L’archive d’images de l’ancienne « Société coloniale allemande » (« Deutsche Kolonialgesellschaft ») se trouve aujourd’hui dans la bibliothèque de l’Université de Francfort/M. Financé par la « Fondation allemande de la recherche » (« Deutsche Forschungsgesellschaft »), l’ensemble de photographies a été digitalisé et mis en ligne, facilitant ainsi l’accès à ces sources iconographiques importantes : environ 20.000 livres et 50.000 images y sont disponibles1.
Parmi les collections, il y a des images qui concernent la population Rwandaise, pays colonisé par l’Allemagne entre 1894/95 et 19162. L’analyse des archives révèle que les colonisateurs-photographes se basaient sur une classification issue de théories « hamitiques » largement répandues en Europe. Faisant référence à une longue histoire de phantasmes d’origine biblique, les Européens étaient convaincus que le Rwanda était divisé en trois « ethnies » clairement définies et séparées, les « Tutsi », les « Hutu » et les « Twa »3.
Les Tutsi seraient d’origine lointaine, immigrés au Rwanda depuis le Tibet, l’Abyssinie ou l’Egypte. Leur « taille imposante », « l’élégance de leurs mouvements », leurs « caractère distant » et « aristocratique » les auraient destinés à dominer les autres membres de la société. En tant que pasteurs possédants d’immenses troupeaux, ils auraient pris possession du pays entier tout en introduisant leurs rois comme une élite de « nègres blancs », « racialement supérieurs » aux autres. La « description psycho-physique » qu’August Vetter a livrée en 1906 est révélatrice de l’admiration que les colonisateurs exprimaient à l’égard des Tutsi :
Unerschrocken und selbstbewusst begegnet der hochgewachsene, oft 2 m und darüber große Mtussi […] dem Europäer, sich vorteilhaft von der durch den Kampf ums Dasein niedergedrückten und scheuen Bantu-Bevölkerung unterscheidend. Der vornehme Eindruck, den dieses stolze Hirtenvolk auf den Reisenden, der zum ersten Male mit ihm zusammentrifft, ausübt, geht am besten aus der wohl etwas zu enthusiastischen Schilderung des Hauptmanns Langheld hervor : « Die Wahima sind ein äußerst schönes, ansehnliches Volk, nicht nur unter Negern, sondern auch unter den kritischen Augen des Europäers. Hoch und schlank gewachsen, mit wundervoll gebildeten Händen und Füssen, vereint der Mhima in seinem Äußeren die Krafterscheinung eines Naturmenschen mit der klassisch schönen Erscheinung der Statue eines Praxiteles4.
Sans peur et sûr de soi, mesurant souvent 2 mètres ou plus, le très grand Mtussi rencontre l’Européen, se distinguant de manière avantageuse du peuple Bantu, démoralisé par la lutte pour la vie et caractérisé par la timidité. L’impression d’élégance que ce fier peuple de pasteurs produit sur le voyageur quand il entre pour la première fois en leur contact se révèle, mieux qu’ailleurs, dans les descriptions peut-être un peu trop enthousiastes du capitaine Langheld : « Les Wahima [= Tutsi ; A.P.] sont un peuple extrêmement beau et d’une belle prestation, et pas uniquement aux yeux des nègres, mais aussi sous le regard critique des européens. Par leur stature élevée et élancée, leur mains et pieds merveilleusement formés, le Mhima [= le roi ; A.P.] associe dans son apparence l’apparition de la force de l’homme de la nature avec le bel aspect d’une statue de Praxitèle. » [traduction A.P.]
Les Hutu, considérés comme une ethnie d’agriculteurs, de « taille moyenne », « moins intelligents », souvent « laids », « de peau plus noire », « peu inclinés à la politique », représentaient, toujours suivant ces théories, la grande majorité, sans être capables de se faire valoir face à la minorité Tutsi, ces « envahisseurs » auxquels les Européens reconnaissaient une ressemblance avec l’idéal des statues grecques5.
Le dernier groupe, les « Twa »6, souvent qualifié de « pygméen », était, quant à lui, vu comme un « peuple de nains », « primitif », « physiquement résistant », « sans véritable culture humaine » – un groupe caché dans la « jungle », « vivant de la chasse », de la poterie ou servant de « bouffons » ou de « bourreaux » à la cour du roi, suivant donc leur prétendue proximité physique avec les « singes ». C’est de nouveau August Vetter qui résume ainsi les « résultats » de la recherche de son époque :
Parish führt die hässlichen, fast kretinartigen Gesichtszüge der Batwa auf fortgesetzte Inzucht zurück. Während die Batwa von den Wahutu sehr verachtet werden […], bevorzugen die Watussi sie aus politischen Gründen stark. Als Grogan die Umgebung der zwei tätigen Vulkane erforschte, traf er hier Eingeborene, die nach seiner Aussage auf einer sehr tiefen Stufe stehen. Ausgesprochene Mikrokephalen mit stark vorspringenden Backenknochen, wiesen sie mit ihren langen Armen, dem Hängebauch und den kurzen Füßen große Ähnlichkeit mit den Affen auf. Das Gesicht mit seinen fast tierischen Zügen, der Körper und die Gliedmaßen waren mit borstigen Haaren bedeckt. Von den Pygmäen, mit denen sie den geängstigten, unsteten Blick und das lauernde Wesen gemein haben, unterschieden sie sich durch ihre bedeutende Größe. Grogan glaubt in ihnen ebenfalls Reste der früheren Bewohner des Landes gefunden zu haben7.
