritimes Forces (CMF) et pour lesquelles elles fournissent du support. Les Seychelles sont même un membre de la coalition formant les CMF.

On retrouve donc dans les îles de l’océan Indien des forces militaires de nombreux États et de différentes natures. Il convient, dans un deuxième temps, de discuter du rôle que peuvent jouer les îles dans le contexte des déploiements militaires menés dans l’océan Indien.

Le rôle des îles dans le théâtre stratégique de l’océan Indien

En milieu maritime, les îles représentent souvent des positions fort avantageuses pour les activités militaires. Petites ou grandes en termes de superficie, situées près des côtes des continents bordiers ou lointaines et bien isolées au cœur de la masse océanique, les îles peuvent fournir une position stratégique pour les États continentaux qui veulent sécuriser leurs approches maritimes ainsi que pour les grandes et moyennes puissances qui désirent développer une présence militaire avancée dans une zone océanique lointaine. Dotées d’infrastructures purement militaires, d’infrastructures duales (à usage civile et militaire) ou pouvant supporter certaines activités militaires à partir de leurs infrastructures civiles (tels que ports et aéroports), les îles peuvent être mises à profit pour des opérations variées relevant notamment de la défense du territoire, de la surveillance des espaces adjacents et du renseignement, du soutien opérationnel et des communications, ou encore pour la projection d’influence, de puissance ou de forces de la mer vers la terre (continent).

Du point de vue des grandes et moyennes puissances opérant des forces navales dans l’océan Indien, les îles peuvent être d’une grande utilité pour la conduite des opérations et pour la connaissance du domaine maritime. Pour cette raison, elles sont donc désormais pleinement intégrées à l’analyse, à la planification et au déploiement stratégiques. En analysant les missions et les activités des forces militaires opérant actuellement dans l’océan Indien, nous avons pu déterminer quatre grands rôles joués par les îles, c’est-à-dire ceux de « station-service », de « sentinelle », de « porte-avions insubmersible » et de « gendarme maritime » (Bouchard, 2018). Ceux-ci ne sont pas mutuellement exclusifs et donc une île peut jouer plusieurs de ces rôles simultanément, voire même tous les rôles.

Le premier de ces rôles est celui de « station-service ». Il s’agit alors de fournir des services de support aux activités militaires des forces étrangères engagées dans la zone, notamment en ce qui concerne le ravitaillement, le réapprovisionnement, le repos des équipages et la petite maintenance. Ceci peut se faire en utilisant des installations civiles ou duales civiles/militaires. Dans le contexte actuel, les Seychelles en constituent le meilleur exemple alors que des bâtiments de nombreuses nationalités viennent régulièrement faire escale à Port Victoria. Idéalement située pour des bâtiments opérant dans l’océan Indien occidental et notamment dans le bassin somali, cette escale est réputée sécuritaire pour les navires et fort agréable pour les équipages.

Le deuxième rôle est celui de « sentinelle ». Il s’agit dans ce cas de réaliser des activités liées à la reconnaissance et aux renseignements, notamment des opérations de patrouille maritime ainsi que l’opération de radars et autres infrastructures de renseignement. Dans les États insulaires de l’océan Indien, ces activités peuvent être effectuées exclusivement par des forces étrangères stationnées sur place ou encore en collaboration entre les forces locales et des forces étrangères. Il peut s’agir de mettre en œuvre des moyens aériens (avions), navals (navires), terrestres (radars) ou encore satellitaires et, de plus en plus, des drones. Par exemple, c’est le cas de Maurice, des Seychelles, du Sri Lanka et des Maldives dont les territoires ont été équipés par l’Inde de radars côtiers qui sont intégrés au réseau de surveillance maritime des forces armées indiennes. Autre exemple, les Seychelles qui ont également et régulièrement accueilli des moyens aéroportés pour les missions de patrouille maritime de l’opération Atalante.

