Depuis 2020, les laboratoires de recherche sur les espaces créoles et francophones (LCF) et Océan Indien : Espaces et Sociétés (OIES) ont initié un cycle de séminaires ouverts à une diversité d’acteurs : doctorant·es, enseignant·es-chercheur·euses, chercheur·euses confirmé·es.
Leur spécificité tient au fait qu’ils sont organisés par deux laboratoires de recherches issus de différentes disciplines scientifiques : histoire, géographie, littérature, linguistique, sciences de l’information et de la communication, science politique, anthropologie, sciences de l’éducation1.
Ces séminaires se veulent à la fois des espaces de dialogue scientifique, de confrontation d’idées et des lieux de formation à la recherche. Ils permettent aux jeunes chercheur·euses de s’exercer à la présentation et à la mise en discussion de leurs travaux, tout en offrant aux chercheur·euses plus expérimenté·es un cadre propice à l’approfondissement réflexif. Car faire de la recherche, dans une perspective processuelle, relève d’un cheminement permanent.
Dans le prolongement des quatre séminaires dédiés spécifiquement à l’océan Indien2, les objets de recherche et les problématisations originales ont été partagés et/ou confrontés.
La singularité de ces rencontres réside aussi dans la provenance des contributions. Elles sont majoritairement proposées par des chercheur·euses revendiquant un ancrage territorial des recherches, une mise en perspective des objets et la production de savoirs situés3, centrés sur les sociétés de l’océan Indien. Cette dimension située du savoir, depuis un territoire et avec les acteurs qui l’habitent ou le pensent, constitue un enjeu épistémologique central. Au-delà de leur fonction de vulgarisation, de partage et de diffusion des savoirs, ces séminaires ont progressivement pris une dimension plus structurante. Il est ainsi apparu nécessaire d’inscrire ces échanges dans une démarche pérenne, via la constitution d’un dossier thématique qui prolonge les réflexions engagées. C’est dans une démarche de formation par la recherche et à la recherche que trois doctorant·es et une docteure Habilitée à Diriger des Recherches des laboratoires LCF et OIES ont coordonné le travail d’édition de ce numéro spécial, en collaboration avec des enseignant·es chercheur·euses. Plusieurs doctorant·es des unités de recherche se sont par ailleurs initié·es au travail de relecture critique des réponses à l’appel à articles. Ce travail formateur de relecture a été mené en interaction avec des chercheur·euses confirmé·es.
Fig. 1 : Affiche du séminaire « Océan Indien : territorialisation et conceptualisation » (25/11/2020)
Fig. 2 : Affiche du séminaire « Océan Indien : territorialisation et conceptualisation » (16/03/2022)
Fig. 3 : Affiche du séminaire « Océan Indien : territorialisation et conceptualisation » (14/12/2022)
Fig. 4 : Affiche du séminaire « Faire de la recherche sur et depuis l’océan Indien » (14/12/2023)
Plutôt que de resserrer l’attention sur un objet unique ou un champ circonscrit, nous avons fait le choix d’adopter une entrée transversale, en lien avec une préoccupation commune à l’ensemble des travaux présentés : les modalités d’ancrage et d’énonciation de la recherche depuis l’espace indianocéanique. C’est ce qui a guidé la formulation de la thématique du présent dossier : « Faire de la recherche sur et depuis l’océan Indien ».
Une telle proposition appelle à être précisée. Elle pourrait en effet prêter le flanc à une lecture essentialiste, voire ontologisante, en laissant entendre que le fait de « faire de la recherche depuis l’océan Indien » renverrait à une posture uniforme, voire figée. Or, les approches sont multiples, les objets pluriels, et les positionnements épistémologiques, eux aussi, marqués par une diversité d’ancrages théoriques, méthodologiques et géographiques. Il importe donc d’expliciter cette formulation : que signifie faire de la recherche sur l’océan Indien ? Et que signifie faire de la recherche depuis l’océan Indien ?
