Introduction
Une statue n’est pas qu’un vestige historique. C’est aussi un dispositif de communication qui célèbre, légitime et propage des récits et des valeurs politiques. C’est une métonymie qui véhicule un message, pas tant à propos du « Grand Homme » qu’elle se veut représenter que d’une communauté qui se « met en scène », se « glorifie » et se redit quelque chose d’elle-même. C’est pour ce groupe un « repère identitaire structurant, un écran sur lequel se projettent des sentiments collectifs et des modèles de société opposés »1. Elle a pour fonction politique et sociale de « célébrer des valeurs […] abstraites, universelles et structurantes »2. Si ce groupe cherche à se glorifier lui-même en érigeant des statues, en les commémorant et en les défendant, on peut le deviner derrière les 3856 statues recensées dans « un peuple de statues » par Jacqueline Lalouette3. La très forte représentation en France de personnages socio-économiquement dominants (seule une statue recensée représente un ouvrier), blancs et masculins (seulement 270 femmes, dont 124 Jeanne d’Arc) semble confirmer que la statuaire publique du XIXe siècle est l’œuvre d’élites bourgeoises et blanches qui disposaient des moyens de s’honorer elles-mêmes et leurs valeurs dans l’espace public, de faire sculpter, d’ériger, d’entretenir et d’organiser des commémorations autour de ces monuments.
Les valeurs que cherchent à célébrer les statues sont donc loin de parvenir à leur idéal d’universalité. D’autant plus dans un contexte postcolonial4 où le colon, par la statuaire qu’il impose, « indique en clair qu’il est ici le prolongement de cette métropole. L’histoire qu’il écrit n’est donc pas l’histoire du pays qu’il dépouille mais l’histoire de sa nation »5. La statue est un « élément majeur de ce dispositif d’écriture et d’exposition de l’Histoire du colon »6. C’est ainsi parce que les valeurs qu’elles incarnent ne sont pas ou plus partagées que des statues sont contestées, « vandalisées », déplacées ou déboulonnées. C’est le cas de la statue à l’effigie de Bertrand-François Mahé de La Bourdonnais (1699-1753), qui participa au développement de la traite négrière lorsqu’il fut gouverneur général des Mascareignes. Depuis le milieu des années 2010, la place de sa statue dans l’espace public est fréquemment contestée. Des pancartes « je suis esclavagiste » ou « je suis raciste » lui sont accrochées en 2015. En 2020, en marge des mouvements internationaux de décolonisation de l’espace public et de contestation de la statuaire associée, une pétition circule pour demander son retrait. En 2021, elle est recouverte de peinture rose. Quand en juin 2023, la maire de Saint-Denis de La Réunion annonce le déplacement de sa statue de la place de la préfecture vers la caserne Lambert, elle argumente et justifie sa décision en évoquant justement les valeurs qu’incarne la statue pour elle. Un article de presse quotidienne régionale la cite alors :
La facette noire du personnage, un des maîtres de l’esclavagisme [ne] convient pas aux valeurs d’humanisme et d’égalité que nous défendons aujourd’hui.7
Les partisans du déplacement de la statue sont ainsi assez explicites sur la signification qu’ils donnent à la statue de Mahé de La Bourdonnais et les valeurs qu’elle incarne pour eux et qui ne devraient plus être célébrées. En revanche, les militants du maintien de la statue sont plus équivoques. J’analyserai dans cet article les stratégies argumentatives de l’un de ces acteurs. Cette entrée par des acteurs réunis dans une seule association ne permet pas d’étudier l’ensemble des arguments des défenseurs de la statue. Je l’ai toutefois sélectionné parce qu’il convoque le passé colonial et produit des discours sur l’océan Indien au-delà de La Réunion (Pondichery, Madras, les Seychelles, Maurice...) dans lesquels le personnage de Mahé de La Bourdonnais incarne une certaine représentation de l’océan Indien et de ses relations avec la France. Il s’agit d’une association qui présente ses missions comme suit :
promouvoir la connaissance des liens historiques de la France établis par Bertrand-François Mahé de La Bourdonnais, avec l’océan Indien ;
promouvoir la francophonie ;
protéger le patrimoine historique de la France à Maurice, La Réunion, les Seychelles et les comptoirs des Indes concernés par La Bourdonnais.8
Le site de cette association a publié plus de 170 articles depuis 2013. Une partie d’entre eux est consacrée aux actions mémorielles qu’elle organise ou auxquelles elle participe. Il peut s’agir de commémorations de la naissance de La Bourdonnais, de dépôts de fleurs devant sa statue ou d’expositions. La commémoration est une « occupation d’un lieu, public ou privé, ouvert ou fermé, organisée dans l’intention d’être publicisée »9 en « hommage » à des personnes disparues ou blessées. Elle suscite des sentiments assez universels comme le deuil et la douleur, qui sont partagés au-delà des divisions et des désaccords politiques. Mais, si « la commémoration se donne à voir comme le domaine exclusif des affects et des peines partagées »10, elle est aussi l’occasion de produire, de faire circuler des discours revendicatifs et d’en élargir le public, précisément sous couvert d’une apparente dépolitisation.