Parish explique les traits de visage des Batwa laids et ressemblants à des crétins par un inceste ininterrompu. Alors que les Batwa sont fortement méprisés par les Wahutu […], les Watussi les préfèrent pour des raisons politiques. Quand Grogan a étudié la zone des deux volcans actifs, il y rencontra des indigènes qui, selon lui, se trouvent sur une échelle très basse. Des microcéphales extrêmement marqués avec des pommettes saillantes, des longs bras, un ventre pendant et des pieds courts avaient des fortes similitudes avec les singes. Le visage avec ses traits presque animalesques, le corps et les extrémités étaient couverts de poils broussailleux. Au niveau du regard peureux et menaçant, ils ressemblent aux pygméens, à la différence de leur taille importante. Grogan croit d’avoir trouvé en eux aussi des restes des habitants anciens. [traduction A.P.]
Les deux « descriptions » citées ci-dessus sont paradigmatiques d’une pensée qui a longtemps exercé son influence sur la politique allemande puis belge et sur des privilèges alternant un groupe puis l’autre. C’est le mérite de l’historien Jean-Pierre Chrétien que l’ethnogenèse du Rwanda soit devenue, dans les années 1980 et 1990, l’objet d’une réflexion qui prenait de la distance par rapport au « réalisme » prétendu des anthropologues, voyageurs et colonisateurs qui avaient forgé ces concepts. Chrétien résume ainsi sa réflexion :
Durant au moins un siècle, celui de la mainmise coloniale, l’hypothèse hamitique, conçue comme une vérité établie, a été une clé de voûte de l’africanisme. L’explication de tout trait culturel par l’intervention de conquérants ou d’immigrants qualifiés de « Hamites » par opposition aux « nègres en tant que tels », est devenu un schéma récurrent et omniprésent, un véritable tic ethnographique8.
Or, le tutsicide de 1994 ne peut être dissocié du procès d’essentialisation d’identité introduit sous l’ordre colonial allemand, renforcé et durablement implanté sous la colonisation belge9. Des catégories sociales et professionnelles sont peu à peu devenues des identités fixes surtout à partir du moment où, au début des années 1930, les autorités belges ont obligé la population de faire apparaître leur appartenance « ethnique » sur leurs cartes d’identité respectives10.
Aucun génocide ne pouvant fonctionner sans « résoudre » le problème de l’identification de ceux qui doivent être tués, le marquage de passeports pratiqué au Rwanda est similaire aux différentes méthodes d’identification mise en place par le « Troisième Reich » avec, par exemple, le tampon « J » (pour « juif ») dans les passeports, le port de l’étoile de David, l’attribution de prénoms supplémentaires « Sarah » et « Israël » ou encore de signes peints aux portes d’appartements habités par ceux qui devaient être déportés. Le tatouage de numéro dans le camp d’Auschwitz n’était rien d’autre que l’aboutissement, le paroxysme d’une politique de distinction, de ségrégation et de séparation qui mena finalement à la destruction des juifs d’Europe11. Comme au Rwanda, l’intention de l’extermination n’était pourtant pas à l’origine des premiers actes administratifs. C’est seulement avec le temps que les contraintes exercées par la bureaucratie ont servi de base à la mise en place d’un appareil d’extermination caractérisé par une efficacité et une rapidité sans égales.
Toujours en ce qui concerne le Rwanda, les barrières et les points de contrôles érigés à partir du 6 avril 1994 (date à laquelle l’avion du président rwandais a été abattu et à laquelle les tueries, préparées depuis longtemps12, ont commencé) marquent, eux, une politique dans laquelle ces papiers permettaient de choisir qui devait vivre et qui devait mourir13.
L’utilisation des mots « Tutsi », « Hutu » et « Twa » pose donc problème14. Dans la société rwandaise actuelle, ils ont été bannis – les passeports ne contiennent plus aucune information ethnique et mentionner son appartenance en public est fortement tabou. Les tentatives de ce qu’on appelle généralement « la réconciliation » passent à la fois par un nouveau langage et implicitement par une distance au passé colonial (et donc aussi à son langage). Nos propres réflexions partent du fait que les « ethnies » n’existent pas, et les « races » non plus. Les « Hutu » et les « Tutsi » partageant la même langue, la même culture, la même religion, les mariages dites « mixtes » étaient fréquents – les catégorisation ethniques correspondaient donc à une tentative de « mettre de l’ordre » dans une société dans laquelle les identités avaient été fluides.