Le troisième rôle est celui de « porte-avions insubmersible ». Il s’agit alors d’héberger une force militaire nationale ou étrangère conséquente, capable d’assurer sa défense mais aussi et même surtout de réaliser des actions offensives. Base militaire de premier plan (ou réseau de bases), celle-ci possède une puissance de feu autonome ainsi que les infrastructures portuaires et aéroportuaires nécessaires à la projection d’influence, de puissance et de forces à l’échelle régionale. L’archétype du « porte-avions insubmersible » dans l’océan Indien est la base américaine installée à Diego Garcia. Entre autres, cette base multiservice est dotée d’infrastructures capables d’accueillir des porte-avions, des sous-marins et des bombardiers stratégiques, dispose d’une escadre maritime prépositionnée (et donc pouvant être déployée rapidement pour répondre à un besoin d’intervention urgent) et héberge des infrastructures de télécommunications et de surveillance de premier plan.

Enfin, le quatrième rôle est celui de « gendarme ». Il s’agit dans ce cas d’une île qui veille à la sécurité de son domaine maritime et, dans la mesure de ses capacités, contribue à la sécurité maritime régionale. Ceci se réalise habituellement en engageant des moyens propres (forces armées, garde-côtière, police maritime, etc.) ainsi qu’en développant des coopérations bilatérales et/ou multilatérales avec des puissances étrangères et/ou des États voisins. Il s’agit notamment de la lutte contre la piraterie maritime, la répression de la contrebande, le contrôle des flux migratoires illégaux, la lutte contre la pêche illégale, la protection contre le terrorisme maritime ainsi que des missions de protection de l’environnement. Bien qu’encore insuffisamment équipés pour faire face à l’ensemble des leurs besoins dans ce domaine, Maurice et les Seychelles sont de bons exemples de petits États insulaires qui développent actuellement une capacité propre ainsi qu’une importante coopération en matière de sécurité maritime.

Tableau 1 : Rôle actuel des États et territoires insulaires dans les déploiements militaires au sein de l’océan Indien

Station-service

Sentinelle

Gendarme maritime

Porte-avions insubmersible

Andaman‑et‑Nicobar   

X

X

X

(*)

Bahreïn

X

X

X

X

Chagos (BIOT)

X

X

X

Cocos (Keeling)

X

X

X

Comores

(*)

(*)

Christmas

X

X

Lakshadweep

X

X

X

Madagascar

(*)

(*)

Maldives

X

X

(*)

Maurice

X

X

X

Mayotte

X

X

X

Réunion

X

X

X

(X)

Seychelles

X

X

X

Socotra

Singapour

X

X

X

(X)

Sri Lanka

X

X

X

(*) Rôle qui reste à concrétiser par le développement de capacités supplémentaires.
(X) Rôle qui pourrait être assumé au besoin en utilisant les infrastructures actuellement en place.

Tableau original, conception de l’auteur.

Parmi les États et territoires insulaires, seuls les Comores, Socotra et Madagascar ne sont pas actuellement vraiment intégrés dans la compétition stratégique se développant dans l’océan Indien (Tableau 1). Dans ces trois cas, ceci ne relève pas d’un manque de valeur géostratégique de ces îles, mais plutôt de l’instabilité politique qui les a affectées depuis le début de la nouvelle phase de militarisation de l’océan Indien. La situation interne s’apaisant désormais aux Comores et à Madagascar, on assiste désormais à un regain d’intérêt pour ces îles de la part de nombreuses puissances dont notamment la France, l’Inde, la Chine, les États-Unis et la Russie. Ceci est lié au fait que le canal du Mozambique et la route maritime contournant Madagascar par le sud sont aujourd’hui des enjeux de plus grande importance pour les grandes et moyennes puissances qui y ont des intérêts alors que la région reste fragile en termes de paix, sécurité et stabilité. Quant à Socotra, il y a fort à parier qu’elle fera également l’objet d’un intérêt stratégique renouvelé lorsque la guerre du Yémen se terminera.

Enfin, pour compléter notre analyse de la place des îles dans le théâtre stratégique de l’océan Indien, il importe de mettre en lumière les positions insulaires des principaux acteurs de la compétition stratégique telle qu’elle se développe actuellement.