En parallèle, cette association produit et diffuse des discours à prétention savante sur l’histoire. Elle est ainsi soucieuse de donner des gages d’une certaine scientificité des connaissances qu’elle participe à produire et à « promouvoir ». Elle emprunte par exemple un decorum et des supports de communication légitimants comme des conférences ou des livres d’histoire. Toujours dans cette quête de légitimité, l’association insiste sur la spécialisation des auteurs de ces ouvrages et conférences. L’association promeut ainsi des livres d’histoire écrits par des universitaires (4 des 28 livres qui apparaissent sur le site depuis 2013), dont l’un était aussi un adhérent.
Entre le registre de l’émotion et du sentiment, propre aux commémorations, et le registre du savoir et de la rationalité de la science se glissent donc des représentations politiques du passé et de sa présence Il s’agira dans cet article de cerner ce que portent les représentations du personnage passé de Mahé de La Bourdonnais que l’association produit et diffuse comme conceptions postcoloniales de l’océan Indien et de ses relations avec la France.
Parce que la colonialité est un thème qui traversera l’ensemble de cet article, je propose d’appuyer mon plan sur une citation de Frantz Fanon dans Les damnés de la terre qui exprime la dimension symbolique d’une statue, d’autant plus lorsqu’elle est imposée sur le sol du colonisé par le colon :
Monde compartimenté, manichéiste, immobile, monde de statues : la statue du général qui a fait la conquête, la statue de l’ingénieur qui a construit le pont. Monde sûr de lui, écrasant de ses pierres les échines écorchées par le fouet. Voilà le monde colonial.11
Parce qu’elle est très ponctuée, rythmée et qu’elle ne compte que peu de verbes conjugués, cette citation transmet une sensation de pesanteur, d’étouffement, accentuée par des mots comme « immobile », « statue » ou « écrasant ». C’est précisément cette lutte entre le déplacement et l’immobilité de la statue, entre le changement et le statu quo qui se joue dans les débats, et que nous développerons dans une première partie. Dans les parties qui suivent, nous nous intéresserons à ce que symbolise la statue et justifie sa défense : d’abord, « l’ingénieur qui a construit le pont », et la mythologie du libre-arbitre qui y est associée. Ensuite, « le général qui a fait la conquête » et les relations fantasmées entre la France et ses colonies dans l’océan Indien.
Pour y parvenir, je m’appuierai sur une méthode socio-sémiotique12 qui combine, d’une part, un entretien de deux heures et demie avec un membre de l’association à propos des usages du passé, des discours de l’association, du profil sociologique de ses membres et de la façon dont elle actualise la figure de Mahé de La Bourdonnais et, d’autre part, des analyses de discours. Ces dernières portent sur les articles que cette association publie sur son site internet ainsi que sept articles de presses réunionnaises, françaises et mauriciennes qui se font les relais de discours produits par les membres de l’association depuis l’annonce du déplacement de la statue (26/04/2023) jusqu’au premier anniversaire de ce déplacement (04/12/2024). Il peut s’agir d’articles et de communiqués qu’ils ont écrits, ou des entretiens qu’ils donnent à la presse. Ces articles sont publiés par des médias dont les lignes éditoriales vont de droite (le Journal de l’île de La Réunion, Zinfos974)13 à l’extrême droite (Boulevard Voltaire). Les deux premiers sont des titres de presse locaux, l’un papier et l’autre en ligne. Le troisième se présente comme un « site d’actualité » national. En ce qui concerne les titres de presse mauriciens du corpus, ce sont des journaux francophones et plutôt francophiles : Le Mauricien et L’Express. Le site d’information en ligne du Mauricien s’adresse d’ailleurs particulièrement à un lectorat issu de la diaspora mauricienne en Europe14. Le second appartient au groupe de presse Sentinelle dont le président est proche de l’association.
