DOI : 10.26171/carnets-oi_0108
Introduction
Mayotte, île française située entre l’Afrique de l’Est et Madagascar dans le canal du Mozambique, est l’une des quatre îles (avec la Grande Comore, Moheli, et Anjouan) qui constituent l’archipel des Comores. Elle souffre d’un manque important d’infrastructures. En effet, elle a longtemps pâti, dans son développement spatial et socio-économique, d’une succession de statuts juridiques jamais stables, ne favorisant pas une politique de développement et d’aménagement. Mais depuis le changement de statut de l’île en collectivité départementale en 2001, ouvrant la voie vers la départementalisation, Mayotte a entamé une phase de mutation. Elle est devenue officiellement département français le 31 mars 2011, le 101e département français et le cinquième d’Outre-Mer. Ainsi, ce nouveau statut conduit désormais l’île à poser les bases de son développement, et de son changement dans une logique d’équipement et d’aménagement de l’espace, en s’adaptant au mieux aux contraintes physiques bien réelles : relief accidenté, inondations, séismes et glissements de terrain réguliers.
Dans cette phase de mutation, les collectivités locales réalisent des projets d’aménagement d’abord pour répondre aux besoins de la population, mais aussi pour rattraper le retard par rapport à la métropole et aux autres départements d’outre-mer (DOM), et cela à tous les niveaux. En effet, l’île a d’énormes besoins en logements sociaux et en infrastructures (routes, hôpitaux, établissements scolaires, etc.) pour son développement socio-économique. Le processus de développement qui se met en place impulse la réalisation de nombreux et d’importants projets d’aménagement, comme celui de Zone d’Aménagement Concerté (ZAC) à Majicavo, ou encore le projet de rénovation urbaine à M’Gombani. L’île devient alors un vaste chantier.
Cependant, ce développement a pour conséquence la mutation des paysages. Les aménagements réalisés, nouveaux et modernes, gomment petit à petit les paysages traditionnels des Mahorais. En effet, les paysages de Mayotte, comme tous les paysages, sont la résultante d’une alchimie entre les éléments physiques, naturels et aussi et surtout humains et culturels. Aussi, le paysage est « une notion concrète et complexe à la fois. Elle englobe tout ce que nous voyons : le relief, la végétation spontanée ou modifiée par l’homme, la nature et le construit… Elle inclut aussi nécessairement l’agencement de ces formes, leurs rapports spatiaux apparents » et exprime aussi « la traduction visuelle d’un ensemble de relations, de combinaisons » (Fourneau et al., 1990). Par ailleurs, pour Michel Périgord et Pierre Donadieu (2012) « dans le langage commun, la notion de paysage exprime le regard humain porté sur une étendue visible de territoire autant que l’expérience sensible de celui‑ci ».
Ces nouveaux projets, aux prototypes européens, presque des « copier-coller » du modèle « occidental », soulèvent des interrogations sur le paysage local, sa typicité et sa patrimonialisation. Aussi, la présente contribution tente de comprendre l’influence des modèles occidentaux sur les paysages de l’île en s’appuyant sur l’exemple du projet d’aménagement du quartier de M’Gombani dans la commune de Mamoudzou, première opération de rénovation urbaine réalisée dans l’île. Pour cela, en plus d’observations de terrain, de l’analyse des documents d’urbanisme et des archives, nous avons interrogé tous les acteurs de cette opération : le porteur du projet à la mairie de Mamoudzou, les élus municipaux, le service d’aménagement du Conseil Départemental, la Société Immobilière de Mayotte (SIM). Nous avons également mené des entretiens auprès de trente habitants du quartier. Ainsi, après avoir présenté le projet nous en montrerons le caractère indispensable pour l’île. Nous verrons par la suite que l’implication collective dans la prise en compte du paysage dans ces projets est étrangère à Mayotte ce qui conduit à une perte d’identité.
Le projet de la rénovation urbaine de M’Gombani
M’Gombani est un quartier périphérique de la ville de Mamoudzou. Il se compose de deux grands ensembles paysagers : un paysage urbain avec notamment des espaces imperméabilisés, des bâtiments, des industries, etc. ; un paysage moins urbanisé, plus « naturel » avec l’omniprésence de la mangrove qui fait la transition avec l’océan Indien (fig. 1).
