DOI : 10.26171/carnets-oi_0306
Introduction
Les langues majoritairement parlées à l’île de La Réunion et à l’île Maurice sont le créole réunionnais et le créole mauricien. Pourtant aucune de ces deux langues ne jouit du statut de langue officielle et toutes deux connaissent une situation de diglossie qui leur est défavorable. À travers l’histoire, ces langues, ainsi que leurs locuteurs, ont subi griefs et discrimination, phénomènes qui subsistent jusqu’à nos jours.
Dans la littérature scientifique, la relation du français et de l’anglais aux langues créoles est qualifiée de coexistence complexe (Georger, 2011 ; Simonin, 2002). Ce contexte de friction linguistique est la conséquence des contextes coloniaux, postcoloniaux et néocoloniaux vécus par ces sociétés insulaires. Cette situation pourrait être modifiée par la mise en œuvre de politiques linguistiques. Un axe d’action majeur consiste à doter les langues discriminées, celles dont leurs statut et la fonction sont inférieurs par rapport à la langue officielle suite à la situation de diglossie, d’outils linguistiques (dictionnaires, grammaires) leur permettant d’étendre leur usage à tous les domaines de la communication (Bastardas i Boadas, 2002).
Les ouvrages lexicographiques s’avèrent des éléments indispensables dans ce procès de normalisation. La mise en place de politiques de planification et aménagement linguistique qui visent à changer certains aspects d’une réalité sociolinguistique nécessitent d’instruments tels que dictionnaires et grammaires pour l’accomplissement d’objectifs concrets. L’harmonisation orthographique, la lutte contre l’illettrisme ou la promotion de l’usage dans les médias de communication et les établissements scolaires font partie des objectifs d’un programme de normalisation linguistique (Bastardas i Boadas, 2002, 2004).
La première partie de cet article présentera l’évolution historique du contexte politique et les faits sociolinguistiques majeurs des cinq dernières décennies du XXe siècle dans les deux îles. Ensuite sera analysée la production lexicographique du créole réunionnais et mauricien au cours du XXIe siècle. La discussion cherchera à comparer les différentes corrélations entre la production lexicographique et la normalisation linguistique à Maurice et à La Réunion. La dernière partie de notre étude sera consacrée aux conclusions et considérations qui en découlent.
Problématique et objectifs
Ce travail interroge l’état de l’art des ouvrages lexicographiques consacrés au créole réunionnais et au créole mauricien, pour analyser dans quelle mesure le développement et la diffusion de ces ouvrages ont pu contribuer à la normalisation linguistique, plus précisément dans les cas du créole mauricien et réunionnais.
Un premier objectif consiste à présenter l’évolution sociolinguistique de la période postcoloniale pour mener ensuite une étude bibliographique des ouvrages lexicographiques consacrés au créole mauricien et réunionnais publiés au cours du XXIe siècle. Par la suite nous procéderons à une analyse de la dimension des œuvres les plus importantes du répertoire, leur répercussion sur la communauté scientifique et dans des programmes de normalisation linguistique. Enfin, notre réflexion se terminera par une discussion sur la corrélation entre production lexicographique et changement sociolinguistique dans les contextes de diglossie de La Réunion et de Maurice.
Méthodologie
Afin d’atteindre les objectifs que nous nous sommes fixés au paragraphe précédent, nous procéderons selon la méthodologie suivante : il s’agira, tout d’abord, d’extraire des références lexicographiques et leurs possibles éditions à travers la recherche. Puis, de constater le nombre de citations ou de références à chacune de ces œuvres sur Google Scholar. Enfin, de rechercher dans la littérature scientifique le cadre des politiques linguistiques et des recherches au sujet des langues créoles mauricienne et réunionnaise.
Pour situer les références lexicographiques, nous avons eu recours aux bases de données bibliographiques suivantes : WorldCat, VIAF (The Virtual International Authority File), Google Scholar, Google Books et le réseau de bibliothèques universitaires françaises. Aussi, seront consultés de manière systématique les articles scientifiques et les thèses doctorales qui se sont intéressés aux langues mentionnées, publiées ces 17 dernières années, avec pour but de localiser toutes références à des ouvrages lexicographiques.