La période du déplacement de la statue de Mahé de La Bourdonnais à La Réunion est particulièrement riche en articles et en interventions des membres de l’association dans les médias mauriciens, français et réunionnais. J’ai également sélectionné, sur la période de 2013 à 2025, 15 comptes-rendus des événements commémoratifs organisés par l’association ainsi que 6 articles documentés et qui se veulent savants. Dans ce corpus, j’ai relevé les descriptions qui sont faites du personnage historique. Je me suis aussi intéressé aux façons dont l’océan Indien (notamment Maurice, La Réunion et Pondichery) est évoqué par des membres de l’association dans trois temps : avant l’arrivée de La Bourdonnais, après son arrivée, et après les indépendances pour Pondichery et Maurice. J’ai ainsi cherché, dans ces discours, la façon dont le personnage est pris dans un système sémiotique du mythe qui transforme un signe (Mahé de La Bourdonnais), issu d’une première boucle « signifiant/signifié », en forme appauvrie de son sens initial pour lui faire signifier autre chose : la méritocratie et le colonialisme doux et paternaliste.
Défendre la statue, maintenir le statu quo
L’association se présente comme une « société d’amis » basée à Paris et qui produit donc des discours sur l’océan Indien depuis le centre du pouvoir politique de l’ancien empire colonial. Ces associations « d’amis », qui se réunissent pour échanger autour d’un personnage historique ou d’un musée dont elles font la promotion, ont tendance à avoir une « composition sociale […] plutôt élitiste »15. Cette sociabilité d’une classe socio-économiquement dominante est un lieu de rencontres entre des membres d’autres « sociétés d’amis », des personnalités politiques (mauriciennes et françaises) des familles subsistantes de la noblesse française, et des chefs d’entreprise, notamment de groupes de presse mauricienne, ce qui explique peut-être en partie leur présence dans les pages des journaux mauriciens.
Le milieu social souvent favorisé de certains membres est clairement précisé sur le site internet de l’association, même lorsqu’il ne semble pas avoir de rapport direct avec les thématiques qui l’intéressent. À en croire l’entretien mené avec l’un des membres, « il y a un petit peu de tout » parmi les origines sociales des membres. Le site insiste donc, pour obtenir une légitimité, particulièrement sur ses membres qui détiennent le plus fort capital symbolique et économique. Ainsi, certains membres sont décrits par leurs professions souvent associées à un haut capital économique (chefs d’entreprises ; PDG ; banquiers...). D’autres sont identifiés par leurs noms de famille, souvent répertoriés parmi les noms de familles subsistantes de la noblesse française, et donc à un haut capital symbolique. Plusieurs mentions précisent d’ailleurs qu’un membre est « née La Bourdonnaye » ou qu’un membre est « descendant de ». Ces deux groupes (bourgeoisie et noblesse) ont tendance à s’associer et à brouiller les frontières qui les séparent. La bourgeoisie trouvant à ces alliances un « gain symbolique » tandis que les dynasties nobles y confortent leur capital économique16. Par ailleurs, les adhérents sont identifiés en tant que « ménages » ou « couples », ce qui rappelle l’importance de la famille pour la classe bourgeoise17.
La généalogie tient d’ailleurs une place relativement importante dans l’association, qui écrit dans ses bulletins une « rubrique généalogie ». Plusieurs extraits du corpus indiquent également clairement cette appartenance à une classe bourgeoise ou à une dynastie noble :
Elle [une membre de l’association] est adoptée par un couple de français « Extrêmement bourgeois »18
À l’entrée de l’église se trouve ce tableau. Il s’agit de l’arrière-grand-père de19
Chaque famille était fière de sa cheminée, et j’ai retrouvé celle appartenant […] à des ancêtres20
J’étais un peu intimidé car, à la différence des autres membres [de l’association], je n’avais pas d’ancêtres familiaux qui aient eu une aventure dans l’océan Indien. Jusqu’au jour où j’ai découvert dans le livre généalogique de la famille, auquel mon père avait beaucoup collaboré, que mon ancêtre direct Paul Esprit Marie de La Bourdonnaye-Blossac (1716-1800) avait un petit frère qui s’était illustré aux Indes.21
Cette dernière citation confirme bien le capital symbolique et la valeur de légitimation que confère l’ascendance pour les membres de l’association. Cet intérêt pour sa lignée est particulièrement important pour la bourgeoisie, pour qui « le fait de se vivre comme le maillon d’une lignée, de n’être que l’usufruitier de biens qui, au fond, ne vous appartiennent pas et dont vous n’êtes que le dépositaire se transforme en une charge morale à haute valeur de légitimation »22.