Les positions insulaires des principaux acteurs dans l’océan Indien

Figure 1 : Bases, installations et activités militaires dans les îles de l’océan Indien

Figure 1 : Bases, installations et activités militaires dans les îles de l’océan Indien

Figure originale, conception de l’auteur

La carte synthèse des bases, installations et activités militaires dans les îles de l’océan Indien (Figure 1) nous permet de saisir, d’une part, l’importance du fait militaire dans ce monde insulaire, et d’autre part, la diversité des acteurs impliqués. Presque tous les États et territoires insulaires de l’océan Indien sont directement concernés voire totalement intégrés dans le déploiement stratégique des États-Unis, de l’Inde, de la Chine, de la France, de l’Australie, du Royaume-Uni et de l’Union européenne, voire des Émirats arabes unis avec leur présence militaire à Socotra.

Sans conteste, ce sont les Américains qui déploient les plus importantes forces militaires dans les îles de l’océan Indien avec leurs bases majeures de Diego Garcia6 (une base multiservice) et du Bahreïn (trois bases) ainsi que des opérations ponctuelles menées à partir des Seychelles (patrouille maritime aéroportée, drones surveillant les régions côtières de Somalie), de l’île omanaise de Masirah (utilisation de la base aérienne omanaise), des îles australiennes Cocos (patrouille maritime aéroportée). L’armée américaine maintient également des activités navales et aériennes permanentes à Singapour (opérant depuis les bases singapouriennes). L’avantage des États-Unis dans le théâtre naval de l’océan Indien se matérialise par l’importance et le nombre des bâtiments qu’ils déploient dans la région sous la responsabilité de l’Indo-Pacific Command (océan Indien central et oriental) et du Central Command (secteur nord-ouest de l’océan Indien, incluant le golfe Persique et la mer Rouge), alors que l’activité navale américaine est nettement plus réduite dans le sud-ouest de l’océan Indien qui est désormais sous la responsabilité de l’Africa Command.

Dans le sud-ouest de l’océan Indien, tout comme dans le secteur des îles australes, c’est plutôt la France qui est l’acteur principal. Les Forces armées françaises dans la zone sud de l’océan Indien (FAZSOI) opèrent principalement et sont commandées depuis La Réunion. Elles sont aussi basées à Mayotte et trois petits contingents sont déployés en permanence sur les îles Éparses d’Europa, de la Grande Glorieuse et de Juan de Nova. À travers l’action des FAZSOI, la France est un partenaire de premier plan pour ses quatre voisins insulaires de l’Indianocéanie (Comores, Madagascar, Maurice et Seychelles) sur les questions de sécurité et notamment de sécurité maritime. Les FAZSOI ont été les forces militaires dominantes en Indianocéanie depuis la Seconde Guerre mondiale et elles ont joué le rôle de gardien de la région pour le camp occidental pendant la Guerre froide. Aujourd’hui, malgré le maintien d’une coopération militaire active et conséquente au niveau régional, la domination de la France est remise en question par l’arrivée de nouveaux acteurs qui comptent bien développer leurs relations et capacités militaires dans la région, en commençant par l’Inde et la Chine, voire peut-être bientôt la Russie.

Pour l’Inde, les îles sont au cœur de sa stratégie de domination militaire de l’océan Indien et de réponse à ce qu’elle perçoit comme la menace chinoise dans l’océan Indien (Brewster, 2014). C’est ainsi que, depuis une dizaine d’année, l’Inde a grandement développé ses capacités et activités militaires dans ses propres îles (Andaman et Nicobar, Lakshadweep), mais aussi dans les États insulaires du Sri Lanka, des Maldives, de Maurice et des Seychelles. L’idée ici n’est pas seulement de tirer avantage de ces positions insulaires, mais aussi d’empêcher les Chinois de s’y installer. Pour l’heure, cela demeure une stratégie aux résultats mitigés car, à l’exception de Maurice qui entretient une relation de sécurité très étroite avec l’Inde7, les autres États insulaires de l’océan Indien ne sont pas disposés à consentir un avantage stratégique trop marqué à l’Inde au risque de sacrifier leur relation avec la Chine.