Pour évaluer l’impact de chacune des publications listées, sera utilisé Google Scholar dans sa fonction « cité par ». Ainsi, sera comptabilisée la récurrence à laquelle chaque œuvre a été mentionnée dans un autre ouvrage scientifique.
Contexte sociolinguistique à La Réunion et à Maurice dans la deuxième moitié du XXe siècle
Le cadre politique n’a pas changé depuis la deuxième moitié du XXe siècle : La Réunion demeure un département français d’outremer depuis 1946 et Maurice est une république indépendante depuis 1968. En ce qui concerne La Réunion, le processus de départementalisation a progressivement doté l’île de structures administratives et d’infrastructures équivalentes à celles de tout l’état français. Ce processus s’est fortement renforcé dans les années 80.
En 1946, le député Raymond Vergès se prononce à l’Assemblée Nationale constituante. Il souhaite une « assimilation douce, intelligente et réaliste » de La Réunion au sein de la République. C’est ainsi qu’il espère voir s’effectuer la transition du statut de colonie à celui de département. Cette requête concernant la départementalisation signale, d’autre part, l’importance d’une adaptation au contexte local et à ses spécificités culturelles. Sur le plan linguistique, le créole réunionnais est resté, de sa naissance à nos jours, une langue en situation (inférieure) de diglossie dans tous les domaines (Ghasarian, 2012). En dépit de cela, aucune revendication linguistique significative n’a vu le jour depuis la départementalisation.
À partir de 1946, selon Georger (2011), s’entame le processus d’assimilation et d’intégration dans la structure étatique. Durant les deux décennies suivantes, s’installe un climat de lutte politique opposant d’une part un courant indépendantiste, appuyé par le Parti Communiste de La Réunion dirigé par Paul Vergès, à d’autre part un groupe politique pour la départementalisation, brandissant la bannière de la droite locale menée par Michel Debré. C’est à cette époque que sont publiés les premiers textes en créole dans la revue Rideau de Cannes.
À la fin des années soixante, le travail des intellectuels et des militants en faveur de la langue et de la culture créoles s’intensifie. Axel Gauvin, Roger Théodora, Daniel Honoré et Boris Gamaleya font alors leur apparition sur le devant de la scène. Boris Gamaleya, éditeur et principal auteur de la revue Bardzour Mascarin, écrit en 1972 un des textes fondateurs de la littérature réunionnaise : Vali, pour une reine morte. Alain Armand prend la relève éditoriale avec la revue Fangok, publication engagée dans la défense et la promotion de la langue et de la littérature créoles (Georger, 2011). En 1974, Le lexique du parler créole de La Réunion (Chaudenson, 1974 ; Robert, 1974) est publié.
En 1977, se produit l’événement le plus important à ce jour selon Georger (2011). Le groupe militant linguistique Group oktop 77 propose la première écriture phonologique. Ce collectif est mené par Boris Gamaleya. Tout au long de la décennie des années 70, la musique se fait emblématique de la lutte pour l’identité réunionnaise. En 1979, le groupe de musique Ziskakan, militant sur les plans politiques et linguistiques en faveur du créole, voit le jour.
Dans le courant des années 80, Ghasarian (2012) fait connaître le travail de linguistes tel que Robert Chaudenson, instigateur de l’approfondissement des études formelles. Leurs efforts se concrétisent à travers l’édition de dictionnaires à la fin de la décennie : Kréol français (Armand, 1987) et Petit dictionnaire créole réunionnais français (Baggioni, 1987).
Dans les années 90, deux œuvres lexicographiques, principalement fruit du travail de recherche de linguistes de l’Université de La Réunion, verront le jour. Le Dictionnaire étymologique des créoles français de l’Océan Indien (Bollée, 1993) et le deuxième volume de l’Atlas linguistique et ethnographique de La Réunion sont édités à deux reprises (Carayol, Chaudenson et Barat, 1981 et 1995).
Au début du XXIe siècle, malgré la discrimination issue du phénomène de diglossie, la langue créole réunionnaise a pu améliorer son statut dans le système éducatif. Cela a été rendu possible grâce à des réformes législatives en faveur des langues régionales, instiguées par l’administration de la République française. La loi 2000-2007 du 13 décembre 2000 promeut des politiques en faveur des langues régionales. Le créole réunionnais est officiellement reconnu comme l’une des langues régionales de l’état en 2001. Cet accord a été paraphé dans le Journal Officiel. L’année suivante, le CAPES créole est créé (Véronique, 2010).
