Introduction
Cet article s’inscrit dans le prolongement de deux communications réalisées dans le cadre de séminaires doctoraux des laboratoires de recherche sur les espaces Créoles et Francophones (LCF) et de l’Océan Indien Espaces et Sociétés (OIES) de l’Université de La Réunion respectivement en mars 2022 (Représentation, pratiques et limites du littoral) et février 2023 (Du discours à l’écriture : processus de recherche géographique sur le terrain et par les acteurs dans l’archipel des Mascareignes). L’enjeu était de valoriser ces échanges oraux en proposant une réflexion épistémologique sur la posture du chercheur, sans pour autant déborder sur les résultats de ma thèse en cours.
Ainsi, l’article explore le lien entre le terrain et la réflexivité, en montrant comment une posture située et critique1 peut contribuer à une géographie contemporaine de l’archipel des Mascareignes dans l’océan Indien et de la Corse en Méditerranée. L’objectif ici n’est donc pas de livrer l’analyse systématisée des accessibilités littorales, mais de réfléchir à ce que produire de la géographie sur et depuis l’océan Indien implique, notamment lorsque l’on est engagée dans une enquête sur des objets sensibles. Inscrit dans une démarche de restitution d’expériences de terrain, ce texte oscille entre questions éthiques, contraintes méthodologiques et élaboration d’une écriture hybride entre science et expérience. Il aborde cette forme d’hybridation, inspirée des travaux de A. Fleury2 sur la comparaison, mais aussi des démarches expérimentales en géographie3 qui interrogent les frontières disciplinaires et la place du sensible dans l’enquête.
L’analyse proposée prend pour objet les littoraux comme terrains privilégiés car, si cette posture méthodologique engage une réflexivité sur la position du chercheur, elle prend tout son sens lorsqu’elle est confrontée à un objet d’étude où les logiques d’appropriation, d’exclusion et de revendication se concentrent fortement. Le littoral accueille de plus en plus d’activités depuis les années 1960 et matérialise des reconfigurations sociales, juridiques et politiques contemporaines. Cette littoralisation s’explique par des facteurs économiques ainsi que des logiques récréatives soutenues par les haliotropisme, balnéotropisme et héliotropisme contemporains qui entraînent une croissance urbaine et exercent des pressions importantes4.
Les rivages sont devenus des milieux diversifiés, répondant à des stéréotypes touristiques diffusés par les médias, mais assurant également une convergence des moyens de communication, de mobilité et d’accessibilité. Avec la multiplication et la diversification des pratiques balnéaires, de nombreux conflits d’usage apparaissent sur les littoraux et notamment sur les plages, devenus des territoires de discriminations5. Ces conflits questionnent autant les pratiques de chaque groupe socionormé que la juste place de chacun en tant qu’individu6. L’ensemble de ces imbrications sociospatiales met en exergue les questions liées à l’accessibilité des littoraux7.
Analyser ces dynamiques de conflit et de négociation permet d’interroger des enjeux plus larges de justice sociale et de durabilité. Dans les territoires insulaires étudiés, les accès aux littoraux cristallisent des arbitrages complexes entre impératifs de préservation, revendications d’équité sociale et logiques économiques. Face à ces défis, des méthodologies mobilisant des savoirs interdisciplinaires et des outils variés sont nécessaires, pour développer une recherche réflexive afin de dépasser la monographie et la traduction du prisme d’analyse lié à la place du chercheur. Ces méthodes peuvent relier la théorie géographique aux pratiques sociales, faisant ainsi de la géographie un outil pour comprendre et agir sur les réalités sociales8. Les géographes, vus comme des transmetteurs et animateurs de la connaissance spatiale, jouent un rôle actif dans la production des savoirs et leur médiation ainsi que dans la résolution des problèmes sociaux. Pour cela, leur condition presque sine qua non est de faire du terrain.
La thèse, comme tout travail de recherche, s’adapte sans cesse aux dynamiques du terrain, influencées par les interactions, les expériences vécues et le lieu de vie du chercheur qui lui prête une certaine lecture du monde et plus précisément de ses terrains de recherche9. Face à ces dynamiques et ancrages, la comparaison est un défi méthodologique, car l’expérience met en avant la complexité et les « déséquilibres » possibles dans la relation entre le chercheur et son, ou ses, terrains10. Dans ce contexte, il est nécessaire de penser des méthodes de recherche pouvant permettre une objectivation des faits étudiés tout en assurant une réflexivité sur ces méthodes d’acquisition et d’analyse de la donnée11.