M’Gombani est le seul quartier à Mayotte classé en zone sensible depuis 1996. Aussi, il a pu bénéficier des aides pour sa rénovation urbaine. Ce projet de rénovation urbaine (RU) s’inscrit dans le cadre d’un projet de l’ANRU (Agence Nationale de Rénovation Urbaine). Il s’agit d’engager une rénovation du quartier de M’Gombani construit dans les années 1990 (fig. 2) et qui a présenté très vite de sérieux problèmes de dégradations de tous genres (maisons, écoles, voirie, etc.) aggravés par d’importantes insuffisances d’assainissement et d’évacuation d’eaux pluviales et usées.
À cela s’ajoute une grande insalubrité, une pauvreté extrême des habitants. Aussi, le projet de RU a pour ambition de donner à ce quartier des équipements nécessaires pour offrir des conditions de vie décentes et ainsi améliorer l’image de la ville. Cinq axes principaux d’interventions dans le quartier sont identifiés :
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Résoudre les problèmes d’inondations récurrents du fait du système d’évacuation des eaux de pluies défectueux.
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Désenclaver cette poche de pauvreté. L’objectif ici est de refaire le réseau viaire pour que le quartier soit plus accessible, que l’on puisse y pénétrer et y circuler aisément. Il s’agit donc de relier l’axe central du quartier (la rue Baobab) au centre-ville par la rue du commerce au niveau de Ballou.
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Régler le problème d’aménagement du quartier dans l’ensemble. L’existence d’espaces publics dégradés, un éclairage urbain peu adapté, l’absence de bancs, et de mobilier urbain en général, un manque d’arbres etc. Il s’agit aussi de refaire tout l’aménagement des trottoirs de la voirie et des espaces publics.
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équiper le quartier, notamment avec la construction d’une salle polyvalente, l’extension de la Maison des Jeunes et de la Culture (MJC), la construction d’une crèche municipale au cœur du quartier. Il est aussi question de proposer des locaux d’activités et de commerce en rez-de-chaussée des immeubles locatifs à caractère social que construira la Société Immobilière de Mayotte.
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Trouver des réponses à la question du logement. En effet, le quartier a été livré dans les années 70 avec 122 habitations, construites par la SIM. Ces logements sont appelés ici des cases SIM. Ces cases SIM en accession sociale, qui se voulaient modernes à l’époque, ont très vite été en décalage avec les attentes des habitants. S’en est suivi alors de nombreuses transformations, souvent anarchiques, menées par les habitants du quartier avec des moyens financiers très modestes. M’Gombani s’est alors bidonvillisé, doucement mais inexorablement.
L’objectif de ce nouveau projet est donc d’opérer une réorganisation complète et en profondeur du quartier. 18 cases SIM ont été détruites pour laisser la place à de nouvelles voies de circulation et des places publiques. Une centaine de cases seront réaménagées, ce qui implique le déplacement d’une part importante des habitants du quartier qui seront relogés en locatif dans 72 logements en cours de construction. Trois immeubles de dix logements chacun en accession à la propriété ainsi que des terrains à bâtir sont prévus. L’idée ici est de créer une mixité sociale dans le quartier dans la logique des opérations de rénovation urbaine.
Le besoin d’une amélioration du cadre de vie
Ce quartier est dans une situation socio-spatiale extrêmement délicate. Les cases SIM sont en état de délabrement saisissant et le manque d’infrastructures est criant. 29 % des enquêtés disent qu’il n’y a rien dans le quartier et 26,6 % pensent que le peu qu’il a n’est pas adapté à leurs besoins du quotidien. Les enquêtés ont un regard très critique sur les réalisations faites dans le quartier dans les années 1990 (fig. 3). Ils ont donc une perception très négative de leur environnement.
Les habitants de M’Gombani ont donc de fortes attentes vis-à-vis du projet de RU de leur quartier. Ils espèrent très fortement la réalisation de places publiques (31,9 %), la mise en place de projets paysagers (33,3 %), et la construction de maisons et d’écoles (17,4 %). Nous constatons à l’évidence que les places publiques et les projets paysagers viennent en premier lieu, ce qui s’explique par le fait que la population demande plus d’espaces agréables pour un meilleur cadre de vie dans les quartiers à l’opposé de leur quotidien. Aussi la population voit dans le projet de RU une possibilité d’avoir des logements décents et surtout un moyen de lutter contre l’insalubrité par la disparition des maisons dites SIM et des baraquements en tôle.