En effet, à travers cette thématique, il s’agit d’interroger l’océan Indien à la fois comme objet de recherche et comme point d’énonciation. Que nous dit cet espace lorsqu’il devient un terrain, un cadre d’analyse, ou encore un lieu de production de savoirs ? Compte tenu de leur complexité, les sociétés de l’océan Indien appellent une lecture croisée, fondée sur une approche interdisciplinaire. Paul Ottino4 soulignait déjà la nécessité d’articuler plusieurs approches disciplinaires (histoire, anthropologie, géographie, linguistique, sociologie, sciences de la communication, science politique entre autres), pour en rendre compte avec rigueur. Cette diversité disciplinaire ne va pas sans poser de défis méthodologiques et épistémologiques, notamment lorsque les chercheur·euses tentent de penser la région à partir de leurs ancrages scientifiques spécifiques. Parmi les travaux récents, Bernard Idelson et Grégoire Molinatti5 ont, par exemple, exploré les déplacements de frontières symboliques et matérielles à partir d’explorations scientifiques opérées depuis l’université de La Réunion.
L’effort de conceptualisation de l’ensemble des recherches menées dans cette partie du monde a fait émerger une notion, « l’indianocéanique », qui fonctionne comme une « boîte à outil », permettant de saisir et de rendre intelligibles les dynamiques de territoires de circulation, des identités, de productions culturelles, linguistiques et médiatiques, géopolitiques, etc. de cette partie du monde. Faire de la recherche sur l’océan Indien relève donc, sur le plan des partis pris épistémologiques, de la manière de se saisir de la réalité de cet espace du monde pour en faire un objet de recherche.
En tant que pratique située, la question du lieu d’énonciation est généralement posée. Patrick Charaudeau6 fait savoir que le lieu d’énonciation d’un discours constitue un élément déterminant de sa légitimité ou en est l’un de ses gages. Faire de la recherche depuis l’océan Indien revient donc non seulement à l’identité de l’énonciateur·ice mais aussi au lieu à partir duquel on parle et avec quelle légitimité. Pris sous ce prisme, se pose la problématique des épistémologies situées ou non, à partir desquelles on peut lire et comprendre les sociétés de l’océan Indien eu égard à leur différence et à la question de la « colonialité des savoirs importés ». Bernard Idelson7 a démontré le principe de « transferts de modèles importés » pour analyser les réalités de l’océan Indien. En effet concernant « le problème de la détermination de cadres théoriques adaptés à leur objet », une double question se pose. D’une part, celle de « leur transférabilité depuis les espaces européens d’émergence des sciences modernes » ; et d’autre part, celle « du contexte sociohistorique des territoires concernés qui invite à ce que ces cadres soient modulés en fonction du degré d’altérité du terrain sur lequel le chercheur doit se pencher »8. Cette perspective permet de « revisiter » des concepts théoriques en les adaptant aux réalités locales. Dans ce sens, les travaux de Jacky Simonin et Michel Watin9 ont proposé de revisiter, à partir du terrain réunionnais, le concept normatif habermassien de l’espace public. Ce qui offre ainsi une compréhension plus nuancée des phénomènes analysés. Les contributions réunies dans ce numéro spécial des Carnets de Recherches de l’océan Indien proposent d’élargir la focale au-delà de La Réunion, cette dernière ayant été parfois considérée de manière réductrice par les travaux en sciences humaines et sociales comme une île laboratoire, notamment autour de la formule du « vivre ensemble ». Lors d’un récent colloque organisé à l’université de La Réunion10, cette formule, qui circule largement dans l’espace public, a fait l’objet d’une analyse critique, en particulier par sa propension à invisibiliser les types de conflictualités. Faire de la recherche depuis l’océan Indien peut ainsi relever d’une forme de valorisation des savoirs et des pratiques de recherche telles qu’elles se forgent et sont à l’œuvre à travers les séminaires doctoraux.