L’enjeu qui en émane est double : comment, en tant que chercheuse, mobiliser les outils de la discipline géographique pour produire un savoir situé, sans trahir les dynamiques de l’espace par le biais du territoire dans lequel on s’inscrit personnellement ? En parallèle, comment traiter un sujet sensible, traversé par des controverses et des jeux d’acteurs situés, sans en occulter la complexité ni les tensions qui le structurent ?
Cet article souhaite éclairer la démarche comparative à partir de la pratique du terrain en s’appuyant sur des exemples concrets d’expériences situées. Pour cela, nous verrons dans un premier temps comment la démarche comparative peut être méthodologiquement mobilisée malgré les déséquilibres entre terrains et les ajustements opérés pour éviter la juxtaposition. Puis, nous aborderons des expériences d’enquêtes à partir d’exemples concrets pour mettre en lumière comment l’observation peut être envisagée comme un outil d’analyse, permettant de déconstruire les grilles d’interprétation initiales. Enfin, nous nous intéresserons aux enjeux de traduction, de réécriture et de traitement des paroles recueillies dans des contextes parfois contraints.
La démarche comparative, entre opportunité et écueil ?
La comparaison est un outil central pour analyser des phénomènes géographiques, notamment en visant à révéler les régularités et les différences régionales ainsi que les interactions des formes géographiques. En confrontant différents cas empiriques, elle permet de faire émerger de nouvelles interrogations et d’explorer des dimensions de phénomène qui pourraient rester inaperçues dans une analyse unidimensionnelle. C’est un impératif de tout travail de recherche, même s’il porte sur un seul terrain. La comparaison aide à comprendre la manière dont des phénomènes similaires peuvent être influencés par les contextes dans lesquels ils s’inscrivent avec la préoccupation in fine de la montée en généralité.
En interrogeant le chercheur dans ses pratiques mais également dans son écriture12, la comparaison enrichit l’analyse et invite à déconstruire les catégories utilisées pour mieux comprendre ce qu’elles recouvrent, ce qui peut révéler des biais ou des préjugés. Il s’agit de savoir comment identifier les pratiques et méthodes de la comparaison à partir d’une expérience de chercheur13 pour mieux comprendre « ce que comparer veut dire »14. La démarche comparatiste interroge donc « le double jeu entre expression des spécificités et généralisation, la place des typologies, l’importance de la réflexion sur les catégories utilisées, le rapport monographie/comparaison, les tactiques à adopter en matière de recueil et de sélection des données, etc. »15.
Mais alors, « Comment mener une enquête et une observation de front sur plusieurs terrains ? […] Comment intégrer enfin le va-et-vient entre des terrains parfois radicalement différents, avec lesquels le chercheur entretient des degrés divers de distance ou de proximité ? »15. En effet, la première question qui se pose au jeune chercheur mobilisant la méthode comparative et imprégné de l’un de ses terrains, est celle de son objectivité dans ses rapports aux autres espaces étudiés. Comment, à travers cette approche, parvenir à adopter un regard distancié, exempt du prisme du connu, afin de produire une analyse véritablement objectivante et éclairante ? Dans la continuité des travaux d’A. Fleury, la réflexion méthodologique de cet article s’est articulée autour des tensions inhérentes à toute démarche comparative qui consiste à éviter la juxtaposition descriptive des terrains tout en restituant leurs spécificités, sans les dissoudre dans un cadre analytique trop homogène. Cela suppose une description approfondie de chaque terrain, condition essentielle pour saisir les logiques propres à chaque contexte, tout en les mettant en regard au sein d’un raisonnement comparatif.
Les terrains étudiés, La Réunion, Maurice, Rodrigues et la Corse, ont ainsi été abordés selon un protocole d’enquête commun (entretiens, observations, analyse documentaire) adapté aux contraintes et contextes locaux. Une logique d’écriture guidée par des hypothèses comparatives a orienté l’analyse, permettant d’interroger les effets de contexte tout en dégageant des régularités entre deux départements français aux statuts différents et deux îles d’une république insulaire indépendante.
Conformément à la proposition de A. Fleury, la grille d’analyse mobilisée a été construite à partir du territoire que je connaissais le mieux, La Réunion. Cette île fonde ma disparité initiale à partir de laquelle une grille de lecture a été mise en œuvre. En effet, mon expérience des autres îles est moins importante, comme en témoigne la durée de mes terrains : 6 semaines à l’île Maurice et 4 semaines à Rodrigues ainsi que 6 mois consécutifs de résidence en Corse afin de saisir les permanences et mutations liées à la saisonnalité du tourisme. Parmi ces quatre îles (figure 1), on retrouve deux départements français (dont le statut permet d’approfondir l’analyse et un terrain plus immersif et donc plus long) et deux îles d’une république indépendante et anglophone (dont les régularités et les différences régionales ont nécessité moins d’immersion).