À Maurice
Maurice obtient son indépendance en 1968. Le processus indépendance vis-à-vis de la métropole britannique est mené par les élites indo-mauriciennes. Les années précédant ce mouvement furent traversées par une opposition à l’indépendance, par un groupe de la population d’origine non indienne, craignant de voir l’île s’« indianiser ».
Une fois la République proclamée, seuls l’anglais et le français sont retenus comme langues officielles. Cependant, le statut de ces deux langues n’est pas équivalent. L’anglais est la langue adoptée par les principaux milieux officiels : le Parlement, l’Administration publique, la Justice et l’Éducation Nationale. Ainsi, tous les documents administratifs légaux et les lois sont rédigés en anglais, avec une faible présence du français, qui reste limité aux milieux des médias et de l’Église Catholique. Le créole mauricien est quant à lui totalement marginalisé (Florigny, 2010). Cette situation, font remarquer Robillard et Baggioni (1990), entraîne la mise en place d’un système de polydiglossie. Une pyramide se dessine avec à son sommet l’anglais, bien qu’il s’agisse de la langue la moins parlée des trois et, relégué à la base, le créole, alors qu’il est, lui, parlé par plus de 70 % de la population.
À partir des années 60, selon Hookoomsing (2004), les premières mesures du nationalisme linguistique mauricien sont prises par Dev Virahsawmy, qui introduit la première codification graphique du créole mauricien. Il revendique le mauricien comme garant de l’intégrité du pays. Déjà, à cette époque, on préconise de se référer à la langue par le terme morisyen (mauricien) préférablement à créole. Ceci afin d’éviter l’amalgame entre langue et ethnie (le terme de créole faisant également référence aux Mauriciens d’origine africaine). Comme le souligne également Carpooran (2003), un des facteurs les plus influents dans la politique linguistique de Maurice durant la deuxième moitié du XXe siècle, est la corrélation entre ethnie et langue. Au cours de cette décennie, Lortograf-Linite (Baker et Hookoomsingm, 1978), première œuvre lexicographique d’envergure, est publiée.
Les années 80 sont marquées par une forte crise économique, avec pour conséquence un accroissement de la misère des classes les plus populaires, principalement créoles (d’origine africaine, donc). À la même période, le mouvement Ledikasyon Pu Travayer, émerge. Son objectif tient en l’alphabétisation en créole de ces couches populaires, notamment des adultes. En 1987, est publié le Diksyoner kreol morisyen : Dictionary of Mauritian Creole (Baker et Hookoomsing, 1987).
Selon ces mêmes auteurs (Carpooran, 2005), les années 80, connues comme la décennie du mauricianisme, ont été les plus prolifiques jusqu’à présent en matière de création artistique et culturelle en langue créole. C’est à cette époque que se forme le Grup Kiltirel, rejoint par des militants, chanteurs et artistes, avec pour mission de promouvoir la langue et la culture créoles. Ce processus d’essor culturel et linguistique atteint son point d’inflexion vers la fin des années 90.
Déjà, en 1993, Roger Cerveau manifeste publiquement le mal-être de la communauté afro-créole. Il accuse les gouvernements encore au pouvoir à ce jour d’avoir pris part à la discrimination et à la défaveur de cette communauté et de sa langue. Ces faits culminèrent avec l’assassinat, entre les mains de la police, de Kaya en 1999. Le chanteur mauricien fut l’un des personnages ayant le plus contribué à la valorisation de la culture créole, le créole et la défense de l’unité, au-delà des différences raciales et culturelles (Florigny, 2010). En 1997, le Dictionnaire français-créole mauricien (Goswami-Sewtohul, 1997) est publié.
À l’heure actuelle, le contexte linguistique de Maurice demeure complexe selon Mooneeram (2009). La cause principale serait que le créole, langue maternelle d’environ 70 % de la population, reste derrière l’anglais (langue officielle du pays qui recouvre tous les champs de l’administration publique), et derrière le français (langue principale dans les milieux de la communication et dans laquelle une majeure partie de la population a été lettrée).