Ici, on recherche plus une amélioration du cadre de vie que sa préservation. Alors que Jean-Marc Dziedzicki (2001) affirmait que, « le souci de la protection par les populations de leur cadre de vie constitue tout particulièrement une revendication récurrente », la réalité est toute autre à Mayotte. En effet, les villages se métamorphosent mais la population n’affiche pas une réelle envie de préservation de son cadre de vie, du moins tant qu’elle ne se sent pas menacée directement par des éventuelles expulsions entreprises par des procédures d’expropriation. M’Gombani est une poche de pauvreté extrême ce qui explique le désir des habitants d’un changement radical ouvrant la voie à de nombreux aménagements générant de nouveaux paysages.
Faible implication citoyenne dans la protection des paysages à Mayotte
La prise en compte du paysage dans la législation française s’est mise en place lentement par l’intermédiaire de nombreuses lois, notamment celles de 1906, 1913, 1930, etc. Mais la loi Paysage de 1993 est toute particulière, car elle apporte une nouvelle touche qui est la protection et la mise en valeur des paysages. Cette loi va permettre de prendre en considération le paysage dans l’aménagement du territoire. Par ailleurs, avec la signature de la convention européenne du paysage en 2000, la France doit intégrer le paysage dans ses politiques d’aménagement du territoire et d’urbanisme.
La loi sur la Solidarité et Renouvellement Urbain (SRU) de 2000 conduit à la création de nouveaux documents de planification de l’aménagement territorial, qui sont les Schémas de Cohérence Territoriale (SCOT) et les Plans Locaux d’Urbanisme (PLU). Elle a été renforcée par la loi ALUR de 2014, qui préconise la prise en compte des paysages dans les documents d’urbanisme à travers notamment le PADD (Plan d’aménagement et de développement durable). Il est donc évident que le PLU est un outil essentiel et performant des pouvoirs publics afin de préserver les caractéristiques paysagères d’un territoire et contribuer à l’amélioration du cadre de vie des habitants.
Cependant, à Mayotte, la majorité des communes ne disposaient pas de documents de planification urbaine il y a encore quelques années. En effet, avant la mise en place du PLU, seules trois communes étaient dotées du POS (Plan d’Occupation du Sol) : Mamoudzou et les deux communes de Petite Terre (Chamousdine, 2012). Les POS furent approuvés seulement en 2005. Ce n’est qu’à partir de 2009 que les communes ont commencé à se munir de PLU. Celui de la commune de Mamoudzou est approuvé le 19 mars 2011. Par ailleurs, le code de l’urbanisme n’est applicable à Mayotte qu’à partir de 2012 avec l’ordonnance n° 212‑787.
Avec cette évolution législative, les projets de développement mahorais doivent dorénavant suivre les normes et des impératifs dictés depuis Paris. Les Mahorais fortement animés par une envie de développement ne se soucient pas ou peu des impacts directs des opérations d’aménagement sur leur patrimoine paysager. À M’Gombani, la population souhaite certes un changement important, mais elle ne se mobilise pas pour participer à la conception des projets et donc s’assurer de leurs résultats. Dans un entretien du 14 septembre 20141, le porteur du projet ANRU (Agence Nationale de la Rénovation Urbaine) au service de la rénovation urbaine de la mairie de Mamoudzou, nous expliquait :
« qu’il n’y a pas vraiment d’associations constituées à M’Gombani et qui pourraient être mobilisées pour prendre parti sur comment on va aménager le quartier. On a toujours essayé d’en avoir une, mais ce n’est pas très actif, donc on voit plutôt des personnes de façon individuelle, des représentants, des gens considérés comme notables et autres. Entre temps, il y a bien eu une association qui est née et on essaie de l’associer pour la faire réagir sur le projet. C’est une association créée par l’ancien adjoint au maire, mais les élus aujourd’hui trouvent cela un peu déplacé qu’un ancien adjoint au maire monte une association alors qu’il était déjà très mobilisé dans le projet ».
Donc, il n’y a pas d’associations ni une mobilisation de la population en face des décideurs qui ont les capacités de défendre leur quartier et de se prononcer sur le changement de leur espace de vie. La population n’est peut-être pas assez informée de la possibilité que lui offre la loi de s’impliquer plus fortement dans les projets d’aménagement. L’explication peut également se trouver dans la culture locale. Dans les villages, les grandes décisions sont les affaires des notables.
Cela se solde par une dynamique urbaine qui gomme petit à petit le paysage originel du quartier.
Paysage moderne vs paysage traditionnel
Le phénomène urbain à Mayotte est relativement récent. Il est le résultat d’un développement (démographique, économique et spatial) assez rapide.