Figure 1. Situations des îles à l’étude
Source : Google Map, réalisation : M. Lherminez
Pour apporter des éléments de contexte, à La Réunion, la législation française prescrit un droit du littoral qui se veut protecteur, valorisant et axé sur l’ouverture du rivage aux populations16. Malgré la publicisation de ces espaces, des enjeux d’accès au littoral et à la mer perdurent en raison de la forte anthropisation des côtes attractives et d’une polarisation des usages dans le lagon. Cette polarisation est motivée par des impératifs sécuritaires et a été accentuée par la régulation des pratiques hors lagon, obligée par le risque requin17. Plusieurs facteurs sont à prendre en compte dans la préservation du lagon, comme en témoigne la mise en œuvre dès 2007 de la Réserve Marine. Par ailleurs, des associations d’usagers et d’usagères militent publiquement sur le terrain et dans la presse pour protéger le « Domaine Public Maritime » donnant à connaître ses enjeux et renforcer les prises de position.
La situation est bien différente à l’île Maurice. En effet, cet État insulaire use de son littoral à des fins touristiques, en valorisant la présence du lagon et des plages, entraînant une implantation très importante d’établissements hôteliers sur l’ensemble du linéaire côtier attractif. Ce phénomène débuté dans les années 1980 n’a cessé de croître depuis et a entraîné une forte privatisation des littoraux. En effet, seulement 48 kilomètres de plages publiques sur un total de 322 kilomètres de littoral sont actuellement accessibles aux habitants, ces portions étant souvent les moins attrayantes ou les plus érodées. Cette situation crée un mouvement de contestation chez la population qui se sent dépossédée de son lagon18. À l’inverse, les plages privées des hôtels et des complexes résidentiels de luxe sont soigneusement aménagées pour satisfaire les attentes des touristes et des résidents privilégiés.
À Rodrigues, les dynamiques territoriales s’inscrivent dans un rapport asymétrique avec l’île principale de la République de Maurice dont elle fait partie. En partie autonome administrativement depuis 2002, Rodrigues compose avec les attentes de Maurice tout en tentant d’affirmer une trajectoire propre19. La « Cendrillon des Mascareignes »20 est partagée entre volonté de croissance maîtrisée et pression d’un modèle touristique importé. Ce positionnement, à la fois subordonné et en résistance, fait émerger des problématiques spatiales spécifiques, marquées par la vulnérabilité de son écosystème et la prudence affichée dans les stratégies d’aménagement21. Son développement récent se concentre à éviter les écueils associés aux enjeux touristiques de Maurice et se traduit déjà par l’émergence de problématiques liées à l’urbanisation de façon plus générale22 comme l’étalement urbain par mitage agricole demandant le développement des réseaux électriques et d’accès à l’eau.
En Corse, les littoraux cristallisent des enjeux complexes d’aménagement, de protection et d’appropriation. Fortement encadrés par la loi Littoral et des outils réglementaires et fonciers, ces espaces protégés ont des limites d’urbanisation qui visent à préserver leur qualité paysagère, écologique et patrimoniale. Toutefois, la persistance de pratiques d’enclosure23 et la multiplication des résidences secondaires sur certaines portions du rivage induisent des formes d’appropriation sélective. Ces phénomènes, accentués par une pression foncière et touristique croissante, interrogent l’effectivité du droit d’accès au littoral et révèlent des processus de différenciation sociale et spatiale. Les logiques de valorisation économique entrent alors en friction avec les principes de conservation et les usages locaux, révélant une conflictualité latente dans la gouvernance du littoral.
À partir de ces exemples, l’article propose de réfléchir à la manière de « jouer avec » et « déjouer » les déséquilibres qui surgissent lorsque l’on est partie prenante d’un des territoires étudiés, sans compromettre la légitimité scientifique de la recherche. Pour ce faire, le texte présentera les divers matériaux, outils et méthodes géographiques à disposition, pouvant permettre à la fois d’objectiver le terrain et d’engager une posture réflexive par rapport au prisme inhérent à la territorialité des chercheur.e.s.
En effet, capitaliser sur le déséquilibre de connaissance initiale de ces terrains permet de produire un processus de recherche dynamique et un regard renouvelé sur les autres îles étudiées. Le croisement opéré dépasse alors la simple comparaison, dans la mesure où ils ne sont plus considérés les uns par rapport aux autres, mais les uns à travers les autres, dans un jeu d’échos, de contrastes et de continuités. En matière d’écriture, l’enjeu est de concilier les logiques de structuration par terrain et d’organisation par entrées analytiques. Suivant la démarche de compromis proposée par A. Fleury, une forme d’écriture hybride peut être privilégiée, permettant d’articuler des descriptions contextualisées avec des analyses transversales. Cette stratégie cherche à restituer la richesse des expériences de terrain tout en construisant une montée en généralité cohérente avec les hypothèses de recherche.