Mots de recherche
Or, la dangerosité de l’ethnogenèse qui s’est opérée à l’époque coloniale ne semble pas avoir laissé de traces dans les pratiques d’archive comme celui de la « Société coloniale allemande ». Tout utilisateur qui souhaite trouver des photos autour d’un thème peut se servir de mots de recherche qui renvoient aux descriptifs accompagnant chaque photo. Concernant le Rwanda, les mots « Tutsi », « Hutu » et « Twa » apparaissent donc comme si leur utilisation allait de soi. Aucun recours aux guillemets n’est effectué – les mots sont là, comme s’ils représentaient une réalité sans histoire, sans catastrophe, donc en quelque sorte la « nature » même des êtres exposés15. Voici un premier exemple (image 1) :
Cette représentation est révélatrice de l’approche phantasmatique à l’époque coloniale en général. Le photographe, Max Weiss, a attribué à sa photo le titre « DOA 13 / Riesen u Zwerge. / Weiss 47. / 47 ». « DOA » est l’abréviation pour « Deutsch-Ostafrika », « l’Afrique orientale allemande », alors que « Riesen und Zwerge » signifie tout simplement « géants et nains ». On n’apprend rien sur les Tutsi, aucune trace16 ne justifie le fait que l’archive ait intégré dans ses métadonnées l’appellation « Tutsi » ainsi que les synonymes « Watussi » et « Watutsi » termes qui amènent des réponses dans les mots de recherche. C’est donc cette observation qui marque le point de départ des réflexions qui vont suivre.
Si les mots « Hutu », « Tutsi » et « Twa » ont effectivement été utilisés par les photographes de l’époque, leur présence dans les descriptifs est pleinement justifiée. Une légende donnée par le photographe fait partie de la photographie, et doit donc obligatoirement être mentionnée dans les métadonnées. Mais si ce n’est pas le cas, l’utilisation systématique de guillemets, de points d’interrogation – ou simplement le silence – s’imposent.
Il peut certes y avoir des photos où le contexte historique (par exemple des récits de voyage) justifie l’idée que telle ou telle photo était censée représenter un « Tutsi », un « Hutu » ou un « Twa ». Pourtant, en absence de ces informations, l’utilisation de catégories ethniques peut facilement servir au négationnisme qui, dès ses débuts, a accompagné le tutsicide17. Et même quand une photo identique se trouve dans le fond de l’archive et en reproduction, dans un ouvrage d’un même photographe (ici Max Weiss), il serait souhaitable que la source de la classification soit systématiquement indiquée pour historiciser et relativiser les concepts ethniques18.
Voici un exemple d’une image de deux adolescentes rencontrées par le photographe Max Weiss, réutilisée par la suite pour une publication d’envergure. La première photo est issue de l’archive de Francfort (image 2), alors que la deuxième se trouve justement dans le livre de Weiss, intégrée dans son chapitre sur les « Tutsi » (image 3).
En comparant ces deux photos, on remarque que l’arrière-plan a été retouché, apparemment pour concentrer le regard sur les deux personnes principales. Ces dernières apparaissent une troisième fois, sur une autre photo encore, cette fois-ci de face et entourées par d’autres femmes (image 4).
Pour ce cas spécifique, on pourrait avancer l’argument selon lequel nos connaissances concernant l’œuvre de cet explorateur sont suffisamment précises pour attribuer à la photo de l’archive les catégories ethniques dont l’existence semblait, à l’époque, être une évidence. On pourrait donc imaginer le mot de recherche « Tutsi », mais accompagné de l’avertissement : « catégorisation ethnique selon le livre de Weiss »20.
Or, l’archive procède souvent de manière arbitraire. On trouve les mots ethniques même quand rien ne laisse penser que Weiss lui-même ait appliqué ces catégories aux Rwandais. Le rôle qu’a joué l’appareil colonial allemand pendant la mise en place de privilèges pour les « races supérieures » risque donc de devenir invisible si aucune réflexion sur l’influence des théories hamitiques n’est menée aujourd’hui. C’est comme si, malgré le génocide, les distinctions ethniques correspondaient quand même à une réalité tangible, quelque part inscrite dans les corps des individus d’« avant la catastrophe ». Mais en vérité, « les appréciations » des colonisateurs étaient « marquées par un impressionnisme d’ordre notamment esthétique »21.
La situation mémorielle en Allemagne
On peut se poser la question de savoir si les débats autour de la provenance d’objets de musées comme celui du « Humboldt-Forum » de Berlin22 ne seraient pas à élargir par un questionnement sur la provenance de concepts et d’idées, donc par un héritage immatériel.
