Introduction
Il s’agit ici de contribuer à la constitution du champ des études littéraires indianocéaniques. Pour ce faire, commençons d’abord par préciser les limites de notre terrain d’enquête, à savoir le sud-ouest de l’océan Indien, même si la méthode que nous exposons a vocation à s’appliquer, de façon plus large, à l’entièreté de cet océan dont nous considérons seulement la partie gauche du W à l’envers1. Cet espace comprend l’île de Madagascar, l’archipel des Comores, La Réunion, Maurice et les Seychelles. En ce sens, cet ensemble englobe et excède celui des Mascareignes. Il contient en outre des îles et des archipels et il est conçu, à l’heure actuelle, d’une façon qui ne traite pas des continents, même si ce que Nathalie Carré appelle la côte a autant de rapport avec les confins2 qu’avec l’océan dont il est la frange, conformément au concept de Paul Ottino3. Nous précisons encore que notre domaine de recherche est la francophonie, ce qui signifie que nous nous intéressons, en priorité, au texte littéraire écrit en français, tout en nous appuyant parfois également sur des textes en langue vernaculaire des îles. La présente contribution se situe, d’un point de vue scientifique, au carrefour entre les études océaniques et la géographie littéraire. Nous laissons donc de côté l’histoire4 et l’histoire littéraire de l’océan Indien5, notamment à partir du moment où Bernardin de Saint-Pierre en ouvre la voie en Europe6. Dans Lieux de mémoire et océan. Géographie littéraire de la mémoire transatlantique aux XXe et XXIe siècles (2022), Yves Clavaron et Odile Gannier définissent ainsi les enjeux des études océaniques : « Les études océaniques s’intéressent aux océans et aux continents, aux îles, aux archipels et aux côtes aussi bien qu’aux navires, et peuvent concerner la littérature aussi bien que les sciences humaines, dont l’histoire »7. Il s’agit donc ici de poursuivre et de prolonger ce qui a déjà été fait, en termes d’études océaniques, à propos de l’Atlantique, à la suite des travaux de Paul Gilroy notamment, c’est-à-dire de proposer une histoire culturelle et littéraire d’un espace océanique8. Le présent article propose une géographie littéraire, méthode qui consiste à penser le littéraire non plus selon un paradigme historique, mais selon un paradigme géographique9. C’est la raison pour laquelle nous transposons ici le concept d’origine géographique d’échelle dans le domaine littéraire. En géographie, l’échelle, concept issu de la cartographie et longtemps resté à l’arrière-plan de la recherche, rend compte de la taille de ce qui est représenté sur une carte qui donne à voir un lieu ou un espace. En littérature, ce concept peut servir à indiquer des niveaux de focalisation. Longtemps « outil technique secondaire »10, l’échelle tend à devenir aujourd’hui une « composante de la réflexion théorique »11. Nous souhaitons y voir un « instrument “scopique” »12 permettant de mieux classer et observer les faits littéraires indianocéaniques. Conformément aux propositions des études océaniques, nous en avons retenu trois - l’île, l’archipel et l’océan – que nous appliquerons à l’océan Indien – dont nous reconnaissons la complexité et que nous considérons comme un terrain de recherche13, en particulier dans sa zone sud-ouest. On peut également effectuer un parallèle avec les études aréales mais nous nous focalisons davantage, à l’heure actuelle, sur l’espace que sur le temps. Nous explorerons donc, en les transposant dans le domaine littéraire, les avantages et les inconvénients de chaque échelle. En effet, l’échelle insulaire permet la précision, mais se montre myope. De même, l’échelle océanique suscite l’intérêt pour le global, mais peut aussi se diluer dans le flou. En pensant successivement – mais aussi ensemble – les trois échelles que sont l’île, l’archipel et l’océan, nous espérons pouvoir garder le meilleur de chacune afin de pallier le moins bon.