L’observation de terrain, une rencontre avec le sujet
Le terrain constitue une étape essentielle de la méthodologie géographique car il permet au géographe d’interagir directement avec son environnement. Considéré comme une des bases quasi-incontournable, le terrain représente le monde sensible dans lequel les géographes évoluent et est essentiel à la validité de leurs recherches. Plus qu’un espace physique, c’est un ensemble relationnel qui inclut le chercheur, son objet d’étude et sa méthode.
Véritable lieu d’interaction, d’expérimentation et de rencontre, le terrain en géographie est une notion riche d’approches qualitatives ; les chercheurs s’y engagent activement au sein des communautés et des environnements qu’ils étudient24. Mais sa pratique demande une certaine mobilité, dont l’inscription dans un territoire insulaire de l’océan Indien en restreint les possibilités, particulièrement en période de crise sanitaire. Ces contraintes ont conduit à repenser l’agencement des terrains, non plus seulement en fonction de leur contexte géographique, mais selon leur capacité à produire un regard décentré sur les logiques d’accessibilité littorale. Dès lors, l’introduction d’un terrain éloigné des Mascareignes s’est imposée comme une opportunité méthodologique ; celle de croiser des contextes insulaires différenciés, porteurs de dynamiques comparables, pour nourrir une montée en généralité tout en réinterrogeant les évidences territoriales ancrées.
L’assignation à La Réunion, liée au confinement, m’a permis de m’attarder sur l’analyse du territoire où je vivais avec le double regard d’habitante et de scientifique, que cette posture m’impose. L’une des premières rencontres avec un acteur de terrain s’est trouvée être une association de défense du Domaine Public Maritime (DPM). Le rendez-vous était pris à proximité immédiate d’un chemin de pêcheur dont la fermeture était contestée et s’est poursuivi en promenade sur les différents lieux où l’action citoyenne semblait, selon eux, nécessaire pour lutter contre les privatisations abusives limitant l’accès à la plage. À la fin de cette journée, j’acquiesçais mentalement, car les revendications exprimées par l’association me paraissaient fondées. Cette légitimité, je la lisais à travers un prisme forgé par ma formation et un référentiel français dans lequel l’espace littoral, en tant que domaine public maritime, est inaliénable, imprescriptible et dont l’accès doit être garanti par l’État. Mais sur le terrain, cette grille de lecture s’est heurtée à des pratiques, des réalités, des rapports au territoire plus complexes. Cette ambivalence m’a amenée à suspendre mes évidences et s’est traduite dès le lendemain par l’engagement dans une analyse approfondie de la question des chemins transversaux25. Loin de valider un schéma binaire entre public et privé, légitime et illégitime, cela m’a permis d’interroger les dynamiques contradictoires à l’œuvre et d’esquisser une posture plus réflexive face à ces enjeux.
À Maurice, enquêter sur ce sujet s’est avéré délicat. L’économie du pays repose largement sur le tourisme, avec des portions du littoral réservées à des complexes hôteliers de luxe ou à des projets de tourisme résidentiel. Cette dépendance rend le sujet sensible : aborder les enjeux d’accaparement ou de privatisation des plages revient, d’une certaine manière, à interroger le modèle économique national. Les institutions en charge de la gestion côtière se sont montrées peu réceptives et les hôteliers, dont les intérêts pouvaient être perçus comme menacés, ont refusé tout échange ou n’ont pas répondu à mes demandes. Les entretiens semi-directifs que je comptais réaliser avec les acteurs institutionnels et économiques ont ainsi été impossibles à mettre en œuvre et les quelques discussions obtenues n’ont pu être enregistrées, en raison d’une méfiance persistante. Face à ce contexte, ma posture s’est voulue prudente et un épisode en particulier a renforcé cette vigilance. En effet, alors que je discutais de manière informelle avec un habitant à propos d’un mur bloquant l’accès à la plage, un journaliste de la télévision nationale est intervenu, posant des questions et souhaitant en savoir davantage sur ma recherche. J’ai alors craint que la médiatisation de mon sujet n’attire l’attention des autorités mauriciennes et ne compromette la suite de mon terrain. Cette situation illustre les limites concrètes du travail de terrain dans un contexte où les enjeux sont à la fois économiques, politiques et hautement sensibles.