En 2005, l’éducation catholique met en marche un programme d’implémentation du créole afin de soutenir les étudiants en difficulté. Cette initiative constitue un véritable pari en matière de politique linguistique dans l’éducation nationale. Le programme fournit des résultats très positifs, ce qui incite le gouvernement à implanter le créole en classe de soutien dans l’ensemble du système éducatif national. Ce jalon est exécuté grâce au projet Grafi Larmoni (Hookoomsingh, 2004), développé à l’Université de Maurice et à l’Institut Mauricien de l’Éducation et encouragé par le Ministère de l’Éducation.
Grafi Larmoni se fixe pour objectif l’harmonisation de l’orthographe du créole mauricien pour rendre possible son utilisation dans l’instruction des enfants et des jeunes dans le système éducatif national. Grâce à cette même dynamique, en 2005, le premier dictionnaire monolingue de créole mauricien voit le jour (Carpooran, 2005). Cet ouvrage devient une référence en matière de normalisation lexicographique et un outil indispensable dans le développement de l’apprentissage du créole dans les écoles (Harmon, J., 2011).
Production lexicographique du créole réunionnais et mauricien au XXIe siècle
La présente recherche a recensé un total de douze œuvres lexicographiques publiées dans cette période : sept pour le créole réunionnais, quatre pour le créole mauricien et une qui s’intéresse aux deux. Les dictionnaires bilingues ou trilingues (créole, français, anglais) sont majoritaires, six pour le créole réunionnais (Armand, 2014 ; Brunbrouck, 2014 ; Ferrando, 2017 ; Honoré, 2002 ; Huet, 2016 et Huet, 2015) et deux pour le créole mauricien (Lee, 2003, 2009 et Goswami-Sewtohul, 2010). Armand, Goswami-Sewtohul et Lee sont des rééditions (Armand, 1987 ; Goswami-Sewtohul 1997 et Lee, 1999).
Quatre ouvrages méritent une attention spéciale en raison de leur typologie. D’abord le Diksioner morisien : premie diksioner kreol monoleng (Carpooran, 2005, 2009 et 2011), le seul dictionnaire monolingue. Ensuite, A harmonised writing system for the Mauritian Creole language: Grafi larmoni (Hookoomsing, 2004), consacré à l’harmonisation systémique de l’orthographe du mauricien. Le Dictionnaire de propositions de néologismes de Honoré (2013) qui explore la créativité linguistique du créole réunionnais. Pour finir avec les deux nouveaux volumes parus du Dictionnaire étymologique des créoles français de l’Océan Indien (Bollée, 1993, 2000 et 2007).
Pour ce qui concerne l’écho généré dans la presse scientifique, les ouvrages lexicographiques du mauricien sont citées un total de soixante fois. Le Diksioner morisien : premie diksioner kreol monoleng est cité trente-quatre fois, vingt citations pour l’édition 2009, seize citations pour l’édition 2011 et huit citations pour l’édition 2005. L’ouvrage lexicographique A harmonised writing system for the Mauritian Creole language: Grafi larmoni (Hookoomsing, 2004), compte quinze références bibliographiques. Le dictionnaire Mauritius: Its Creole Language: the Ultimate Creole Phrase Book: English-Creole Dictionary (Lee, 1999) est cité neuf fois, et deux fois le Dictionnaire français-créole mauricien de Goswami-Sewtohul, K. (1997).
Pour ce qui est des dictionnaires du créole réunionnais, ils ont été cités soixante-six fois dans d’autres ouvrages scientifique. Concrètement, le Diksioner moféknèt (Honoré, 2013) a été cité deux fois, de même que le Dictionnaire d’expressions créoles : semi-lo-mo (Honoré, 2002). Le Dictionnaire Kreol Français (Armand, 1987) est cité soixante-deux fois.
Pour Maurice, le cas du dictionnaire monolingue d’Arnaud Carpooran est remarquable, non seulement par rapport à sa répercussion dans d’autres études et articles scientifiques, mais aussi par sa massive distribution dans les établissements d’enseignement, ce qui a donné lieu à deux rééditions en 2009 et 2011 et à une réimpression en 2014. Cet exploit a été rendu possible en grande mesure grâce au travail de Hookoomsing (2004) Grafi larmoni, fruit d’une combinaison de volonté politique et de recherche académique.