Malgré tout, l’Inde continue à développer ses points d’appui insulaires dans l’océan Indien alors que des ententes récentes lui permettent désormais d’utiliser les bases françaises8 (dont celles de La Réunion) et les bases américaines9 (dont Diego Garcia) pour supporter certaines de ses opérations militaires ponctuelles dans la région. Autres nouveautés en train de se matérialiser, l’Inde entend désormais développer ses propres « installations » comme à Agalega (Maurice), pour ce qui semble être des infrastructures portuaires et aéroportuaires à usage dual et la possibilité d’utiliser des infrastructures améliorées de la garde-côtière mauricienne (Chenney, 2018 ; Schöttli, 2019). Par contre, bien qu’ayant fait l’objet d’un accord en 2015, précisé par le biais d’un nouvel accord en 2018, la réalisation d’un projet d’une base conjointe entre garde-côtière seychelloise et marine indienne sur l’île de l’Assomption dans le sud-ouest de la République des Seychelles est encore incertaine (Schoettli, 2018 ; Hardy, 2020). Aux Maldives, le développement d’un point d’appui dans le sud du pays a depuis longtemps été souhaité par les Indiens qui redoutent désormais une présence militaire chinoise sur l’archipel ; mais les installations indiennes aux Maldives se résument pour le moment à un réseau de radars côtiers (réseau qui se déploie également au Sri Lanka, à Maurice et aux Seychelles). Pour les petits États insulaires, ce modèle d’installation à l’indienne peut être intéressant car il permet de combler des besoins patents et urgents en infrastructures d’utilité nationale (ports et aéroports secondaires) ainsi qu’en capacités en ce qui concerne la sécurité maritime dans leur vaste zone économique exclusive ainsi qu’en termes de connaissance du domaine maritime (Bergin, Brewster et Bachhawat, 2019). Pour l’Inde, il s’agit d’une manière de développer encore davantage ses relations de sécurité avec les États concernés et d’empêcher la Chine de faire de même.

Parlant de la Chine, il importe de souligner à sa juste valeur l’arrivée et le déploiement permanent de la marine chinoise dans l’océan Indien depuis la fin de 2008. Ce fait constitue un élément majeur dans l’évolution du théâtre stratégique de l’océan Indien. Si l’empreinte militaire chinoise y est encore limitée, le déploiement naval chinois est là pour rester et on devrait assister à son intensification dans un avenir plus proche que lointain. Pour nombre d’observateurs, ce déploiement se fera en parallèle avec la réalisation du projet chinois de l’Initiative Ceinture et Route. Bien que formulée en des termes économiques (investissements, commerce, infrastructures, connectivité, etc.), la Route de la soie maritime du XXIe siècle s’accompagne nécessairement d’une dimension militaire. Témoignant de cet aspect, on a évoqué la stratégie du collier de perles qui consisterait au développement d’infrastructures portuaires qui pourraient avoir des usages duals (c’est-à-dire civils et militaires), voire même à l’installation de véritables bases militaires, sur les points d’appui des routes maritimes concernées par le projet. Une stratégie en ce sens a été dévoilée en 2013 par un journal appartenant au gouvernement chinois (China-Defense-Mashup, 2013) ; celle-ci faisant mention d’un réseau comprenant trois niveaux de base pour sécuriser trois routes vitales (est-ouest dans le nord de l’océan Indien, nord-sud dans l’océan Indien occidental et SO-NE dans le sud et le centre de l’océan Indien).

Parmi les îles de l’océan Indien considérées par la Chine, notons d’abord le Sri Lanka et les Maldives, les Seychelles et vraisemblablement Madagascar. Dans une conférence s’étant tenue à La Réunion en novembre 2018, il a été dévoilé que les Chinois avaient même considéré La Réunion pour l’installation d’une base navale. De toute évidence, un point d’appui dans le sud-ouest de l’océan Indien sera nécessaire pour sécuriser une route maritime qui prend de plus en plus d’importance pour eux, soit celle qui relie la Chine, et plus globalement l’Asie-Pacifique, à l’Atlantique en passant par le cap de Bonne-Espérance, le sud de Madagascar et les Mascareignes10. Pour l’instant, l’avantage est nettement à l’Inde en ce qui concerne la coopération militaire et les infrastructures de renseignements déployées dans les îles de l’océan Indien, mais la Chine reste fortement engagée dans la région et compte sur son projet de Route maritime de la soie du XXIe siècle pour sécuriser ses positions.