À Rodrigues, mon terrain avait commencé par un passage à l’office du tourisme pour y rencontrer la responsable afin d’échanger sur leur stratégie de développement et de communication à destination des touristes. Après ce premier échange, on me proposait directement de m’emmener rencontrer la personne chargée de l’aménagement du territoire à Rodrigues. En effet, les Rodriguais ayant appris les écueils de la mise en tourisme26 de Maurice, les habitants et les personnalités politiques semblent plus ouverts aux échanges à propos de l’aménagement des littoraux, sûrement en raison d’un regard critique sur ces questions. L’entretien avec l’urbaniste s’est tenu dans son bureau, situé en retrait mais donnant directement sur un open space occupé par deux collègues. Dès les premières minutes de l’entretien, la porte, que la personne avait fermée, a rapidement été rouverte par l’un d’eux, intervenu brièvement, et laissée ainsi. Après avoir refusé d’être enregistrée, l’entretien s’est déroulé dans une atmosphère particulière, elle semblait tendue, baissait parfois la voix, voire chuchotait, comme pour éviter d’être entendue par ses collègues. Il m’a été difficile de déterminer si cette retenue était liée à ma position d’enquêtrice extérieure ou à la sensibilité du sujet abordé. Cette scène a néanmoins révélé une forme de dissonance dans le discours public sur le littoral, perceptible jusque dans les services techniques, en dépit de l’absence apparente de tout élément problématique.
Ces expériences de terrain ont souligné que mon sujet pouvait être controversé et démontrent un degré d’ouverture et de fermeture des littoraux de l’archipel des Mascareignes à géométrie variable. C’est dans ce contexte que mes travaux s’intègrent. Comment dès lors étudier objectivement des territoires de l’océan Indien, depuis cet océan, sans désaxer mon regard critique ? Cela me semblait, sinon impossible, du moins très compliqué, notamment au regard de la forte dichotomie entre l’extrême touristification du littoral de l’île Maurice et son économie dépendante du secteur face à la situation de La Réunion, où les enjeux sont tout de même très différents et limités.
Une réponse se situait dans la tentative de généralisation par l’adoption d’une autre perspective comparative, l’intégration d’un territoire insulaire ayant connu des conflits d’intérêts similaires, mais dans un contexte géographique différent. L’espace sélectionné est la Méditerranée, territoire historique de mobilités et de rivalités d’usages, où les littoraux, mis en tourisme de manière précoce, cristallisent des enjeux importants liés à leur accessibilité27. La Corse m’est apparue comme un terrain pertinent dans ce contexte. Ce territoire insulaire singulier présente à la fois le pourcentage de côtes préservées le plus élevé de France mais aussi une très forte touristification28. Cette singularité permettait une double comparaison avec La Réunion et Maurice, voire Rodrigues sur les aspects les plus maritimes. De plus en plus convoitées, les côtes corses sont effectivement le théâtre de nombreux conflits, caractérisés par une régulation tant juridique que politique29.
Au contraire des expériences passées, j’ai pu rencontrer en Corse une parole très ouverte. Parfois même, un acteur public pouvait dire explicitement pendant un entretien qu’il avait des pratiques contournant la loi. Véritable nouveau regard sur mon sujet, j’ai pu découvrir par observation que des terrains privés pouvaient être ouverts tout autant que des terrains publics pouvaient être fermés. J’ai également pu arpenter les côtes hors saison et en saison touristique, afin de saisir les changements de comportement chez les acteurs, usagers et habitants.
Ces contrastes saisis sur le terrain, entre discours tenus, pratiques observées et ambivalences juridiques ou symboliques, invitent à considérer l’observation non comme une étape préliminaire ou secondaire, mais comme un véritable outil d’analyse. C’est à partir de cette immersion prolongée, de ces déplacements répétés sur les rivages corses, que s’est imposée la nécessité de penser le terrain comme un espace d’écriture, d’interprétation et de problématisation des données.
On mobilise ici l’outil du « récit géographique » qui repose sur un double mouvement de rapprochement et de distanciation. Ce récit intègre l’expérience personnelle du chercheur tout en maintenant une certaine objectivité pour ainsi accéder à un sens plus profond des cultures et des lieux étudiés30. Les immersions permettent au géographe de mieux se positionner en tant que chercheur sur ses terrains d’étude et d’étayer la valeur scientifique des données. Le géographe doit mener une analyse réflexive sur ses propres préjugés et sa propre expérience afin que ceux-ci ne soient pas projetés sur le terrain et faussent l’interprétation des résultats, car il y a nécessairement dans toute démarche scientifique une interconnexion entre expérience personnelle et connaissances scientifiques.