Malgré le fait que l’Allemagne, par sa politique mémorielle, ait inscrit la Shoah dans son identité nationale23, la revendication du « plus jamais ça » n’a pas produit d’effet par rapport à « l’autre » génocide, celui d’un pays pas si éloigné, car lié à l’Allemagne par une histoire d’enchevêtrement colonial. Les débats entre historien.nes réclamant un regard croisé sur l’histoire de la Shoah et le colonialisme allemand24, d’un côté, et historien.nes dénonçant la « banalisation » de la Shoah par les comparaisons de la recherche dite « post-coloniale », de l’autre côté25, donnent l’impression qu’un oubli continue à être accepté par rapport à l’histoire germano-rwandaise26.
Dans la société allemande d’aujourd’hui, une prise de conscience commence seulement à avoir lieu par rapport aux événements qui ont mené à la destruction de Namas et Héréros du Namibie au début du XXe siècle27. La question de savoir comment étudier les massacres, la guerre d’usure et la politique de la faim et de la soif dans cette colonie allemande continue à s’imposer à la recherche et au débat public. Mais le Rwanda reste étrangement hors champ, comme si l’ancienne appellation « Deutsch-Ost-Afrika » avait durablement caché le fait que le Rwanda, ce petit pays densement peuplé, mais peu connu à l’époque, avait lui aussi fait partie de cette partie de l’empire colonial allemand.
Par conséquent, les archives de Francfort semblent être le symptôme d’un silence, d’un manque de conscience et de connaissance généralisés. Analyser d’autres images de la « société coloniale allemande » correspond donc surtout à une tentative d’historiciser le langage d’une archive réclamant de faire partie d’une recherche « post-coloniale ». On peut partir de l’hypothèse que les photos restent finalement peu connues parce que l’histoire du génocide au Rwanda est aux marges d’un débat se cristallisant particulièrement autour d’histoires de la violence de masse où « causes » et « effets » de l’extrême se suivaient quasi immédiatement.
Le Rwanda est un cas compliqué à comprendre : les conséquences de l’idéologie et de la politique coloniale se faisaient sentir avec un « retard » de plusieurs décennies. Les idéologues coloniaux allemands n’étaient plus là quand les tueries ont commencé. Le silence concernant le Rwanda est-il donc un phénomène de « concurrence mémorielle » qui s’oppose aux tentatives d’une « mémoire multidirectionnelle », réclamée par Michael Rothberg ?28
Cette question servira d’arrière-plan pour nos analyses. Il s’agit de repérer, dans un premier temps, quelques topoï dans l’œuvre du photographe Max Weiss qui, comme mentionné déjà, n’a pas seulement voyagé au Rwanda, mais qui a aussi publié un livre « ethnographique » richement illustré – exemple parlant de l’« éthnification » en cours. Dans les archives de Francfort, avec 56 photos, la collection de Weiss compte parmi les fonds les plus complets sur le Rwanda.
Dans un deuxième temps, nous allons élargir notre réflexion à la présentation des vaches et aux appellations qu’on leur a données. En nous référant à la violence subie par ces animaux pendant le génocide, la question se pose de savoir dans quelle mesure le mot « Watussirind » (« bœuf Watussi ») peut être considéré comme étant un simple concept zoologique – ou s’il s’agit au contraire d’un renforcement de l’interprétation raciste d’origine coloniale qui, en 1994, devait avoir des conséquences terribles à la fois pour les animaux et les êtres humains.
Le dernier chapitre se concentre, enfin, sur l’analyse d’un processus que l’on pourrait appeler « création de typologie par un regard criminologique ». Nous allons montrer que le besoin de comprendre « l’ordre » ethnique des choses s’exprime aussi au niveau esthétique, c’est-à-dire dans la mise en scène du corps des individus déjà en train d’être « racialisés ».
Les rois et les élites
Dans son livre, Weiss souligne que les Tutsi ne seraient qu’une petite minorité au sein de la société rwandaise. Pourtant, les photographies les concernant sont bien plus nombreuses que celles du groupe Hutu. Si on tient uniquement compte des photos montrant des êtres humains (et non pas de la mise en scène du paysage), on constate que dans cet ouvrage, 59 photos s’intéressent aux Tutsi, et seulement 37 aux Hutu29.
Cet intérêt marqué pour « l’élite » avait une longue tradition qui avait commencé à s’établir déjà avec les premiers voyageurs allemands, au milieu des années 1890. L’idée que ce pays serait un état fortement centralisé, gouverné par un roi puissant et incontesté, explique pourquoi des aventuriers comme le Conte von Götzen et ses successeurs voulaient à tout prix entrer en contact avec Mutsinga, le roi du Rwanda30. Les premiers contacts entre la cour rwandaise et les Allemands ont rapidement créé des attentes stipulant qu’à partir de ce moment, aucun voyage au Rwanda ne pouvait avoir lieu sans tenter au moins une fois de rencontrer le roi. Le fait que celui-ci ait à plusieurs reprises envoyé un substitut sans déclarer ouvertement qu’il ne s’exposait pas en personne a finalement été découvert par Richard Kandt, le premier « résident » au Rwanda et fondateur de Kigali, la future capitale du pays31.