Assumant désormais pleinement son appartenance à la région de l’océan Indien et se positionnant comme une puissance régionale de l’Indopacifique, l’Australie est un autre acteur du déploiement militaire dans les îles de l’océan Indien. À cet égard, on notera la volonté australienne de renforcer ses activités militaires dans le sud-est de l’océan Indien, essentiellement pour des missions de patrouille maritime, de protection des frontières et de surveillance de sa zone économique exclusive à partir essentiellement des îles Cocos et accessoirement depuis Christmas. Les îles Cocos ont fait l’objet de spéculations quant à un intérêt américain pour y développer avec l’Australie une base stratégique avancée, mais cela n’est pas la voie retenue pour le moment. On a même évoqué la possibilité qu’elles puissent être une solution de remplacement pour la base de Diego Garcia advenant que les Américains décident de quitter les Chagos ; ce qui ne devrait se produire ni à court terme (la reconduite du présent bail se terminant en 2036)11 ni à moyen terme (soit immédiatement au-delà de 2036) étant donné l’importance stratégique de cette position au cœur d’une région qui restera tout au long du XXIe siècle un théâtre de premier plan de la géopolitique et la géostratégie mondiale.

Actuellement, concernant les positions insulaires dans l’océan Indien, la seule autre base officielle d’une puissance extérieure dans un État tiers est la nouvelle base navale du Royaume-Uni installée au Bahreïn et inaugurée en avril 2018 (UK Naval Support Facility à Mina Salman). Concernant l’opération Atalante de l’Union européenne, elle s’appuie sur les Seychelles dans des rôles de station-service, de sentinelle et de gendarme maritime, mais la force navale européenne (Eunavfor) n’y dispose pas d’une base. Par contre, la situation est plus floue en ce qui concerne la présence et les activités des forces armées des Émirats arabes unis opérant sur l’île yéménite de Socotra (Fenton-Harvey, 2019), alors que des activités chinoises militaires sont également possibles dans ou autour des îles côtières birmanes dans le golfe du Bengale et notamment dans l’archipel des îles Coco (Bhat, 2017). Quant à la station d’écoute indienne supposément installée dans le nord de Madagascar (Puddy, 2007), il ne s’agirait finalement que d’une « fausse nouvelle » bien que son existence ait été abondamment mentionnée dans la littérature spécialisée sur les questions de géopolitique et de géostratégie dans l’océan Indien. À cet égard, il est fort intéressant de noter que la station d’écoute n’est pas mentionnée dans une analyse indienne récente s’intéressant spécifiquement à la nécessité pour l’Inde de développer une coopération militaire avec les Comores et Madagascar (Baruah, 2019).

Enfin, d’autres moyennes et grandes puissances, régionales ou extérieures, pourraient éventuellement s’ajouter à la liste des États développant des activités militaires dans les îles de l’océan Indien. Pour le moment, l’acteur que l’on attend est la Russie qui prépare son retour permanent dans le théâtre stratégique de l’océan Indien et qui pourrait à plus ou moins court ou moyen terme annoncer l’ouverture d’une base dans l’océan Indien occidental12 (en position insulaire ou pas). Puis il faut également envisager que les acteurs déjà présents pourraient bien développer d’autres infrastructures et activités militaires que ce soit là où ils sont déjà présents (consolidation de leurs positions) ou dans d’autres îles (extension de leurs positions). À cet égard, l’acteur que l’on attend le plus est la Chine qui pourrait chercher à développer des points d’appui plus formels pour soutenir le développement de sa présence navale dans l’océan Indien. Quant à Madagascar et les Comores, ils semblent être d’excellents candidats pour développer des coopérations militaires plus significatives avec les principaux acteurs de la compétition stratégique ayant cours dans l’océan Indien et, éventuellement, pour supporter des opérations extérieures, mener des opérations conjointes, permettre le développement d’installations et le déploiement d’équipements ou même accueillir de véritables bases militaires (notamment Madagascar).