L’échelle insulaire
Recherches en littérature insulaire
En littérature, dans la perspective des island studies, l’échelle insulaire consiste à étudier la littérature île par île, ou d’« île en île », pour reprendre le titre d’un site en ligne14. Dans ce dernier, aujourd’hui archivé, on trouve une rubrique « océan Indien » entourée par d’autres telles que : « Atlantique », « Caraïbes », « Méditerranée » et « Pacifique ». Du point de vue de la géographie littéraire, sont placés, sur le même plan, une mer intérieure, un archipel et trois océans. Dans la section indianocéane, la rubrique « littérature » adopte ensuite une approche hétérogène : « Littérature comorienne », « Littérature malgache », « Littérature mauricienne » et « Littérature réunionnaise ». Il existe donc quatre ensembles qui ne sont pas forcément sur le même plan, en fonction de la taille et de la configuration ou non en archipel. Les appellations renvoient à une vision politique des îles qui peut poser problème. En effet, la littérature comorienne inclut Mayotte pourtant sous administration française. De même, quel est le degré d’autonomie de l’objet « littérature réunionnaise » ? En outre, si l’on considère la production littéraire île par île, on peut reconnaître que toutes les îles n’ont pas été étudiées de façon égale. La littérature insulaire la mieux étudiée en elle-même et pour elle-même nous paraît être celle de Maurice15. Puis viennent celles de La Réunion16 et de Madagascar17. Les études littéraires sur les îles de l’archipel des Comores sont plus développées à Mayotte18 qu’à la Grande-Comore, Anjouan ou encore Mohéli. Il en va à peu près de même pour les Seychelles19. On remarque enfin que ce discours de recherche en cours de constitution commence souvent par le genre de l’anthologie, c’est-à-dire un moment d’analyse qui prépare la synthèse et un moment de discontinuité qui précède les vues d’ensemble.
La juxtaposition des îles
De façon plus inattendue, l’échelle insulaire est reprise dans les ouvrages plus généraux sur la zone. L’exemple le plus probant est le diptyque de Jean-Louis Joubert, dont la première partie nous intéresse plus particulièrement : Littératures de l’océan Indien (1991)20. Il se compose de cinq parties dont la configuration mérite analyse : « Madagascar », « L’île Maurice », « La Réunion » et « Archipels ». Comme l’indiquent à la fois le plan et la récurrence des cartes - pour permettre au lecteur de se situer -, Jean-Louis Joubert fait œuvre de géographe littéraire. À nouveau, ce qui nous intéresse est la façon dont le chercheur découpe son objet d’étude. Il commence par l’île du sud-ouest de l’océan Indien la plus importante par sa taille et par l’antériorité de son peuplement, celle que Flacourt nomme la « Grande isle ». Viennent ensuite Maurice, comme dans le classement précédent, puis La Réunion, soit l’ensemble mascarin. Jean-Louis Joubert ne consacre pas, dans son ouvrage de 1991, de partie propre aux Comores et aux Seychelles, regroupées sous l’appellation qui se rattache aux deux lieux, mais plus habituellement au premier, qui mentionne plus souvent ce statut dans l’expression « archipel des Comores ». En d’autres termes, Jean-Louis Joubert propose moins une géographie littéraire de l’océan Indien que des géographies littéraires des îles et archipels de l’océan Indien. La synthèse transversale se fait encore attendre. En ce sens, le concept d’amarre appliqué par Françoise Vergès et Jean Claude Carpanin Marimoutou à l’île de La Réunion a valeur d’exemple21. On peut enfin mentionner un très bref ouvrage qui tente une telle approche selon les axes suivants : « Émergence des littératures insulaires », « Nouvel essor des littératures insulaires » et « Écritures indianocéaniques contemporaines »22. Le recours récurrent au pluriel montre que la synthèse n’est pas encore réalisée.