Etant donné que tout le monde croyait d’abord avoir vu le roi, il n’est pas étonnant que l’apparence physique de Mutsinga, une fois sorti de sa cachette, ait peu à peu été prise comme « modèle » ou « typologie »32 qui, selon ces voyageurs, donnaient une idée des corps de tous les hommes tutsi. C’est ainsi qu’entre 1910 et 1912, Julius Hermann Schott a pu, par une perspective venant volontairement du bas, établir un exemple pour les techniques permettant de souligner la taille de cet homme qui mesurait plus de 2 mètres.
Dans la photo, Mutsinga est représenté à droite, portant un tissu blanc, équipé d’une lance comme tout son entourage. L’image est rythmée par ces armes, mais aussi par les regards des hommes qui semblent vouloir étudier les spectateurs restés en Allemagne (image 5).
Par la suite, les hommes de la cour de Musinga ont également été mis en avant pour prouver que la physionomie des Tutsi correspondait bel et bien à leur statut social apparemment immuable. La photo suivante date de 1913 (image 6). Elle a été prise par un photographe inconnu qui, selon ses propres informations, s’est intéressé aux « Eingeborene / Junge Krieger / Watussi / bei – Waffenspielen und Tänzen am Hof des Königs Mzinga von Ruanda » (« indigènes / jeunes guerriers / Watussi – en train de jouer aux armes et de danser à la cour du roi Mzinga de Rwanda » [traduction A.P.]). Le fait que des jeunes hommes en grand nombre portent tous le même tissu blanc que le roi donne l’impression que leur « degré de civilisation » se traduit par l’évitement de la nudité. Chrétien et Kabanda résument : « Même l’habillement est interprété racialement : la nudité est signe de sauvagerie et l’habit se fait plus long dès qu’il a du sang hamite, selon la notation d’un anthropologue allemand »33.
Mutsinga est généralement introduit comme étant un « sultan », malgré le fait que sa religion n’avait aucun rapport avec l’islam ou avec la cour de l’Empire ottoman. À chaque fois, il est célébré au centre d’hommes supposés lui ressembler physiquement. Les photographes des deux photos suivantes sont restés anonymes (images 7 + 8) :
Le photographe de la dernière image est un personnage connu : Kurt von Schleinitz, général de division et commandant de la « troupes coloniales » d’Allemagne (« Schutztruppe »), qui procède, lui aussi, par de forts contrastes entre un personnage principal – ici, selon l’archive, le premier ministre du pays, vêtu en blanc – et un groupe d’hommes plus sombre, portant des tissus plus discrets. On a l’impression que la mise en valeur du chef donne un modèle que l’on transfère sur les personnes placées derrière lui. C’est cela qui accrédite la classification et une homogénéïté factice du groupe.
La mise en valeur d’un seul « chef » suffit pour conclure que tous les autres correspondent bel et bien à la typologie de son corps (image 9).
En considérant l’ensemble de ces photographies, on constate qu’une sorte d’évidence se crée dans ce processus collectif de raconter par l’image le pays éloigné et sa population : en évitant soigneusement de représenter le contact entre les « ethnies » et en se concentrant sur une présumée « homogénéité » physique de chaque groupe, toujours pris à part. Les photographies préparent l’étape suivante qui est celle de la mesure « exacte » des corps. L’anthropologue français Jean Hiernaux, chercheur au centre IRSAC (Institut pour la recherche scientifique en Afrique centrale), tenta en 1954 d’appliquer l’idée de la taille du corps « du » Tutsi aux détails de son apparence physionomique, par exemple au nez. Dans son livre « Les caractères physiques des populations du Ruanda et de l'Urundi »34, on lit que les différences constatées seraient « hautement significatives » :
Dans chaque pays le nez des Bahutu est hautement significativement moins haut que celui des Batutsi (f = 9,86 au Ruanda, 7,89 en Urundi). Les Batwa ont le nez le plus bas : la moyenne diffère hautement significativement de la plus proche, celle des Bahutu de l’Urundi (t = 3,62)35.
Max Weiss, qui, quatre décennies avant, s’était présenté comme un aventurier et un explorateur sans véritable compétence en matière d’anthropométrie, se contenta, quant à lui, de subsumer toute sa collection d’images sur le Rwanda sous le titre déjà cité : « géants et nains ». On n’y trouve ni chiffres, ni statistiques, mais, dès le début, le message principal est mis en évidence : il ne peut y avoir de lien, pas de « mélange » entre des êtres « si différents », de statures « tellement opposées », des « intelligences » si « fortes » ou si « basses ». Et si, dans des cas rares, on met quand même un groupe à côté de l’autre, c’est uniquement pour prouver leur « incompatibilité raciale ».
Dans les archives de Francfort, on trouve une photo qui est emblématique pour tout le fond de Weiss. Elle existe en deux versions, une fois en noir et blanc (image 10), une autre fois comme diapositive colorée, sous un verre par endroit cassé (image 11).