Conclusion

Les États et territoires insulaires sont désormais pleinement intégrés dans l’évolution stratégique de l’océan Indien. Considérant qu’il s’agit d’abord d’un vaste théâtre maritime, les îles apparaissent comme des positions d’intérêt pour les acteurs du « grand jeu » de la compétition stratégique qui se déploie actuellement dans l’océan Indien autour des actions et ambitions du triptyque États-Unis, Inde et Chine, auxquels s’ajoutent de nombreux acteurs secondaires mais non négligeables tels que la France, l’Australie et l’Union européenne, voire le Royaume-Uni et le Japon, et vraisemblablement, bientôt la Russie. En fait, les îles sont désormais considérées comme des pièces maîtresses pour le contrôle de l’océan Indien. Ce rôle n’est pas nouveau car les îles ont jadis et au moins pour un temps été au centre de la compétition des grandes puissances en océan Indien lors de la période coloniale ainsi que pendant la Guerre froide.

On assiste donc au retour des îles à l’avant-scène du théâtre stratégique de l’océan Indien. Pour Darshana Baruah (2018), les îles sont des game changers :

alors que les partenariats entre les grandes et moyennes puissances détermineront l’équilibre des forces dans la région, les îles façonneront le nouveau cadre d’une architecture de sécurité. L’accès à et l’influence sur les îles fourniront des avantages stratégiques, influençant ainsi la réponse des autres concurrents13.

Ce qui change aujourd’hui, c’est que les îles deviennent également des acteurs en plus de leur rôle de point d’appui pour les grandes puissances qui développent leur engagement stratégique dans l’océan Indien. Dans ce contexte, les rôles que peuvent jouer les îles sont ceux de station-service, de sentinelle, de porte-avions insubmersible et de gendarme maritime. Si, en raison de leurs faibles moyens, les îles sont elles-mêmes des acteurs bien secondaires du fait militaire dans la région, elles ne sont pas totalement passives et développent des capacités opérationnelles leur permettant de plus en plus de faire respecter la loi et l’ordre dans leur domaine maritime. Mais là où elles peuvent faire une vraie différence, c’est dans le choix de leurs coopérations, à savoir avec qui elles collaborent et qu’est-ce qu’elles permettent ou ne permettent pas à leurs partenaires de faire dans leur territoire ou à partir de leur territoire ? Ainsi, faut-il développer une coopération de défense et de sécurité qui privilégie un ou des acteurs au détriment d’autres ? Faut-il accepter sur son sol l’installation de systèmes de surveillance et de renseignements, le développement d’infrastructures duales ou encore l’installation d’une véritable base militaire ?

Pour les îles se posent alors au moins trois questions fondamentales. Qu’est-ce qu’elles ont à gagner en développant des coopérations militaires plus significatives ? Quels sont les risques associés à ces coopérations militaires plus intensives ? Et enfin, quelles sont les réelles marges de manœuvre des îles face à des grandes puissances qui rivalisent entre elles pour sécuriser des positions militaires qui leur soient avantageuses ? D’abord, les îles ont un criant besoin de capacités à combler et notamment en ce qui concerne la sécurité maritime. La coopération avec une grande ou moyenne puissance permet d’obtenir de l’aide matérielle (équipements, armes et munitions, infrastructures), de la formation, voire de l’encadrement, ainsi que des prestations de service (patrouille maritime par exemple). Les îles sont donc demandeuses en ce qui concerne l’aide militaire, reste alors à négocier avec qui, quoi, comment et à quelles conditions. D’autre part, il y a des risques associés au développement des coopérations militaires et ces risques augmentent en fonction de l’importance des engagements. En cas de conflit, les îles peuvent être affectées si des forces ou des infrastructures qu’elles hébergent sont concernées. Aussi, les choix fait par un gouvernement peuvent avoir des répercussions plus ou moins grandes autant en termes de politique interne qu’en termes de relations internationales pour l’État insulaire, sans oublier qu’un changement de gouvernement peut aussi mener à des choix différents. Enfin, les îles subissent de fortes pressions de la part des uns et des autres pour obtenir leur faveur ou pour empêcher un adversaire d’obtenir leur faveur. En bref, elles doivent naviguer dans un champ de forces et d’enjeux qui les dépassent largement14. On peut craindre que la marge de manœuvre des îles ne se rétrécissent si la compétition stratégique dans l’océan Indien se durcit, ce qui est tout à fait envisageable à l’heure actuelle.