Initialement marquée par une tendance au déterminisme et une appréhension binaire des dynamiques territoriales, l’immersion comparative m’a permis de déconstruire des grilles d’analyse initiales trop rigides et d’adopter une approche plus nuancée, prenant en compte la complexité et les spécificités propres à chaque territoire. Grâce au contact direct avec l’objet d’étude, cette interaction permet de reconsidérer des hypothèses initiales, souvent influencées par des représentations extérieures, et à intégrer des variables contextuelles inattendues : rapports de pouvoir discrets, pratiques locales d’appropriation, arrangements institutionnels ou informels. Avec une solide préparation en amont, le travail de terrain offre une compréhension plus profonde et contextualisée des phénomènes et permet finalement d’avoir une certaine réflexivité et une conscience de nos propres biais, de nos émotions, de nos préjugés et de la façon dont ceux-ci peuvent influencer les observations.
(Ré)écriture de l’oral : l’analyse de la parole des acteurs
En sortant du contexte insulaire et tropical connu, le terrain, comme expérience sensible dans laquelle il faut apprendre à naviguer entre perspectives objectivistes et subjectivistes, m’a permis d’osciller entre une validation de l’évidence des faits et une construction liée à mon expérience individuelle. Mais encore fallait-il pouvoir traduire scientifiquement ce récit géographique. Après avoir observé et analysé, est venu le moment d’écriture. C’est là qu’intervient l’importance des carnets de terrain31, des cahiers de recherche, des notes in situ afin d’aider à documenter les expériences personnelles du chercheur, comme un moyen de consigner les observations et les interactions32 qui nous serviront pour l’analyse ultérieure des données. Ils servent à enrichir le processus de recherche en gardant une trace des réflexions et des observations faites lors des enquêtes sur le terrain. L’immersion permet d’observer les dynamiques sociales, culturelles ou même spatiales de manière concrète, alors que ces informations seraient surement indisponibles ailleurs. Elle est aussi le moyen de se préparer qualitativement à l’analyse des phénomènes observés.
Ainsi, A. Fleury présente la nécessité pour le chercheur de questionner ses propres cadres d’analyse et son ancrage socioculturel lors d’une étude comparative. Ma « lecture très française » du littoral, valorisant une ouverture systématique des rivages au public, témoigne de cet ancrage. Cette posture initiale a induit une dissonance cognitive à La Réunion lorsque j’ai été confrontée à la complexité des régulations imposées par le risque requin et aux usages conflictuels des espaces côtiers, liés à la privatisation des chemins de pêcheurs. Mais c’est en confrontant cette grille d’analyse à d’autres contextes insulaires que mes catégories d’interprétation ont été durablement modifiées. À Maurice et à Rodrigues, la multiplicité des régulations foncières, les formes hybrides d’accès, les pratiques locales d’appropriation de l’espace, ont déplacé mes repères. En Corse, l’existence d’espaces privés ouverts et d’espaces publics fermés pour des raisons de préservation environnementale a révélé des logiques d’action contradictoires avec mes a priori.
Ce processus m’a amenée, a posteriori, à déconstruire mes grilles d’analyse préconçues et à intégrer d’autres facteurs dans l’interprétation des situations. L’adoption d’une démarche consistant à décortiquer cette croyance fondée sur une grille d’analyse française, rejoint ce que l’auteur décrit comme un « décentrement » nécessaire. Cela m’a permis de dépasser une lecture binaire entre ouverture et fermeture du littoral, pour mieux saisir la diversité des dynamiques d’accès à l’échelle de ces différents contextes insulaires.
L’article de A. Fleury met également en avant la richesse analytique que permet le croisement des terrains. Mon approche, qui confronte et met en dialogue les contextes de La Réunion, de Maurice et de Rodrigues, illustre bien cette démarche. Chaque île offre une configuration particulière des enjeux liés à l’accès au littoral, avec des niveaux de régulation et de publicisation/privatisation variables. Mon extension comparative, en intégrant la Corse, reflète la volonté de « monter en généralité », comme le recommande l’auteur. L’ouverture du regard comparatif à la Corse m’a permis de mettre en lumière des dynamiques à la fois convergentes et divergentes : par exemple, la coexistence entre plages publiques et zones intensément touristiques offre un point d’appui analytique précieux pour interroger les logiques d’accès et de privatisation à Maurice et à La Réunion.