Un poudroiement de livres et d’articles
Dans Les Rochers de Poudre d’or, Nathacha Appanah propose un récit d’engagisme de l’Inde vers Maurice23. « Poudre d’or » est ici un toponyme mauricien. Mais l’on remarque que le mot poudroiement – ou ses équivalents – est souvent utilisé dans la littérature comme dans la critique indianocéanes. Nous y voyons un révélateur de discontinuité. En-deçà même de l’échelle insulaire, il convient de mentionner l’approche monographique – qui peut être considérée comme une échelle –, qu’elle s’applique à un auteur ou une œuvre. Les Lectures indiaocéanes (2016) de Daniel-Henri Pageaux en sont également un exemple intéressant24. En ce qui concerne l’archipel des Comores, on peut citer les travaux sur Mohamed Toihiri25, Nassur Attoumani26 ou encore Abdou Salam Baco27. Ces travaux ne sont pas en contradiction avec l’échelle insulaire. Ils contribuent au contraire à l’étayer. L’étude des œuvres et des auteurs fournit la matière première et littéraire de l’île. Si l’on prend l’exemple de l’archipel des Comores, et que l’on retrace l’histoire de la recherche en littérature, on ne peut qu’être frappé par une forme de discontinuité. Cette dernière a, pour nous, deux significations. Elle indique la richesse de la matière littéraire aux Comores, mais elle suggère aussi la difficulté à former une république des lettres, au sens ici d’un groupe de chercheurs. À l’origine de la recherche en littérature dans l’archipel des Comores, on trouve Guerriers, princes et poètes aux Comores dans la littérature orale (2000) de Moussa Saïd Ahmed28. Il s’agit d’une thèse de doctorat qui traite de la littérature orale et se présente également comme une anthologie du corpus exploité. L’échelle archipélique y est quelque peu floue et l’on peut soupçonner l’importance du prisme grand-comorien. En 2008, Dominique Ranaivoson publie un article intitulé « Qui entendra le cri des Comoriens ? ». On y découvre les noms d’une littérature émergente :
Notre attention se portera principalement sur les questions de l’affirmation de soi dans une situation si ambiguë et sur les diverses stratégies adoptées par les auteurs contemporains. Nous citerons Nassur Attoumani et Alain-Kamal Martial, Mahorais, David Jaomanoro, Malgache vivant à Mayotte, Salim Hatubou, fils de Comoriens installés à Marseille et Patrice Ahmed Abdallah, origine de la Grande-Comore. La diversité des statuts et des trajectoires nous fait d’emblée réaliser la polysémie de l’adjectif « comorien »29.
La chercheuse souligne la difficulté de la tâche, géographiquement parlant. On comprend également l’intérêt qu’il y a à ouvrir le concept d’écrivain francophone au plurilinguisme qu’il pratique souvent. On observe également bien souvent des phénomènes d’intermédialité et de polygraphie. La géographie littéraire invite aussi, de manière dynamique, à envisager les circulations et migrations des écrivains francophones et de leurs écrits dans la zone indianocéanique. Abdoulatuf Bacar relève néanmoins le gant l’année suivante en proposant : Comment se lit le roman postcolonial ?30. Jean-Luc Raharimanana et Magali Nirina Marson acceptent aussi le défi dans un ouvrage dont le titre indique le problème qu’il affronte : Les Comores : une littérature en archipel (2011)31. On retrouve le concept géographique d’archipel transposé ici en littérature pour en expliquer la discontinuité, mais aussi peut-être la possibilité de former une unité. Ali Abdou Mdahoma ajoute ensuite sa pierre à l’édifice sous le titre : Le Roman comorien de langue française32. On y trouve un inventaire discontinu d’auteurs et d’œuvres qui sont ensuite rassemblés dans une histoire littéraire en trois époques : le bégaiement de l’histoire (1985-1995), la rencontre des origines (1995-2000) et l’altérité (2000-2005). Les recherches en littérature, dans l’archipel des Comores, distinguent pour le moment principalement la littérature orale de la littérature écrite et se conçoivent assez peu en termes géographiques articulant l’échelle insulaire et l’échelle archipélique. On peut aussi songer au concept d’îléité de Magali Compan qui permet d’articuler l’échelle insulaire et l’échelle archipélique en dépassant les tensions propres à l’insularité33.