Cette quête de légitimité participe à justifier l’intérêt des classes dominantes pour la présence du passé. Ce point est d’ailleurs l’un des invariants qu’identifie Bernard Lahire dans « Structures fondamentales des sociétés humaines » : la « domination par l’antériorité »23. Les membres de l’association s’intéressent donc à l’histoire, précisément celle de Mahé de La Bourdonnais parce qu’ils font d’elle et de lui des mythes qui légitiment un ordre établi et leur place dans la société.
Pour autant, l’association se défend d’être mobilisée au nom de visions et d’opinions politiques qui seraient impropres à ses fonctions de production et de diffusion de savoirs et de commémorations. Ainsi, elle veut apparaître comme un acteur libéré de l’influence politique, neutre et objectif, seulement mu et animé par la vérité historique. Le politique est d’ailleurs considéré comme un motif illégitime d’action comme l’illustre cette question rhétorique :
Doit-on supprimer des pages d’histoire ou les refaire au gré des courants politiques et idéologiques ?24
Cette accusation d’agir par idéologie et convictions politiques semble d’autant plus grave à leurs yeux qu’elle serait, selon leurs mots, « la volonté de groupuscules idéologisés et sonores » « wokistes », des « activistes ». En accusant ses opposants d’être politisés, l’association omet qu’elle est aussi positionnée. Le mot « woke », et ses dérivés, est particulièrement employé par les extrêmes-droites pour faire « face à un discours ennemi reconstruit »25 qui au nom de la lutte contre les inégalités emploierait des méthodes jugées dangereuses pour la démocratie et la société française, comme la suppression des « pages d’histoire » évoquée plus haut. Ainsi :
à force d’interroger les normes sociales et de mettre en évidence les mécanismes structurels des rapports de domination […] laisserai[t] s’infiltrer un discours, voire des pratiques qui promeuvent d’autres normes qui seraient, elles, profondément antidémocratiques et sonneraient la fin de notre civilisation.26
De plus, en contradiction avec ses ambitions de neutralité, l’association défend le maintien d’une statue, l’immobilisme, qui est autant un parti pris que le changement. La classe bourgeoise, parce qu’elle a intérêt au maintien de structures sociales qui la servent, est d’ailleurs celle « que l’on peut supposer intéressé[e] au maintien du statu quo »27. C’est pour cette raison qu’elle produit et mobilise des mythologies. Elle transforme l’histoire en nature, qui n’est plus « lue comme mobile, mais comme raison »28, ce qui en fait une « parole dépolitisée »29 en apparence.
Lors de leur première apparition dans la presse réunionnaise, après l’annonce du déplacement de la statue, le 9 mai 2023 dans Zinfos974, les porte‑paroles de l’association se disent « extrêmement surpris » par la décision de la maire de Saint-Denis. Ils adoptent une posture d’expertise en invoquant des « connaissances partagées » supposées factuelles, incontestables et objectives pour « faire taire […] une pluralité de points de vue, d’intérêts et de logique d’action »30. Ils rédigent ainsi et font publier par la presse une biographie de Mahé de La Bourdonnais. La controverse autour du déplacement ou non de la statue est perçue comme un malentendu dû à l’absence de ces « connaissances partagées », qu’un cours d’histoire devrait résoudre. Ils mobilisent « un modèle du déficit » dans lequel « l’information scientifique circule de manière unidirectionnelle vers le public, sans [que soient considérées] comme pertinentes les connaissances et les expériences vécues par les citoyens »31. L’article suivant dans lequel apparaissent des membres de l’association, paru dans le Journal de l’île de La Réunion le 22 mai 2023, témoigne également de ce modèle dans lequel la « raison » aurait dû suffire à ce que le projet de déplacement de la statue soit abandonné. Il commence ainsi :
Nous n’avons pas réussi à faire entendre raison à Mme la Maire de Saint-Denis alors nous sommes obligés de lancer une action devant la justice.32
Face à la pesanteur de l’histoire éternelle et immuable, plusieurs articles de l’association insistent sur le caractère éphémère et insignifiant des « effets de mode » politiques et idéologiques, des carrières courtes des élus en comparaison avec l’histoire séculaire de la statue. En transformant l’histoire en allant-de-soi éternels, nécessaires et naturels, l’association mobilise des mythes que nous identifierons dans les prochaines parties : les mythes du libre-arbitre et du colonialisme doux et paternaliste.