Autrefois, l’aspect rural dominait le paysage de la capitale, un paysage, boisé et très cultivé montrant une activité agricole marquée. Cette agriculture était essentiellement fondée sur la culture de bananiers et de manioc complantées d’ambrevades et d’orangers. Mamoudzou était surtout connue pour ses plantations sucrières. En effet, « la colonisation sucrière, qui a duré de 1845 jusqu’au début du XXe siècle, a touché de très près la commune de Mamoudzou. Celle-ci était en grande partie classée parmi les terrains domaniaux cultivés par les Européens, en particulier les secteurs Nord (Kawéni) et Sud-Ouest (Vahibé), d’où les vestiges encore visibles des usines » (Chamousdine, 2012).
L’habitat était fait de cases construites à base de terre et de matériaux végétaux (bois, feuille de cocotier, etc.) (fig. 4). Ces cases sont en fait des unités d’habitation, des propriétés composées de bâtiments dédiés à des usages précis (habitation principale, cuisine, toilettes, etc.) et entourés par une clôture. Les années 1970 voient la transformation de cet habitat traditionnel avec notamment la création de la SIM. Cette société a mené depuis sa création un important travail de reconversion et de changement de l’habitat mahorais. Au départ, créé pour construire des maisons pour les fonctionnaires de l’État de passage à Mayotte, l’organisme a évolué vers la construction de maisons (cases SIM) à destination des Mahorais. Aujourd’hui, l’habitat contemporain qui modifie la notion et la manière d’habiter à Mayotte en apportant une nouvelle conception de la maison (fig. 5). Cette évolution est le reflet du fonctionnement social et culturel mahorais (Breslar, 1981). Ces liens harmonieux avec une nature respectée, transformée en matériaux de construction nourricière et source de bien-être fait de l’architecture mahoraise un véritable patrimoine (Direction des affaires culturelles, 2016) (fig. 6, 7 et 8). Depuis 2006, on a mis en place un nouveau dispositif qui remplace les cases SIM pour mieux répondre aux besoins de la population (fig. 9).
Aujourd’hui, Mamoudzou connaît un développement important en termes d’équipements et d’infrastructures comme les services de l’État, la Préfecture, etc. En lien direct et indirect avec les nouvelles fonctions de la ville (capitale du département), de nouveaux quartiers émergent afin de loger les nouveaux habitants métropolitains et mahorais. La ville est en pleine métamorphose avec de micro-pôles de centralités : place du marché, place « mariage », rue du commerce etc. L’offre commerciale affirme ce caractère urbain de premier ordre pour l’île entière. Le développement de projets de grande ampleur à l’instar de la rénovation urbaine de M’Gombani va dans ce sens.
On assiste donc à une ruée vers des opérations d’aménagement pour faire de Mamoudzou une capitale digne de ce nom. Elles se matérialisent dans le paysage par des immeubles et autres repères métropolitains ouvrant la voie à une perte d’identité de la ville.
Les figures 10 et 11 illustrent le type de paysage que l’on peut rencontrer dans n’importe quel quartier en France métropolitaine, alors que nous sommes dans une île qui a son histoire et son identité paysagère, et ses modèles de construction. En effet, cet espace se résume à une copie d’un prototype métropolitain qui mérite d’être adapté au contexte mahorais. On pourrait par exemple faire des toitures à double pente et garder l’omniprésence de matériels végétaux dans la construction ou choisir des couleurs plus vives.
Conclusion
Mayotte est un territoire en plein aménagement. Les projets développés répondent à un désir des populations d’accéder à un certain confort. Elles sont, dans certains quartiers comme M’Gombani, dans un état de paupérisation qui leur a valu de bénéficier de la politique de la ville. Ces importants projets, développés à un rythme soutenu, ont aussi pour ambition de réduire le gouffre abyssal de développement et d’équipement qui sépare Mayotte, 101e département français, et les autres territoires de la République.
La mise en place de ces projets suit des lois et des procédures communes à l’ensemble du territoire français. Les populations mahoraises n’ont pas encore totalement saisi la possibilité qui leur est offerte de peser de tout leur poids sur les projets d’aménagement. Cela se matérialise par des réalisations sans âme, juste des répliques de ce qui est fait partout en métropole. On s’achemine donc doucement vers une banalisation des paysages urbains de Mayotte.
Il est encore temps à Mayotte de valoriser une démarche qui mette au cœur de tous les projets d’aménagement le patrimoine et l’identité de l’île. Cette démarche implique une volonté politique forte et une prise de conscience individuelle.