L’échelle archipélique
L’archipel des Comores et les Seychelles
Jean-Louis Joubert consacre la cinquième et dernière partie de ces Littératures de l’océan Indien (1991) aux « Archipels ». Elle contient un chapitre sur les Comores et un autre sur les Seychelles. L’appellation d’archipel est également pertinente dans les deux cas, mais elle vient plus rapidement à l’esprit dans le cas de l’archipel des Comores, les quatre îles de la lune étant la Grande-Comore, Anjouan, Mayotte et Mohéli. Les Seychelles se composent d’un ensemble d’îles beaucoup plus complexe en ce qu’il comporte une centaine d’îles qui ne sont pas toutes habitées et dont quatre se détachent : Mahé, Praslin, La Digue et Silhouette. La capitale, Victoria, se situe à Mahé. En ce qui concerne l’archipel des Comores, l’échelle archipélique est difficile à penser pour plusieurs raisons. La première est d’ordre politique. Les Comores forment un État indépendant de quatre îles dont l’une est restée sous administration française. La seconde est d’ordre historique. Les quatre îles ne sont pas d’égale importance. La Grande Comore et Anjouan apparaissent comme de grandes îles qui exercent une hégémonie sur les petites îles que sont Mayotte et Mohéli34, rapport de force renversé par le rattachement politique de Mayotte à la France. Par conséquent, les travaux de synthèse sont encore rares et manifestent parfois, nous semble-t-il, certains biais. Prenons le cas de la littérature des proverbes. Dans Du Côté des proverbes comoriens (2006), Mohamed Bachirou, originaire de la Grande Comore, présente comme comoriens des proverbes en réalité grands-comoriens35. Cela ne signifie pas que les proverbes ne se retrouvent pas dans les autres îles, mais que le travail de généralisation s’est effectué d’une façon discutable36. De même, un titre comme La Sagesse populaire de l’île d’Anjouan (Comores) (2013) pose également beaucoup de questions à un chercheur qui n’y trouve pas de réponse précise. La sagesse d’Anjouan est-elle tout ou partie de la sagesse des Comores ? Pour le savoir, il faudrait disposer d’ouvrages parallèles sur la sagesse populaire dans les trois autres îles de l’archipel. Nous avons remarqué, dans un article récent, le phénomène inverse. Les auteurs partent d’un titre général comorien alors qu’ils interrogent un cas particulier mohélien :
Les échanges cérémoniels pratiqués dans chacune des quatre îles de l’archipel des Comores – Ngazidja, Mohéli, Anjouan et Mayotte – donnent à voir les transformations qui affectent les sociétés insulaires au gré des flux de populations, de biens et d’idées qui les traversent et les constituent. Le croisement, dans ces sociétés, de principes distincts et parfois opposés d’organisation sociale confère à l’analyse comparative de ces transformations un intérêt général. Ainsi la singularité du cas de l’île de Mohéli concernant les constructions hiérarchiques entre groupes de descendance et entre individus permet d’apporter un nouvel éclairage sur la variété des organisations sociales insulaires.37
Dans cet article d’anthropologie que nous transposons ici dans le domaine littéraire, le concept d’échelle est manié avec une rigueur toute scientifique. La citation commence par poser l’échelle archipélique au niveau des Comores, avant de descendre vers l’échelle insulaire qui mentionne les quatre îles, puis celle qui fait l’objet de la présente enquête. Correctement utilisée, l’échelle archipélique ne sert donc pas à dissimuler l’échelle insulaire.