« L’ingénieur qui a construit le pont » : la mythologie du libre-arbitre
L’entrée dans l’histoire par un personnage riche et puissant est déjà un choix politique et historique qui implique certaines contraintes. Une biographie prend la forme d’une narration qui « offre au travail d’archives et à l’érudition le charme et même le plaisir du roman »33. Faire du passé une expérience romanesque incite les auteurs à idéaliser le personnage, mais surtout a tendance à en faire le seul moteur de l’histoire et à perpétuer une « mythologie du libre arbitre »34 qui minimise les déterminismes et les actions collectives, mais surévalue les actions individuelles. La vie de Mahé de La Bourdonnais est ainsi romancée par l’association. Pour rendre plus impressionnante son ascension, le début de sa vie est dramatisé :
fils d’un modeste capitaine35
confrontée à une situation financière extrêmement difficile, la jeune veuve [sa mère] est obligée de vendre la plupart des biens de la famille pour élever ses cinq enfants.36
En raison de la situation difficile de sa famille37
De plus, plusieurs expressions comme « hors paires », « sans pareil », « d’exception », « diable d’homme » ou « extraordinaire » permettent à l’association de soustraire le personnage à ses semblables, de suggérer sa supériorité et son caractère exceptionnel qui justifie qu’on s’intéresse particulièrement à lui. De la même façon, il est très souvent le sujet des actions (il « crée », introduit », « fonde », « développe », « instaure », « améliore », « conçoit »…) dans les biographies écrites par des membres de l’association. Dans les exemples suivants, La Bourdonnais est le sujet seul des actions, bien qu’il semble improbable que celles-ci ne soient réalisées que par un seul individu :
Très ingénieux, il conçoit une machine pour décharger et charger les navires qui ne peuvent accoster.38
notre « Illustre » est un peu à l’origine de cette langue locale car il lui fallait trouver un langage facile pour que tout le monde se comprenne pour travailler le mieux possible. Ce Créole était un peu l’ancêtre de la méthode Assimil pour apprendre le Français, tout est phonétique et donc très simple.39
On voit même parfois le gouverneur général sur les chantiers, truelle en main comme un simple ouvrier.40
Il a amené l’eau potable à Port Louis qui n’était qu’un marécage à son arrivée. Il est allé lui-même à la recherche d’une source, plus précisément d’une cascade du côté de la grande Rivière et son bout d’aqueduc est toujours là.41
En plus de proposer un récit romancé du passé, ces affirmations participent à construire un mythe libéral de la méritocratie et de la réussite, qui permet de justifier les privilèges de la classe bourgeoise42 en suggérant que ce qui donne à leur « illustre » (c’est ainsi qu’ils le nomment parfois) sa place serait son exceptionnelle (« extraordinaire » et « sans pareille ») personnalité ainsi que sa détermination et sa « capacité de travail colossale ». L’une des raisons pour lesquelles les membres de l’association s’intéressent à Mahé de La Bourdonnais est d’ailleurs le fait qu’il ait « déclaré la liberté de commerce », qui laisserait les plus « méritants » s’enrichir, et donnait aux « colons le goût de l’entreprise ». Ce rapprochement entre le personnage historique et le libéralisme économique est particulièrement observable lorsque les articles du site s’ouvrent sur le présent :
Il [Mahé de La Bourdonnais] doit être heureux de voir combien Maurice s’est développé (sic) et l’esprit d’entreprise est très présent.43
La Bourdonnais est devenu un signe de réussite comme […] Pinault, Rouiller…44
BFM [La Bourdonnais] est naturellement un promoteur des créations de start-ups, avec un crowd-funding finalement assez large. Par ailleurs, la fiabilité et la qualité de ses actionnaires est pour lui un point clé45