De toute évidence le théâtre stratégique maritime de l’océan Indien gagne actuellement en importance en même temps qu’il se complexifie et qu’il devient plus incertain. Qu’ils le veulent ou pas, les États et territoires insulaires sont impliqués dans la compétition stratégique qui s’intensifie. Pour autant, le rôle des uns et des autres n’est pas arrêté, ni en ce qui concerne les moyennes et grandes puissances engagées dans l’océan Indien, ni en ce qui concerne les petites et grandes îles de la région. Mais quoi qu’il en soit, les États et territoires insulaires de l’océan Indien joueront longtemps un rôle de premier plan dans un « grand jeu » qui se déroulera largement en mer, certains pour les forces nationales qui y seront déployées (Andaman et Nicobar, La Réunion, voire peut-être les îles Cocos, etc.) et d’autres pour les forces militaires extérieures avec lesquelles elles coopéreront et/ou qu’elles accueilleront (Diego Garcia, Maurice, Maldives, Seychelles, Sri Lanka, etc.). Pour les îles, reste à espérer que l’océan Indien évoluera tout au long du XXIe siècle vers un espace de paix, de sécurité et de stabilité plutôt que vers un espace de guerre, de tension et d’instabilité.

1 « C’est le déploiement opérationnel de Polaris A3 à longue portée (2 500 milles marins) en septembre 1964 qui conféra à l’océan Indien son

2 Les États concernés sont l’Afrique du Sud, le Botswana, le Lesotho, le Malawi, le Mozambique, la Namibie, le Swaziland, la Tanzanie, la Zambie et le

3 Soit les Comores, Madagascar, Maurice et les Seychelles.

4 Incluant les archipels français de Crozet, des Kerguelen et de Saint-Paul et Amsterdam, ainsi que les îles australiennes de Heard-et-MacDonald.

5 L’Italie opère également une petite base militaire à Djibouti alors que, pour leur part, les forces armées allemandes et espagnoles utilisent la

6 Cette base fournit du support logistique aux forces américaines et à leurs alliés opérant dans l’océan Indien et permet de réaliser des opérations

7 Maurice entretient également une relation forte avec la France en matière de défense et de sécurité, mais cette relation est considérée comme

8 Conclu à New Delhi le 10 mars 2018, l’Accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République de l’Inde relatif

9 Signé par l’Inde et les États-Unis le 29 août 2016, le Logistics Exchange Memorandum of Agreement (Lemoa) permet désormais aux forces armées des

10 Cette route relie la Chine à l’Afrique du Sud, le versant atlantique de l’Afrique, l’Amérique du Sud (versant atlantique) et même le sud-est des

11 L’entente originale conclue avec le Royaume-Uni stipulait que les États-Unis pouvaient utiliser Diego Garcia aux fins de leurs besoins militaires

12 En 2011, la Russie aurait refusé une offre des Seychelles pour l’installation d’une base navale à Port Victoria (Reuters/defenceWeb, 2012).

13 Texte original en anglais : « While partnerships between big and middle powers will determine the balance of power in the region, islands will

14 À cet égard, Hardy (2020) propose une excellente analyse de la situation en ce qui concerne les Seychelles.