C’est cette position qui permet aux chercheur·euses de l’océan Indien de s’intéresser à des contextes singuliers, d’avoir un accès facilité aux archives, aux discours ou aux acteurs de l’océan Indien. Ces contextes façonnent inévitablement les objets et les terrains de recherche. Les sociétés humaines, si elles partagent bien des « structures fondamentales »11, se caractérisent aussi par une très grande diversité de groupes dont les singularités dépendent de leur environnement. Ainsi, les sociétés de l’océan Indien et les faits sociaux qui les traversent doivent être réfléchis dans des logiques qui leur sont propres. On s’interroge ainsi sur ce qui fait la partie singulière et plurielle de ces sociétés (leurs cultures, leurs normes, leurs mémoires, leurs représentations, leurs langues) mais aussi sur ce qui leur est commun (des emprunts linguistiques, des pratiques, des recettes de cuisine, des pas de danse, une mémoire collective, des paysages…). Par exemple, « l’identité à la fois insulaire et créole »12 de l’île Maurice et de La Réunion permet d’observer leurs similitudes mais aussi ce qu’elles ont de singulier. Toujours, cela mène à se demander comment « Dire l’océan Indien »13.
Réfléchir collectivement les permanences et mutations d’un espace multiscalaire comme l’océan Indien encourage les chercheurs à revoir leur cadre théorique marqué – et limité – par le culturalisme. Quelle que soit la discipline, l’angle d’approche, les mêmes questions s’imposent au fil du temps : comment les groupes sociaux s’organisent-ils, comment transforment-ils l’espace maritime et bordé par l’océan en territoires ? À cet égard, les sociétés relèvent aujourd’hui d’un universalisme organisationnel en État-nations. Dans ce cadre, les cultures politiques sont indissociables des pratiques culturelles. Dans l’océan Indien, leurs transformations sont marquées par l’empreinte de l’esclavage et de la colonisation ainsi que des rapports de force asymétriques qui perdurent.
L’intégration régionale est un objet de recherche de plus en plus investi depuis l’océan Indien. Elle remet en question l’universalisme ainsi que « l’illusion de la localité »14. S’intègre-t-on à l’Est de l’Afrique, dans les « bassins » Indo-Pacifique, India-Océanique ou de l’Indianocéanie ? Quelles en sont les spécificités ? Ces questions d’intégration régionale, discutées tardivement, depuis 2013 seulement, à la Commission de l’océan Indien, trouvent une genèse politique d’unité régionale, qui cherche à se définir comme ensemble15 et à statuer sur des concepts communs16 ainsi que sur des cadres de coopération17.
Ces échelles proposent des géopolitiques concomitantes nouvelles18 qui peuvent souligner, selon certains, l’abandon d’une recherche de définition scientifique au profit de la reconnaissance d’une construction idéologique ex nihilo dont on peine à choisir le vocable adapté19. Cet auteur conclut à une « résolution de ne pas condamner une volonté d’union régionale qui fait sens et le désir de mettre à jour des opportunités pour une dénomination encore en devenir ». Par ailleurs, une « Nouvelle Géopolitique Océan Indien » émerge20. Elle « concerne tout autant les nouvelles stratégies géopolitiques des acteurs dans la mondialisation que le nouveau cadre conceptuel géopolitique apporté par la science politique et son analyse des relations internationales, de la vie politique ainsi que de la maritimisation ». L’imbrication des enjeux sécuritaires, militaires, économiques et commerciaux ainsi que territoriaux ressort de ces analyses sur l’océan Indien et l’Indo-Pacifique21. Elle ouvre de nouvelles questions sur la complexité des conflictualités et les nouveaux défis de coopération.
Ces éléments du contexte de l’océan Indien ont conduit les chercheurs à se forger des catégories analytiques davantage opérantes22. En histoire, par exemple, la période associée au Moyen-Âge n’étant pas appropriée, Serge Bouchet a choisi de nommer la période du VIIe au XVIe siècle « l’océan Indien ancien »23. Ainsi, l’océan Indien incite les historien·nes à repenser le découpage temporel de l’histoire24. Il incite de la même façon les géographes à réfléchir sur ses propres frontières mouvantes et plurielles. Émergeant d’un océan Indien au cœur de l’articulation du système-monde ancien25 et espace d’échanges culturels26, la délimitation géographique de cet océan est multiscalaire, comprenant des dimensions à la fois insulaires, continentales et temporelles. Enfin, l’océan pose au chercheur en sciences humaines et sociales la question de la créolisation et de l’hybridation des sociétés et des pratiques qui peinent à être délimitées.