BFM [La Bourdonnais] est à l’évidence très favorable à l’essaimage et au trading off-shore46
En revanche, lorsqu’il s’agit d’évoquer sa participation au système esclavagiste, Mahé de La Bourdonnais cesse d’être le seul moteur de l’histoire. Ces mentions de l’esclavage sont assez rares tant les discours de l’association se concentrent sur les éléments valorisants de la biographie. Les auteurs opèrent ainsi un tri des faits historiques pour éviter tant que possible les thématiques liées à l’esclavage. Ainsi, le premier communiqué de l’association publié dans la presse réunionnaise en mai 2023 illustre bien cette minimisation du sujet. Sur 64 lignes de biographie de Mahé de La Bourdonnais, 4 seulement sont consacrées à l’esclavage. Il y est présenté comme un acteur parmi d’autres qui se contente d’appliquer et de reproduire un système esclavagiste qui le précède et le dépasse. Sa responsabilité est alors partagée. Il disparaît donc derrière des formulations passives comme dans l’exemple suivant dans lequel, pourtant, on identifie distinctement les chefs locaux de Madagascar et « des arabes » comme responsables de l’esclavage :
Des esclaves sont achetés à des arabes et sont fournis par des chefs locaux à Madagascar47
À d’autres occasions, il est même présenté comme une opportunité pour les esclaves, puisqu’il leur offre des formations et des initiations aux travaux manuels, mais aussi du maïs et du manioc qu’il aurait ramenés du Brésil pour les nourrir. L’esclavage, ou encore la formation par La Bourdonnais de milices pour chasser les marrons, lorsqu’ils sont évoqués, sont systématiquement justifiés par la nécessité : soit celle de « mettre en valeur les îles », soit celle de garantir la sécurité, comme dans les exemples suivants qui justifient la chasse des marrons par l’insécurité qu’ils causeraient :
Vols et assassinats se multiplient du fait de deux cents esclaves marrons organisés en bandes. La Bourdonnais hiérarchise la milice existante et motive celle-ci par l’obtention de brevets. L’insécurité diminue fortement à l’île Bourbon.48
La Bourdonnais crée une milice pour chasser les esclaves marrons réfugiés dans les montagnes qui descendent piller les habitations49
La mention de la chasse aux marrons dans cette seconde citation est tournée de telle sorte qu’elle fait apparaître le mot « chasse » sous sa forme verbale, qui est polysémique. Le verbe « chasser » peut simplement signifier « pousser dehors loin de soi, faire sortir » ou « faire fuir, pousser en avant »50, tandis que les noms « chasse » ou « chasseur » sont sans équivoque : ils désignent l’« action de chasser, de poursuivre pour capturer ou tuer »51, ou la personne qui s’adonne à cette pratique.
Ces citations portent aussi un autre procédé qui permet de déresponsabiliser (déculpabiliser ?) La Bourdonnais à propos de l’esclavage et des chasseurs de marrons, qu’il a armés et organisés : « la privation de l’histoire »52, qui consiste à transformer des éléments historiques en allant de soi, en « État de faits » pour reprendre les mots d’un article paru sur le site de l’association en 201953 pour qualifier l’esclavage. Ici, en insistant sur la préexistence des milices ou de l’esclavage, l’auteur de l’article cherche à minimiser le rôle joué par La Bourdonnais et son initiative.
« Le général qui a fait la conquête » : protéger les intérêts de la France dans l’océan Indien
L’association se présente comme une « émanation » (extrait d’entretien du 20/12/2024) de l’association France-Maurice, qui aurait été créée par Michel Debré pour obtenir le « rattachement » (extrait d’entretien du 20/12/2024) de Maurice à La France. Le terme « rattachement » est particulièrement signifiant puisqu’il rappelle la relation passée entre Maurice et la France pour justifier que Maurice redevienne un territoire français.