Pertinence de l’utilisation du concept d’archipel
Les Comores et les Seychelles sont-elles les deux seuls archipels du sud-ouest de l’océan Indien ? Deux cas de figure méritent d’être étudiés. Le premier est celui de Maurice. En effet, dans la carte qu’il propose au seuil de son chapitre sur Maurice, Jean-Louis Joubert présente une carte de cette île seule38. Or, les différents chapitres de cette partie mentionnent l’île Rodrigues. L’État mauricien combine Maurice et Rodrigues, qui sont pourtant plus éloignées l’une de l’autre que Maurice et La Réunion. L’État mauricien possède également Agaléga et Saint-Brandon. On peut enfin rappeler que l’île Tromelin, administrée par la France, est réclamée par Maurice. Le concept d’archipel pourrait être convoqué à la fois en littérature et en géopolitique. Le deuxième cas de figure est diamétralement opposé et concerne Mayotte. En effet, dans la production littéraire relative à Mayotte, on trouve parfois le terme « archipel » appliqué à l’île aux parfums39. La raison d’être de cet emploi réside dans le fait que Mayotte se compose d’une Petite et d’une Grande Terre. Cet usage du terme « archipel » nous paraît donc abusif. Il peut en outre être soupçonné de récupération idéologique. En effet, ceux qui considèrent Mayotte comme un archipel sont souvent proches de la position idéologique française et, consciemment ou inconsciemment, reprennent à leur compte un vocabulaire permettant la séparation.
L’archipel comme concept intellectuel : le cas des Mascareignes
Aux côtés des Seychelles, des Comores et de Maurice, il existe un autre archipel dans l’océan Indien, c’est-à-dire un ensemble d’îles, à savoir les Mascareignes :
On désigne du nom de Mascareignes les îles de La Réunion et Maurice, situées dans l’océan Indien, aux abords de Madagascar. Il s’agit d’un rapprochement étrange opéré entre des terres qui ont un parcours historique différent : Maurice a acquis son indépendance en 1968, alors que La Réunion conserve le statut de département d’outre-mer français. Les littératures francophones mauricienne et réunionnaise sont toutes deux nées de la colonisation française et continuent de se développer.40
Les Mascareignes sont donc un archipel formé par trois îles : La Réunion, Maurice et Rodrigues. Le rapprochement est jugé étrange par les auteurs de la citation qui précède en raison du statut politique actuel des îles, État indépendant dans un cas, département ultra-marin français dans l’autre. Néanmoins, celui qui regarde le temps long trouve des points communs entre ces îles. Le plus important d’entre eux est de n’avoir pas été habitées jusqu’à la pénétration européenne dans l’océan Indien. Sans revendiquer le concept, on peut remarquer qu’une chercheuse comme Valérie Magdelaine Andrianjafitrimo se plaît à comparer les littératures des deux îles comme dans l’article : « Histoire et mémoire : variations autour de l’ancestralité et de la filiation dans les romans francophones réunionnais et mauriciens »41. Deux raisons motivent une telle comparaison : d’abord la pertinence de la convergence entre les deux littératures puis, de façon subsidiaire, la volonté d’arrimer une littérature avec une autre plus importante, en l’occurrence celle de Maurice par rapport à celle de La Réunion. Le recours au concept de Mascareignes, qui coïncide pour nous avec l’échelle archipélique, se révèle particulièrement fécond :
L’unification contemporaine de ces îles au sein d’États métropolitains (départements français de Mayotte et de La Réunion) et d’États postcoloniaux insulaires (République de Madagascar) ou pluri-insulaires (Union des Comores, République des Seychelles, République de Maurice) n’a fait que complexifier cette problématique de la différenciation et de la mise en relation de populations transplantées, implantées, mélangées, et, en définitive, regroupées en « communautés de pratiques », inégalitaires par leurs savoirs, leurs pouvoirs, leurs richesses et prestiges respectifs, voire supérieures les unes aux autres et de leurs origines reconnues.42
Les îles du sud-ouest de l’océan Indien gagnent à être pensées ensemble car, en dépit de leurs différences de taille, de situation et de leur composition archipélique ou non, elles communiquent entre elles et rencontrent les mêmes problématiques. Ainsi la précédente citation distingue-t-elle entre le choix de l’insertion dans des États métropolitains ou celui de l’invention d’un État postcolonial. Dans ce cas de figure, les îles se déterminent par rapport à la colonisation, rompant ou non le lien avec l’ancienne métropole. En outre, les îles apparaissent comme des lieux de créolisation entre elles ou avec des ailleurs, mélange qui contribue à la singularité de chaque île. Enfin, penser ensemble l’archipel artificiel que constituent les Mascareignes permet de comparer les stratégies des îles, de dépasser l’échelle archipélique reconnue ou non et de préparer l’échelle océanique. En ce sens, l’échelle archipélique rejoint l’intuition de Françoise Lionnet qui oppose la recherche de l’unité à la conceptualisation de solidarités créoles43.