Ce dossier spécial propose deux axes de réflexion sur ce que recouvre « Faire de la recherche sur et depuis l’océan Indien ». Le premier analyse l’océan Indien selon un paradigme géographique océanique, le second le travaille selon un paradigme historique post-colonial.
Dans le paradigme océanique, Christophe Cosker avance l’intérêt épistémologique interdisciplinaire d’une analyse à trois échelles en interaction dont aucune ne masque l’autre : insulaire, archipélagique, océanique. « Par conséquent, elle envisage, de façon ambivalente, l’océan comme ce qui sépare et ce qui rapproche… l’interface qui, mettant les lieux en rapport, les fait communiquer entre eux, et donc les modifie dans le sens des ressemblances et des différences ». Il montre comment ce paradigme est opératoire en littérature indianocéanique et pourrait l’être dans d’autres disciplines.
Nathalie Noël montre l’intérêt de la « médiation culturelle des territoires » par la recherche-action dans ces contextes « indiaocéaniques ». Elle analyse et mobilise la notion de transition et ses usages pour construire les transitions sociétales comme objet de recherche mais aussi objet de la diplomatie scientifique dans l’Indiaocéanie « quand les conflits autour du patrimoine culturel peuvent venir (les) entraver dans un contexte indo-pacifique ».
Christiane Rafidinarivo élabore un cadre conceptuel qui conjugue « territorialisation et sécuritisation ». Elle étudie les processus de territorialisation impulsés par les transactions et les rivalités maritimisées dans l’océan Indien. Ils conduisent à (dé)construire des décisions et comportements sécuritaires qui déterminent les conflits et coopérations régionaux. Elle apporte une critique de cette (dé)sécuritisation qui configure une régionalisation ouverte, fondée sur les transactions et la volonté politique ; ou fermée, c’est-à-dire réduite aux transactions, ainsi que leurs conséquences politiques.
Mélodie Lherminez développe sa réflexion épistémologique sur une analyse comparée d’îles des Mascareignes et de la Corse. À partir de l’observation comparée des accessibilités au littoral en termes de conflits d’espaces et de savoirs, elle approfondit les pratiques de « géographie réflexive » comme distanciation avec celles du « géographe territorialisé ». Cela permet d’élaborer des perspectives de géographie critique de l’océan Indien.
Dans le paradigme post-colonial, Marin Laborie interroge les représentations à l’œuvre dans les entretiens liés aux enquêtes qualitatives concernant le chercheur de l’Hexagone et les enquêtés de Mayotte. Il met en avant l’intérêt de la contextualisation ainsi que de la (dé)construction de récits phénoménologiques pour mettre à distance « théorie et approche eurocentrées ».
Jean-Philippe Watbled explore une créolistique telle que « le créole est une langue comme les autres ». Ce faisant, il prend le parti d’une épistémologie cognitive. Il affirme que « la définition des langues créoles ne peut pas être structurale et qu’elle est nécessairement d’ordre historique ». En étudiant ces langues endémiques des îles de l’océan Indien, il montre « la principale vertu de la science, qui est de rendre compte d’un fonctionnement profond ».
Hélène Nativel compare des formes de (non) transmissions de l’identité créole, à partir d’une approche sociocritique de textes littéraires francophones et créolophones de l’océan Indien. Elle compare des représentations littéraires de cuisines créoles, et les fonctions de socialisation et de distinction de ces cuisines dans ces textes.
Merlin Lepori observe la façon dont les stratégies argumentatives d’une association pour s’opposer au déplacement d’une statue coloniale portent et participent à construire des représentations de l’océan Indien et de sa relation avec les anciennes puissances coloniales. Il identifie notamment que la statue, dans ces arguments, est une personnification des mythes du libre-arbitre et du colonialisme civilisateur.
Les articles réunis dans ce numéro spécial des Carnets de Recherches de l’océan Indien traduisent une dynamique de recherche inter-laboratoires à laquelle contribuent les séminaires doctoraux partagés. La participation des doctorant·es et des chercheur·euses des deux laboratoires favorise la circulation des travaux de recherche menés sur et depuis l’océan Indien.