Lorsqu’ils s’opposent au déplacement de la statue de Mahé de La Bourdonnais, les membres de l’association craignent que ce soit, à travers lui, la France et sa présence dans l’océan Indien qui ne soient attaquées. C’est précisément une seconde qualité qu’ils projettent sur le personnage historique : son patriotisme héroïque. Le personnage est ainsi présenté comme un militaire dévoué à la patrie française :
il s’élance à la rescousse des comptoirs français de l’Inde.54
Là encore le personnage est présenté comme le moteur de l’histoire, mais surtout comme un défenseur des intérêts français. Cet attachement à la France apparaît dans plusieurs arguments à propos du déplacement de la statue :
Ainsi l’État ouvre une porte dangereuse aux adversaires de notre grande Histoire, base de notre pays55
Ces thèses [qui font de Mahé De La Bourdonnais un des organisateurs de l’esclavage et de la chasse aux marrons] servent les intérêts de mouvements qui s’en prennent à la place de la France en océan Indien. (Extrait d’entretien du 20/12/2024)
L’association rejoue ainsi la défense de la nation française, qui fonde son admiration pour Mahé de La Bourdonnais, mais en désignant de nouveaux ennemis : le « wokisme », ou « l’idéologie woke », et, derrière eux, les puissances militaires de l’océan Indien qui sont accusées de vouloir affaiblir la France en la privant de ces territoires stratégiques. Surtout, elle exprime sa fascination pour la nation, et dans notre cas, sa prétendue magnanimité dans l’océan Indien. Ils font ainsi la promotion d’un livre co-écrit par un membre de l’association, qui « retrace tout ce que la France nous a apporté et tout ce qu’elle nous a laissé ». Une série d’articles cherche les références à la France dans la toponymie de Maurice et Pondichéry. Leurs auteurs cherchent à retrouver la trace de la France dans les paysages, comme lorsqu’ils insistent sur l’« inspiration française » de l’uniforme des gendarmes de Pondichéry, ou les noms des « rues qui évoquent encore le souvenir de la compagnie, de nos gouverneurs et des officiers au service du Roi ». Dans un extrait de leur site, l’association se réjouit que « Mahé de La Bourdonnais et l’influence française [soient] toujours une composante de la vie sociale et politique de l’Île Maurice ».
Il s’agit d’ailleurs parfois d’une stratégie argumentative en faveur du maintien de la statue : si Pondichéry ou Maurice reconnaissent et admirent le Français La Bourdonnais, comment se fait-il que La Réunion, alors qu’elle est toujours française, soit ingrate au point de « déboulonner » sa statue ? Cette forte admiration pour la nation française dans l’océan Indien conduit ainsi l’association à attendre une forme de gratitude en retour de ce que la France aurait « apporté » à l’océan Indien. Cette attente s’appuie sur trois arguments qui apparaissent en filigrane tout le long du corpus.
D’abord, les discours produits par l’association insistent toujours sur le caractère sauvage et austère des lieux et des habitants avant l’arrivée des Français. Il y a, là encore, une privation de l’histoire puisque l’histoire « sérieuse » ne commence qu’avec la France.
L’île Bourbon, La Réunion actuelle, a bénéficié à l’époque du génie administratif et militaire de ce grand homme alors que l’île végétait sur tous les plans dans une situation terriblement précaire avant son arrivée en 173556
Il [La Bourdonnais] fut le premier à faire d’une île désordonnée une véritable base navale57
la situation chaotique de l’Empire Moghol en Inde à laquelle Bertrand-François Mahé de La Bourdonnais […] s’est trouvé confronté58.
Il y avait tout à créer59
C’est une île quasiment en friche qu’avait à prendre en charge La Bourdonnais60
En décrivant les espaces de l’océan Indien dans leur précarité (en le qualifiant de « terriblement précaire » ; « désordonnée » ; « chaotique » ; « en friche », végétatif...) et leur caractère inexploré avant l’arrivée de La Bourdonnais, ces discours glorifient d’autant plus ce dernier. En décrivant le chaos qui précède son arrivée, les auteurs insistent sur l’ordre qui caractériserait la civilisation occidentale. En définissant et en inventant un « Autre » « comme une forme d’elle-même inférieure et refoulée », « la culture européenne s’est renforcée, et a précisé son identité en se démarquant »61. La Bourdonnais, et à travers lui, la France, est associé à deux analogies de la création, qui apparaissent fréquemment dans le corpus. D’une part, la métaphore de la naissance, de la paternité/maternité, et de l’autre, des images cosmogoniques.