L’échelle océanique
L’état des lieux des études littéraires sur l’océan Indien
Camille de Rauville est l’un des premiers penseurs de l’océan Indien littéraire. Il commence cette enquête par une Anthologie de l’océan Indien (1956) dans laquelle il cherche à cerner son objet de recherche44. Plusieurs expressions se succèdent alors dont la première est celle d’une « littérature australe ». Cette dernière se comprend dans la perspective de la francophonie comme une « littérature française d’outre-mer » ou une « littérature d’expression française ». Elle se présente comme une amplification de l’archipel mascarin – La Réunion, Maurice et Rodrigues – auquel il ajoute Madagascar. L’anthologie a pour but de construire une « bibliothèque de l’océan Indien » et plus précisément de ce qu’il appelle l’océan Indien imaginaire. Il approfondit ensuite son intuition dans un essai intitulé Littératures francophones de l’océan Indien (1990)45. On y retrouve l’« ensemble cohérent de rapports entre elles » formé par les littératures de Maurice, La Réunion et Madagascar. Pour saisir « l’originalité d’une pensée australe francophone »46, l’auteur hésite entre deux termes : « indianocéanisme » et « océanindianisme »47. C’est le premier qui est finalement retenu, mettant l’accent, du point de vue de la géographie littéraire, sur le pays qui donne son nom à l’océan plus que sur l’océan lui-même. En ce sens, il reprend et prolonge les intuitions de Jules Hermann dans Les Révélations du grand océan (1927)48. Ce dernier illustre le mythe de la Lémurie, ce continent disparu qui explique le lien entre les îles du sud-ouest de l’océan Indien qui auraient formé, à l’origine, un continent. Le même espace est envisagé de façon très différente par Kumari R. Issur et Vinesh Y. Hookoomsing dans L’océan Indien dans les littératures francophones, un ouvrage en huit parties49. Deux de ces parties sont consacrées à des îles de l’océan Indien, la troisième « Madagascar : littérature, culture et anthropologie » et la cinquième « L’île Maurice plurielle ». Leur choix est intéressant, car ce ne sont pas les deux îles des Mascareignes, mais deux îles majeures du sud-ouest de l’océan Indien. L’échelle insulaire est donc présente, mais ne sert pas de point de départ. Une autre partie traite du pays qui donne son nom à l’océan : « visages et images de l’Inde ». On en revient donc à une approche continentale qui diffère de notre approche océanique. Une autre encore traite de l’océan Indien, à savoir « mer indienne : créolité et indianocéanisme », reprenant le nom du concept qui est le plus souvent utilisé pour penser ensemble les îles du sud-ouest de l’océan Indien. La géographie littéraire de l’océan Indien s’arrête là. Trois autres parties sont plus générales et choisissent des thèmes transversaux, la première, « voyages et rencontres », la quatrième « multilinguisme et interculturalité » et la sixième : « réalité et utopie ». La huitième et dernière partie compare l’océan Indien à d’autres ensembles ou l’y inclut : « Afrique, Caraïbes et Mascareignes : convergences et divergences ».