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1 « C’est le déploiement opérationnel de Polaris A3 à longue portée (2 500 milles marins) en septembre 1964 qui conféra à l’océan Indien son importance stratégique dans la course aux armements nucléaires. Du nord-ouest de l’océan, le Polaris III expose à l’attaque toutes les régions situées entre la frontière occidentale soviétique et la Sibérie orientale ; le Polaris III peut atteindre tous points situés du sud au nord de l’U.R.S.S. jusqu’à Leningrad. Il couvre toutes les principales régions industrielles d’Ukraine, jusqu’au Kouzbass » (Saksena, 1976, p. 58).

2 Les États concernés sont l’Afrique du Sud, le Botswana, le Lesotho, le Malawi, le Mozambique, la Namibie, le Swaziland, la Tanzanie, la Zambie et le Zimbabwe (État-major des armées, 2011, p. 41).

3 Soit les Comores, Madagascar, Maurice et les Seychelles.

4 Incluant les archipels français de Crozet, des Kerguelen et de Saint-Paul et Amsterdam, ainsi que les îles australiennes de Heard-et-MacDonald.

5 L’Italie opère également une petite base militaire à Djibouti alors que, pour leur part, les forces armées allemandes et espagnoles utilisent la base française de Djibouti (base de défense des Forces françaises stationnées à Djibouti).

6 Cette base fournit du support logistique aux forces américaines et à leurs alliés opérant dans l’océan Indien et permet de réaliser des opérations de longue portée dans l’ensemble de la région (incluant les États côtiers et l’arrière-pays). En plus de sa puissance de feu et de ses capacités de support logistique, elle se distingue par son isolement et la discrétion que cela lui procure. Malheureusement, cela n’est pas sans lien avec la saga des Chagossiens qui furent expulsés de leur archipel pour assurer cette parfaite discrétion (Vine, 2009).

7 Maurice entretient également une relation forte avec la France en matière de défense et de sécurité, mais cette relation est considérée comme complémentaire à sa relation avec l’Inde.

8 Conclu à New Delhi le 10 mars 2018, l’Accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République de l’Inde relatif à la fourniture de soutien logistique réciproque entre leurs forces armées, permettra aux forces armées françaises et indiennes de recevoir un soutien logistique, des fournitures et des services les unes des autres lors des visites portuaires autorisées, des exercices conjoints, de la formation conjointe, de l’aide humanitaire et des secours en cas de catastrophe (The Stateman, 2018 ; The Wire, 2018).

9 Signé par l’Inde et les États-Unis le 29 août 2016, le Logistics Exchange Memorandum of Agreement (Lemoa) permet désormais aux forces armées des deux pays d’utiliser les bases de l’autre n’importe où dans le monde pour du soutien logistique, des fournitures et des services (Pubby, 2017 ; Rosen et Jackson, 2017).

10 Cette route relie la Chine à l’Afrique du Sud, le versant atlantique de l’Afrique, l’Amérique du Sud (versant atlantique) et même le sud-est des États-Unis (importations de gaz naturel liquéfié). Son poids est en constante croissance dans le commerce maritime de la Chine.

11 L’entente originale conclue avec le Royaume-Uni stipulait que les États-Unis pouvaient utiliser Diego Garcia aux fins de leurs besoins militaires pour une période de 50 ans (1966-2016) pouvant être automatiquement prolongée pour une période additionnelle de 20 ans (2016-2036).

12 En 2011, la Russie aurait refusé une offre des Seychelles pour l’installation d’une base navale à Port Victoria (Reuters/defenceWeb, 2012).

13 Texte original en anglais : « While partnerships between big and middle powers will determine the balance of power in the region, islands will shape the new framework for a security architecture. Access to and influence over islands will provide strategic advantages, thereby influencing the response from the other competitors » (Baruah, 2018).

14 À cet égard, Hardy (2020) propose une excellente analyse de la situation en ce qui concerne les Seychelles.

Figure 1 : Bases, installations et activités militaires dans les îles de l’océan Indien

Figure 1 : Bases, installations et activités militaires dans les îles de l’océan Indien

Figure originale, conception de l’auteur

Christian Bouchard

Université Laurentienne (Sudbury, Canada)
cbouchard@laurentienne.ca

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