L’auteur insiste également sur l’importance de croiser les points de vue des acteurs territorialisés afin de construire une compréhension plus nuancée des dynamiques territoriales. Dans ce cadre, mes observations mettent en exergue les différences d’ouverture des discours des acteurs selon que l’on soit à Maurice, Rodrigues ou en Corse. L’identification et la mobilisation des acteurs territorialisés en constituent une étape méthodologique fondamentale, mais non dénuée de contraintes. L’accès à l’information a parfois été restreint, notamment à l’île Maurice, où les sollicitations sont fréquemment restées sans suite. Même lorsque des données étaient obtenues, comme à Rodrigues, leur intégration dans une démarche analytique comparable restait complexe. Cette variabilité illustre ce que A. Fleury appelle la prise en compte des « points de vue variables d’un même objet ou d’une même catégorie d’un terrain à l’autre » (Fleury, 2008). Pourtant, un suivi rigoureux des procédures de contact avait été mis en place pour l’envoi de courriels introductifs présentant la recherche, les appels téléphoniques et les relances lorsque cela était nécessaire. Lorsque cela était possible, des déplacements sur le terrain permettaient de mener les entretiens en face à face. Cette stratégie méthodologique, homogène sur l’ensemble des terrains étudiés visait à maximiser les interactions avec les acteurs clés tout en adaptant les modes de contact aux contraintes locales, comme le rendez-vous sur site, les visites commentées, les entretiens non-enregistrés ou encore les conversations informelles.
L’article évoque également la difficulté de restituer les résultats d’une enquête comparative sans juxtaposer les terrains ni les réduire à des entrées analytiques uniformes. Mon travail est traversé par une difficulté méthodologique comparable : comment intégrer des espaces aussi contrastés (océan Indien et Méditerranée) dans une analyse cohérente sans tomber dans une comparaison artificielle ? C’est dans ma tentative d’objectivation par le « récit géographique » que je rejoins la stratégie d’écriture hybride préconisée par A. Fleury, qui allie structuration par le terrain et structuration analytique pour éviter une juxtaposition stérile.
Des moyens techniques ont été nécessaires pour répondre à ce défi méthodologique, dont la proposition d’une réécriture de l’oral s’est révélée être un exercice mettant ma posture de chercheuse à rude épreuve face à la parole non enregistrée des acteurs, soit parce qu’ils avaient refusés, soit parce que c’était l’unique moyen d’obtenir un entretien et de discuter de sujets spécifiques. De la gestion du littoral à la privatisation des côtes, l’absence de corpus déclaratif a justifié dans certains cas la nécessité de réécrire les savoirs afin de les utiliser. Cette (ré)écriture transforme en conséquence des entretiens semi-directifs en une transposition de cahier de terrain et de recherche dans lesquels trônent les précieuses traces de ces paroles.
Figure 2. Exemples de note de terrain et de compte rendu d’entretien non enregistré
Ainsi, il était essentiel de prendre en note leur discours de la manière la plus fidèle possible. Cela dans le but de traduire la donnée qui a été transmise dans cet entretien. C’est ici que se mêlent discours et observations de terrain capturées par des descriptions, des photographies et des cartes. Tout cela pour démontrer ce que l’acteur nous aura enseigné, engageant dès lors une marche vers la rédaction d’une géographie critique et réflexive.
Cet enrichissement en données secondaires repose sur la collecte de documents institutionnels ou de photographies. Il peut aussi résulter du périlleux exercice de mêler de front une écriture de soi et la pratique d’une discipline scientifique en portant autant d’intérêt aux discours des personnes rencontrées qu’au contexte des entretiens (figure 2). Il semble dès lors important d’expliciter mon positionnement dans le cadre d’une géographie réflexive par rapport à l’écriture de ma discipline et de la science en général. Il est nécessaire de faire apparaître le sentiment de claustration et de contrôle qui peut intervenir dans certains territoires, alors que les discours institutionnels sont alignés avec des déclarations publiques des autorités. On peut d’ailleurs analyser la réticence à être enregistré comme une précaution, une stratégie visant à éviter que leurs propos ne soient perçus comme divergents par rapport au discours institutionnel dominant, et donc susceptibles de constituer une preuve formelle de non-conformité.
Pour illustrer nos propos, prenons l’exemple du « Pas Géométrique Act » qui annonce, dans la loi mauricienne, que les territoires le long de la côte sont réservés, car ils font partie du domaine public et sont inaliénables et imprescriptibles à l’instar de la législation française. On y indique également qu’il représente 81,21 mètres, limite similaire à celle de La Réunion. En revanche, lorsque l’on est sur le terrain, on s’aperçoit que des portions de littoral sont privées et que des limites sont matérialisées. Parfois ces barrières sont des murs, allant des infrastructures de la dune à l’eau (figure 3) pour empêcher d’y accéder, ce qui interroge.