En regardant ces photos, il semble désormais inutile de préciser qui se trouve à côté du « nain ». Il suffit d’écrire que l’homme nu, petit, forcé dans une position quasi-militaire soit reconnaissable en tant que « Twa » – et on suppose que l’autre pôle soit évident, puisque cet autre homme est vêtu et nettement plus grand que le premier, ce qui indique qu’il doit bien s’agir d’un « Tutsi ».
Mais l’archive, pour une fois, reste silencieuse quant à la « classification ». Même si sur cette photo, Tutsi et Twa font partie du même monde mythique, peuplé par des personnes relevant plutôt d’un conte colonial que de la réalité, on trouve seulement les mots « Batua » et « Batwa » parmi les mots de recherche et aucune référence aux Tutsi. Est-ce que la conscience historique et une référence aux publications plus récentes sur le génocide ont finalement gagné en force ? Souhaite-t-on enfin garder en mémoire des témoignages tels que les interviews dans lesquels des rescapés ont raconté leur vécu au journaliste français Jean Hatzfeld ? Dans ces interviews, une femme tutsi avançait des hypothèses pour « expliquer » la violence subie en 1994 :
C’est notre physionomie qui est l’origine du mal, voilà la vérité. Nos muscles qui sont plus longs, nos traits qui sont plus fins, notre marche qui est plus raide. Notre prestance de naissance, je ne vois que ça. Ce que les Hutus ont fait, c’est plus que de la méchanceté, plus qu’un châtiment, plus que de la sauvagerie. Je ne sais rien de précis, car si une extermination se partage en conversation, elle ne peut pas s’expliquer de façon acceptable, même entre ceux qui l’on vécue. Il surgit toujours une nouvelle question que l’on n’avait pas prévue37.
Histoires de troupeaux
Les photos de bœufs et de vaches font partie des images qui sont souvent accompagnées du mot de recherche semblant y correspondre : « Watussirind » ( = « bœuf de Watussi »). Les automatismes de l’ethnification sont-ils de retour dès que les hommes quittent la scène ? (images 12 + 13) Voici deux exemples, toujours accompagnés par le mot de recherche » Tutsi ».
En allemand, la possibilité de créer des mots composés ad hoc implique des nuances difficiles à traduire en français. Alors que le « Rind eines Watussi » (« Le bœuf d’un Watussi ») indique tout simplement que cet animal est la propriété d’un être humain (ou d’un groupe de personnes) précis, le mot « Watussirind » devient plutôt le nom de la race bouvine, donc un concept zoologique. Etant donné que les Tutsi étaient effectivement des bergers et, en plus, très attachés à la beauté et la valeur à la fois économique, sociale et culturelle de leur troupeaux38, on pourrait penser que ce mot composé décrit une réalité objective, sans implications politiques ou raciales concernant les êtres humains.
Le génocide a prouvé que le contraire est vrai : à partir du 6 avril 1994, les vaches ont souvent subi le même sort, le même destin que leurs propriétaires. Les Hutus diffusaient des techniques permettant de leur couper les sabots ou la partie inférieure des jambes pour les rendre plus petites, plus « standardisées », plus « conformes aux mesures de la majorité Hutu »39. L’idée raciste selon laquelle les bergers tutsi étaient « trop élancés » se traduisait par des amputations atroces qui devaient faire souffrir les bêtes et les hommes le plus longtemps possible40. Les fêtes de village qui suivaient habituellement ce « potlatch », permettaient de faire l’expérience d’une abondance, surtout au niveau de la consommation de la viande41. On peut donc voir que les génocidaires humanisaient les animaux pour mieux animaliser les êtres humains42.
Quand, à côté de la photo ci-dessous (image 14), l’utilisateur est confronté au mot de recherche « Tutsi », il n’y a au premier abord aucune raison qui pourrait l’expliquer. Le photographe, un certain C. Vincenti, actif à Dar es-Salaam dans un atelier de photographies, indique qu’il a voulu montrer du « bétail de Tanganika » (« Tanganika-Vieh ») et rien d’autre. Les animaux sont donc, certes, localisés géographiquement, mais sans porter en quelque sorte « l’identité raciale » de leur propriétaire. En supposant que toutes les vaches devaient forcément faire partie de troupeaux dont les propriétaires étaient des Tutsi, l’archive oublie le fait que les animaux circulaient entre Tutsi et Hutu donnant ainsi de la fluidité sociale entre les deux groupes professionnels.
Mot de recherche : Tutsi
Alphonse, l’un des tueurs interrogés par Jean Hatzfeld après sa condamnation prend d’ailleurs de la distance par rapport à ce « motif » pour ses propres crimes :
Je ne crois pas que les vaches présentaient un détestable problème. Sinon, on pouvait bien abattre uniquement les troupeaux. Je ne crois pas que nos cœurs détestaient les Tutsis. Mais il était inévitable de le penser, puisque la décision était prise par les encadreurs de tous les tuer. Pour tuer sans vacillation autant d’humains, il fallait détester sans indécision. La haine était le seul sentiment autorisé au sujet des Tutsis. Les tueries étaient une entreprise trop manœuvrée pour nous poser d’autres questions sentimentales43.