Élargir l’indianocéanisme pour penser le sud-ouest de l’océan Indien
Il nous apparaît, dans l’état actuel de nos connaissances, que l’océan Indien, dans sa partie sud-ouest, est principalement pensé à partir de l’île Maurice, La Réunion et Madagascar. Les connaissances les plus solides et les mieux reliées sont celles entre Maurice et La Réunion. Ce sont les résultats de l’approche mascarine. On peut en donner un exemple :
La difficulté qu’éprouvent ces cultures diverses à s’harmoniser tient au fait qu’elles ont été très largement spoliées et soumises à une acculturation brutale dès leur implantation dans les îles et que les hommes y ont connu une érosion rapide du sentiment d’appartenance et d’unités sociales, linguistiques, culturelles. Des histoires individuelles en lambeaux, agrégées en des histoires collectives fragmentées, ne parviennent guère à constituer de discours unifié autour des identités qui s’y entrecroisent et de leurs acculturations successives. La hantise du manque continue à prévaloir et à entraver la prise de conscience qu’une culture créole autonome s’y est organisée, sans doute aussi parce que manque un récit des origines et des interculturalités en acte. Comment « bricoler » un récit sur l’histoire, comment « rapiécer » les lambeaux que l’on garde des origines alors que l’on est dans un rapport de déphasage avec l’espace, le temps, les communautés humaines qui font l’île ?50
Ces questions, cruciales dans le cas d’îles qui n’ont pas été habitées avant le XVIIe siècle et qui ont été, en quelque manière, inventées par la colonisation, se posent également pour les îles et archipels déjà peuplés, mais dont la population a été modifiée par l’arrivée exploratoire des Européens, puis leur installation coloniale. Il convient à présent d’arrimer plus solidement Madagascar à cet ensemble, mais les connaissances littéraires sur cette île sont encore en cours de construction. Sont exclues de ce panorama, à l’heure actuelle, les données littéraires sur les Comores et les Seychelles. Ainsi l’échelle insulaire des connaissances littéraires ne nous semble-t-elle pas encore réalisée pour Madagascar et l’échelle archipélique pour les Comores et les Seychelles. C’est seulement à partir du moment où les échelles insulaires et archipéliques seront complètes que l’on pourra envisager, d’une manière vraiment synthétique, mais reposant sur l’analyse, des études littéraires indianocéanes qui ne souffrent pas d’exception et soient représentatives de l’intégralité des îles et archipels d’une manière équilibrée.
Considérer les trois échelles comme des poupées-gigognes à emboîter
Pour penser scientifiquement la littérature des îles de l’océan Indien, et, pour le moment, de la zone sud-ouest, il convient de prêter une égale attention à Maurice, La Réunion, Madagascar, aux Comores et aux Seychelles. Il nous semble aussi qu’il est important de prendre chaque île en compte, notamment dans le cas des Comores, mais aussi dans le cas de Rodrigues et des Seychelles. Commencer par l’échelle archipélique présente donc l’inconvénient d’une fausse évidence qui peut masquer, au sein d’un ensemble à interroger, des effets d’occultation. Ainsi les données littéraires actuelles sur l’archipel des Comores méritent-elles d’être interrogées. Les écrits globaux sur les Comores sont peut-être parfois des écrits hégémoniques qui relèvent d’une stratégie littéraire traversée par des enjeux de pouvoir. L’état des lieux littéraire sur Mayotte nous semble à peu près complet, mais ce n’est pas encore le cas pour Mohéli, Anjouan et la Grande Comore. De ce fait, la généralisation comorienne est difficile à effectuer. On peut en donner en exemple Anthologie d’introduction à la poésie comorienne d’expression française (1995) de Carole Beckett51. La chercheuse délimite prudemment son terrain de recherche qui se borne à une introduction à la poésie francophone de l’archipel des Comores. On y trouve des poèmes rattachés à des origines et reliés à des îles. L’anthologie montre clairement une unité d’inspiration. Mais la façon dont l’échelle insulaire est articulée à l’échelle archipélique reste floue. Il en va de même pour les Seychelles qui nous apparaissent encore comme un ensemble flou qui tente d’exister littérairement. Il convient aussi de se demander comment s’articulent, à tout le moins, Maurice et Rodrigues. Les recherches présentent donc, à l’heure actuelle, des lacunes et avancent à des vitesses différentes dans des domaines variés, raison pour laquelle le classement des travaux de recherche selon les trois échelles permet de vérifier ce qui a été fait, ce qui reste à faire, et comment s’emboîte ce qui existe et comment doit être construit ce qui permettra d’aboutir à un système de la littérature de l’océan Indien. Un tel système est possible parce que les îles de l’océan Indien, en particulier de la zone sud-ouest, fonctionnent ensemble :