Figure 3. Un littoral coupé par un mur à l’île Maurice
Photographie : Mélodie Lherminez, janvier 2023
En parcourant les textes de loi, on trouve un article du « Pas Géométrique Act » selon lequel le Ministre du logement et du foncier peut par contrat privé ou accord public, louer des espaces faisant partie des pas géométriques ou de leurs annexes33. Cette permission est valable pour une durée déterminée qui ne doit pas excéder 30 ans. Cette location donne lieu au paiement d’un loyer et d’autres conditions que pourrait demander le Ministre (figure 4).
Figure 4. Extraits du "Pas geometric act" en droit mauricien34
À La Réunion, cela pourrait être comparable aux autorisations d’occupation temporaires (AOT) parfois très longues dans le cadre des baux emphytéotiques administratifs et en Corse aux affaires des « paillotes ». Mais la différence est qu’à Maurice, ces dérogations mènent à une réelle claustration et à sa matérialisation, que l’on découvre sur le terrain. Il n’est pas anodin d’apercevoir des panneaux d’information de syndicats de copropriété qui indiquent qu’une portion de littoral est réservée à la copropriété (figure 5).
Figure 5. Panneau d’information d’un syndicat de coproprétaires
Photographie : Mélodie Lherminez, janvier 2023
Nous sommes donc bien loin d’un domaine public imprescriptible et inaliénable. En ayant posé ce contexte, nous comprenons mieux pourquoi certains entretiens sont parfois difficiles à obtenir, voire difficiles à enregistrer lorsqu’ils ont lieu. Il faut ajouter à cela les nombreuses revendications d’accaparement du littoral qui ont lieu à Maurice depuis 2015.
Conclusion
Cet article, en interrogeant la légitimation des savoirs situés et en explorant les conditions de (dé)construction et de reconfiguration des catégories analytiques, engage une démarche comparative opérante, attentive aux problématiques épistémologiques plus larges. La mise en œuvre de cette démarche implique un effort d’objectivation des écarts de posture liés à l’implication différenciée du chercheur selon les terrains. Le fait d’être domiciliée à La Réunion induit nécessairement une proximité accrue avec ce contexte, en comparaison des autres espaces enquêtés, en particulier Maurice, puis la Corse. Cette asymétrie initiale, loin d’être un biais à gommer, constitue un point d’appui pour interroger la manière dont le positionnement personnel influe sur l’observation, l’accès à la parole publique et la production des données.
Le protocole de recherche, structuré autour d’une trame commune, a été adapté à chaque terrain en fonction des contraintes, des marges de négociation et des contextes. Ces ajustements ne relèvent pas d’une simple variabilité technique, mais traduisent des rapports différenciés à l’enquête, qu’il convient de considérer comme des indicateurs des réalités sociales et politiques propres à chaque espace. Dans cette perspective, la logique retenue ne relève pas d’une stricte symétrie, mais d’un croisement des terrains, où les expériences, les discours et les matériaux s’interrogent mutuellement. Il ne s’agit plus de comparer pour uniformiser, mais de faire émerger des lignes de résonance, de disjonction ou de friction, qui permettent de saisir les dynamiques d’accessibilité littorale à travers leurs formes situées.
Cette démarche implique également de considérer l’écriture comme une méthodologie à part entière, articulant le récit d’enquête, l’analyse des situations observées et une posture réflexive sur le travail de terrain. Elle permet de maintenir visibles les processus de terrain, les ajustements, les incertitudes, sans céder à l’illusion d’une transparence immédiate des faits observés. Finalement, cette recherche adopte une approche politique des littoraux, en tant qu’espaces d’enjeux sociaux, juridiques et économiques fortement conflictuels. À travers l’analyse des dispositifs de régulation, des pratiques d’occultation ou de revendication et des discours institutionnels ou citoyens, cette étude met au jour des formes différenciées d’appropriation ou de résistance. Ces tensions révèlent des dynamiques de pouvoir profondément territorialisées et participent d’une lecture critique de la marchandisation de l’espace côtier. L’articulation entre terrain, discours et pratiques permet ainsi de contribuer à une géographie politique du littoral attentive aux jeux d’acteurs et aux logiques d’exclusion.
L’adoption d’une posture géographique réflexive, assumant les déséquilibres comme moteur de pensée et les subjectivités comme composantes de l’analyse, permet de jouer et déjouer la posture initiale du chercheur territorialisé. En croisant des contextes hétérogènes, en tenant compte des variations d’accès et en élaborant un récit hybride entre science et expérience, cette démarche contribue à produire un savoir situé, à la fois ancré dans les territoires étudiés et apte à en restituer la complexité.
Jauze, Jean-Michel, « Rodrigues, l’oubliée des Mascareignes », in Mappemonde 56, 1999/4. p. 44-46. https://doi.org/10.3406/mappe.1999.1540