D’ailleurs, dans les archives, le mot « Tutsi » n’apparaît pas parmi les mots de recherche pour les photographies de vaches de Kurt von Schleinitz, prises à la même époque que Vincenti. Il semblerait que des simples hasards décident de ce qui est proposé aux chercheurs : parfois, les archivistes indiquent les ethnies, d’autres fois ils ne les précisent pas ; parfois, ils s’adaptent aux « savoirs » coloniaux en indiquant des illustrations publiées ; parfois, ils osent se taire et ne pas reproduire le langage d’antan parce qu’effectivement, les sources et les informations manquent.
Plus un auteur publie sur le Rwanda, plus le danger semble être élevé que les catégories ethniques soient prises au sérieux. Il suffit de rappeler la première photo dont on sait seulement qu’elle montre un jeune homme. L’indication selon laquelle il serait un « Tutsi » est sans fondement. Bien plus tard, c’est par la violence que les enfants tutsis devaient apprendre ce qu’ils étaient censés représenter. Une rescapée rapporte :
À la fin du cycle primaire, tous les élèves devaient passer un examen d’admission pour l’école secondaire. Jusque-là, je n’avais pas conscience de mon ethnie, je savais que j’étais rwandaise, c’est tout. […] Il fallait aussi remplir une fiche d’identification où était demandée entre autres qu’elle est l’ethnie. C’est la première fois où j’ai entendu l’histoire d’ethnies. Je souligne ici que j’ai été éduquée dans une famille où je n’entendais pas ces histoires d’ethnies, Hutu, Tutsi, Twa, machin. J’ai été éduquée sans l’ethnicité. Donc face à cette fiche identitaire, quand je suis arrivée là où on me demandait mon ethnie, j’ai demandé aux camarades ce qu’elles avaient mis, elles, car c’était une école de filles. J’ai vu que toutes mes camarades avaient mis Hutu, alors moi aussi j’ai mis Hutu. Ça ne me disait absolument rien du tout, c’est juste une mention pour moi. Quand j’ai rendu ma fiche, la maîtresse d’école m’a regardée, et ma demandé de dire à mon père de se présenter le lendemain à l’école44.
On pourrait se poser la question de savoir si des mots comme « machin » pourraient dans le futur dominer un langage qui se libère du langage des archives : Hutu, Tutsi, Twa, machin ? Au premiers abords, cette proposition peut paraître risquée, car le mot « machin », utilisé pour un être humain, est dévolarisant et déshumanisant. Mais ici, la rescapée ne se réfère pas aux êtres humains mais au contraire aux appellations « raciales ». Elle lance donc l’idée selon laquelle toutes ces catégorisations ne méritent pas de mot précis mais sont à ranger dans la rubrique « machin ». La réalité ne connaît pas les frontières précises que les mots « Hutu », « Tutsi » et « Twa » avaient impliquées.
Regard du criminologue
Pour conclure, un dernier regard comparatif va de nouveau se concentrer sur les photographies de Max Weiss. Dans son ouvrage, les hommes et femmes rwandais.es (et plus généralement les Africaines et Africains) ont tendance à être de plus en plus « mis en ordre », suivant un schéma permettant de les « examiner » en quelque sorte de tous les côtés. Ainsi, les membres du groupe d’hommes ci-dessous (image 15) peuvent être regardés d’en face, du côté et de derrière. Cela implique en même temps qu’ils ne sont plus des êtres individuels, mais plutôt des prototypes où chacun serait remplaçable par son voisin respectif. Les deux hommes au milieu, montrés de face, semblent être les mêmes qui se montrent aussi de profil et de derrière, et réciproquement.
Plusieurs hommes qui, en arrière-plan, semblent attendre leur tour, font penser que l’arrangement des corps principaux paraît encore hésitant ; mais petit à petit, le regard quasi-criminalistique de Weiss gagne en aisance – et donc aussi en autoritarisme. Cette tendance ne se révèle pas uniquement dans les photos montrant des Tutsi ou des Hutu. Tout l’ouvrage sur les « tribus » « professionnalise » en quelque sorte la mise en scène en imposant aux corps des personnes photographiées des positions précises, de plus en plus standardisées. Parfois, cela se fait sur deux photos juxtaposées (image 16) :
Les légendes « Mann » (« homme ») vs. « Jüngling » (« jeune homme ») laissent penser que deux personnes distinctes ont été mises devant la bâche blanche et sa prétendue « neutralité scientifique ». Mais leur ressemblance présumée est, ici aussi, au centre. Peu importe s’il s’agit de deux masaïs distincts ou d’un seul – le public doit y voir un seul être humain, donc le « type masaï ». Dans d’autres photos, Max Weiss a fait des économies en photographiant d’un seul coup deux personnes, elles aussi apparemment « comparables », voire « identiques » (image 17).