Il donne ainsi naissance à l’un des piliers fondamental de l’économie de l’île62. Le sucre est aujourd’hui encore l’un des quatre éléments clé de l’économie de l’Île Maurice
Contentons-nous, aujourd’hui, de célébrer surtout ce baptême français initial de notre pays par la douce France63
La France, mère et pédagogue, a parfaitement réussi sa mission à Maurice64
D’autres fois, le personnage est comparé à Dieu, comme dans l’extrait suivant :
La Bourdonnais me rappelle la chanson de Johnny Halliday : « avec une poignée de terre il a créé le monde ».65
Comme nous l’avons vu c’est, pour l’association, La Bourdonnais qui donne aux habitants leur langue, leurs savoir-faire et leur alimentation ce qui suppose qu’avant son arrivée, ils ne savaient pas parler, ni bâtir et mouraient de faim. Certains auteurs insistent sur les améliorations qu’apporteraient la France, en faisant parfois des énumérations à en perdre le souffle, peu ponctuées, qui produisent à la fois une sensation d’abondance et d’hyperactivité de La Bourdonnais. Ces constructions du passé permettent de justifier une critique des discours « culpabilisateurs » (extrait d’entretien du 20/12/2024) sur la domination coloniale française. Elles servent aussi à rappeler la dette et le respect que l’océan Indien devrait à la France et à ses symboles comme la statue de Mahé de La Bourdonnais.
En jouant avec le contraste entre un océan Indien développé par la France et le néant qui précéderait, l’association réécrit un récit dans lequel l’océan Indien n’existe et ne prospère que grâce à « une irréprochable conquête par la France éternelle […] noble conquête des cœurs et des esprits »66. Cette « conquête irréprochable des cœurs et des esprits » contraste avec l’image militaire du « général qui a fait la conquête » de Fanon. La conquête coloniale disparaît dans le discours, voire est niée comme dans cet extrait :
Et quelle présence [française] ! Nullement celle d’une puissance colonialiste, l’instinct brutal de supériorité, de domination, d’exploitation à imposer à ses administrés récalcitrants car souffrant d’un manque de liberté, d’égalité, de fraternité67.
Conclusion
Les registres de la commémoration et de la diffusion de savoirs sur le passé, qui animent cette association, sont loin d’être apartisans. Ils portent l’empreinte de ses représentations de l’océan Indien, de son passé et de sa relation avec la France qui sont politiques. Son attachement au poids de l’antériorité sur le présent, qui le contraint à une forme d’immobilisme, constitue une manière de perpétuer et de légitimer des positions privilégiées. Le déplacement de la statue est perçu comme un « effacement » de ce passé. Les récits que font les membres de l’association de la vie de leur « illustre » sont l’occasion d’alimenter des représentations du passé colonial français dans l’océan Indien. À travers des récits romanesques dans lequel Mahé de La Bourdonnais aurait individuellement permis le développement de l’océan Indien, les auteurs occultent les structures sociales et les déterminismes qui ont permis au personnage d’exercer le pouvoir et de s’enrichir. La mythologie du libre-arbitre est ainsi mise en scène au travers de la vie de ce personnage qui, par sa seule détermination, se serait distingué de ses contemporains au point qu’un monument lui soit érigé. C’est ainsi en partie le mythe de la méritocratie qu’incarnent les statues et qui est défendu. Ces récits, pour défendre cette statue, nient la violence de la colonisation et mobilisent un autre mythe : celui d’un colonialisme doux et civilisateur, d’une « conquête des cœurs et des esprits ». Ce mythe s’appuie sur le récit de la dépendance de l’océan Indien à la France, sans qui il n’aurait pas été « développé ». Sur la base d’un discours qui infériorise les colonisés est construit ainsi un « rôle positif »68 de la colonisation et de la France. Cette dernière est considérée comme attaquée par le projet de déplacement de la statue. La défense de la statue est donc vécue aussi comme une défense de la nation et de ses intérêts. La controverse autour du déplacement de la statue de La Bourdonnais fait remonter des désaccords latents sur le passé colonial français. Elle est « un moment privilégié d’institution »69, l’occasion pour des acteurs de se rassembler ou de se diviser, de construire des arguments et des contre-arguments, de se questionner sur la fonction sociale d’une statue, sur les conflits de mémoires dans un contexte postcolonial et la construction des représentations de l’océan Indien.