Il y a quarante ans déjà, Paul Ottino [1974] soulignait l’intérêt heuristique que présente pour l’anthropologie, l’histoire, la géographie, la sociologie et l’archéologie le fait d’étudier ensemble le sud de l’océan Indien occidental, appréhendé comme une « aire culturelle » et « domaine de recherche » à part entière. Les archipels des Comores (Anjouan, Mohéli, Ngazidja, Mayotte), des Mascareignes (La Réunion, Maurice, Rodrigues) et des Seychelles (Mahé, Paslin, La Digue….) constituent, avec Madagascar, un ensemble régional unique. Celui-ci est en effet le seul creuset civilisationnel afro-eurasiatique, forgé dans l’un des derniers endroits habités de la planète, à la croisée des influences bantoue, arabo-persane, austronésienne, indienne et occidentale.52
Le sud-ouest de l’océan Indien est donc un projet possible pour les sciences humaines. La citation s’intéresse à l’anthropologie, l’histoire, la géographie, la sociologie et l’archéologie. Nous y ajoutons la littérature que nous articulons ici, en particulier, avec la géographie. Les auteurs pensent ensemble les îles et archipels qui entourent Madagascar, les Comores à l’ouest, les Mascareignes à l’est et les Seychelles au nord. Le titre du dernier ouvrage de Valérie Magdelaine-Andrianjafitrimo et Magali Compan ouvre la voie en proposant le concept de convergences océanes53. On y retrouve l’un des termes de la dernière partie de l’ouvrage collectif de Kumari R. Issur et Vinesh Y. Hookoomsing : « convergences ». Il s’agit donc à nouveau de penser ce qui unit les îles de l’océan Indien. Mais le titre ne traite pas seulement de l’océan Indien, mais des océans dans la perspective des études océaniques, comme le montre notamment l’article d’Yves Clavaron intitulé : « Les Oceanic studies ou l’émergence d’une épistémologie de la liquidité et de l’hyper-relation ». L’ouvrage se compose de quatre parties qui sont successivement : « Géopoétiques insulaires et marines », « Nécropolitiques du liquide », « Fluidités tidalectiques et éthiques relationnelles » et « Dérives et circulations ». Ces titres nous placent donc sous le signe de la théorie littéraire ou des théories appliquées à la littérature.
En conclusion, dans cet article de recherche en littérature indianocéanique, nous avons proposé de recourir au concept d’échelle considéré comme un « niveau d’observation pertinent »54. Pour ce faire, nous en avons considéré trois : l’île, l’archipel et l’océan. La simplicité de cette conception théorique et abstraite affronte ensuite les faits, qu’il s’agisse des travaux déjà effectués ou de la faisabilité de ceux qui sont encore à venir. Les échelles insulaire et archipélique devraient être préalables et au service de l’échelle océanique. Or, l’échelle insulaire littéraire n’est pas encore complètement construite en ce qui concerne Madagascar, les Comores et les Seychelles. L’échelle archipélique n’est donc pas possible pour les deux derniers ensembles. Dans un raccourci que nous indiquons lorsque nous le rencontrons, nous nous opposons à la réduction masquée de l’échelle océanique à une quelconque échelle archipélique ou insulaire. Nous y voyons une approche multiscalaire inauthentique. Le point de vue de la géographie littéraire se prolonge ensuite dans celui des études océaniques, indianocéaniques en l’occurrence. Cette approche met l’accent sur la mer plus que sur la terre. Par conséquent, elle envisage, de façon ambivalente, l’océan comme ce qui sépare et ce qui rapproche. Si les îles sont enclavées, les archipels sont des mises en rapport et l’océan un lieu de circulation. Si les terres sont lieu de spécificité, la mer est lieu de passage, de transformation et d’hybridation. Elle est l’interface qui, mettant les lieux en rapport, les fait communiquer entre eux, et donc les modifie dans le sens de ressemblances et des différences.