Ceci est aussi le cas quand, de toute évidence, la taille des deux personnes choisies diffère beaucoup. Dans l’exemple suivant, ce sont donc les vêtements et les décorations qui sont censés transmettre le regard simultané – une fois du devant, une autre fois du derrière – d’une seule et même personne (image 18).
Ce même schéma s’applique également aux deux femmes ci-dessous, elles aussi « au garde-à-vous », avec une posture stricte, quasi-militaire (image 19) :
Parfois, le regard proposant deux « points de vue » s’élargit pour évoluer en direction d’une sorte de « triptyque », s’approchant ainsi de plus en plus du schéma « complet » de la photographie criminologique. C’est le cas chez les trois femmes ci-dessous qui, par les décorations en blanc et par la distance symétrique entre leurs corps, deviennent, elles aussi, une seule et même personne (image 20).
La même observation vaut pour trois autres femmes qui semblent avoir dû enlever une partie de leurs vêtements pour devenir plus facilement « identiques », les boucles d’oreille des deux femmes latérales aidant à sous-entendre que là où les bijoux sont identiques, les corps sont identiques aussi (image 21).
Les trois mères suivantes, par contre, sont, certes, « typées » comme les autres, mais la présence de leurs bébés casse l’idée de la sobriété et de la « scientificité » criminologique. Un homme qui, à gauche, observe le travail de Weiss, dérange la composition voulue (image 22).
Après ce détour dans d’autres contrés de la colonie « Afrique allemande orientale », revenons maintenant une dernière fois aux « ethnies » rwandaises. Contrairement aux photos d’autres pays et d’autres cultures, Max Weiss se plaît à mettre en scène de grands groupes de femmes tutsi, renonçant ainsi à la « typologisation » et à la fusion de trois corps dans un seul, apparemment « identique » (images 23-25).
On peut se demander comment expliquer cette déviation du schéma dominante. Le texte révèle qu’il a été particulièrement difficile pour Weiss d’obtenir l’autorisation pour photographier ces femmes. Une fois le refus surmonté et les résistances « vaincues », le voyageur n’a pas photographié deux ou trois femmes l’une après l’autre, mais toutes en même temps, presque pour ne pas perdre cette occasion unique.
La comparaison entre les corps peut donc se faire de manière « verticale » ou « horizontale ». Malgré les différences entre les photos « criminologiques » proprement dites, d’un côté, et la création de corps identiques « en » et « par » la « masse » des femmes ci-dessus, un intérêt du regard colonial reste constant : en essayant de « classer » les gens en « ethnies », Weiss cède au besoin d’imposer une discipline aux individus, à la position de leur bras, mains, têtes et jambes ainsi que, plus généralement, à l’angle qu’ils prennent par rapport à la caméra.
On peut remarquer le problème que posent les mots de recherche des archives à Francfort pour chaque photo analysée individuellement. La recherche de l’« ordre » au niveau ethnique correspond à la recherche de l’ordre qu’on impose aux individus qui, justement, n’intéressent pas en tant que tels, mais sont uniquement au service du projet global de l’« ethnification ». C’est ainsi que le photographe fait croire (à soi-même comme au public) que le regard reste immuablement « scientifique » et « froid », donc indépendant du désir érotique qui pourrait trouver un ancrage dans la masse de corps nus dont les pieds touchent encore les vêtements à peine tombés par terre.
Utiliser et réutiliser les concepts ethniques de l’époque coloniale ne revient pas seulement à renforcer une idéologie qui, en 1994, a démontré toute sa dangerosité, mais aussi à continuer d’avoir un regard voyeuriste mettant les individus à nu pour mieux imposer l’uniformisation, la standardisation et la typologisation de personnes que l’on souhaite dominer. Dans ce sens-là, les métadonnées des archives ne sont ni neutres, ni descriptives, mais plutôt prescriptives et du coup sujet à réflexion. Le but aujourd’hui reste le même. Le but scientifique est dans le dernier mot : « Hutu, Tutsi, Twa, machin. » Pourquoi « machin » ? Parce que le mot « machin » n’est pas dévalorisant. « Machin », c’est une chose que l’on ne considère pas comme importante, une chose qui n’influence ni l’appréciation de l’individu, ni la vie commune. Le « machin », c’est ce qui en réalité n’existe pas. La rescapée qui parle ici n’ajoute donc pas une quatrième ethnie aux trois ethnies « connues ». Elle souhaite, au contraire, que le « machin » « contamine » de manière subversive les appellations « Hutu », « Tutsi », « Twa » : elles ne veulent rien dire non plus, elles ne correspondent à aucune réalité – sauf à la réalité du génocide dont les bourreaux croyaient justement que les séparations ethniques étaient essentielles.