Discussion sur la corrélation entre la production lexicographique, la normalisation linguistique et la lutte identitaire
Dans les contextes postcoloniaux, des conflits sociaux, culturels et linguistiques, ont été soulignés. Les langues créoles, en tant que vecteurs de pensée de leurs communautés, se trouvent au cœur de ces conflits et le parler entraîne une prise de position dans la problématique identitaire. Fanon (1970) établit une relation entre la perception des langues créoles et le phénomène de diglossie qui les positionne en statut inférieur par rapport aux langues dominantes. Il existe pour lui des asymétries entre les différentes sociétés et communautés postcoloniales, au sein du système de hiérarchie linguistique et de ses mutations.
Dans la mesure où le discours conditionne la structure du sujet (Fanon, 1970), la langue est un élément fondateur dans la formation de l’identité. Ainsi s’établit une relation directe entre langage et identité. Chacun des éléments constitutifs du système linguistique d’un locuteur joue donc un rôle primordial dans la structure des conflits sociaux d’ordre discriminatoire, d’hégémonie culturelle et de lutte identitaire.
Le travail lexicographique et l’édition de dictionnaires, surtout monolingues et spécialisés, facilitent l’usage normalisé des créoles dans tous les domaines de la communication. Dans ce sens Harmon (2011) se félicite de l’édition du premier dictionnaire monolingue du mauricien en 2005, à la fois jalon et opportunité de développer et valoriser cette langue dans toutes les sphères discursives. Les changements sociolinguistiques – conséquences de cette valorisation – permettent d’inverser la perception négative que les parlants ont de leur langue.
Le spécialiste en politique linguistique et normalisation, Bastardas i Boadas (2002, 2004), émet un avis pertinent à ce sujet. Une langue doit se doter d’au moins trois éléments indispensables de sorte à se convertir en instrument adéquat à la communication dans toutes les sphères et tous les registres. Ces éléments sont une orthographe, un dictionnaire normatif et une grammaire.
Concernant les deux éléments dédiés au lexique (dictionnaire normatif et harmonisation de l’orthographe) c’est seulement dans le cas du créole mauricien que cette étude constate des progrès significatifs, depuis le début de ce siècle, notamment le Diksioner morisien : premie diksioner kreol monoleng (Carpooran, 2005, 2009 et 2011) et A harmonised writing system for the Mauritian Creole language: Grafi larmoni (Hookoomsing, 2004). Par contre, dans le cas du créole réunionnais et pour le siècle présent, ce travail déplore le manque de publications récentes consacrées au domaine de l’harmonisation et normalisation lexicale.
L’étude du lexique et sa description s’avèrent donc l’un des processus linguistiques majeurs, sa clef de voûte. Hazaël-Masieux (2002) sensibilise aux difficultés entraînées par le manque d’ouvrages lexicographiques rigoureux à l’heure de se consacrer à un travail d’étude linguistique sérieux touchant aux langues créoles.
Conclusions générales
Sur le plan formel, on doit souligner tout d’abord un changement majeur, une mutation qui a pris forme dans le domaine de l’édition lexicographique, et qui vient modifier la façon même de désigner la langue créole : l’emploi du terme morisyen pour se référer au créole mauricien. Cette substitution n’est pas une question anodine : en effet, elle représente d’un côté une rupture avec le fardeau colonial, implicite dans le terme créole, et d’autre part réaffirme la relation entre identité nationale et langue.
Dev Virahsawmy et Arnaud Corpooran soutiennent que ce changement entend renforcer l’identification du mauricien comme langue nationale. Il est donc pertinent de considérer que cette nouvelle terminologie vise à une mise en valeur du morisyen, pour le détacher de la famille des langues créoles, étiquette peu valorisante d’un point de vue linguistique-identitaire. Ce fait doit s’interpréter à travers la corrélation entre les graphies d’une langue et la construction d’une identité linguistique où « l’identité visuelle du créole devient réellement le langage de l’identité » (Cellier, 1988 : 144).
Au plan purement lexicographique, la relation entre la description de la langue et son implication dans la question identitaire fait débat. Opter pour une graphie phonétique au détriment d’une graphie étymologique, aussi bien pour le créole réunionnais que pour le créole mauricien, n’est pas un fait anodin. Cette décision résulte d’un fort compromis militant et politique comme le signale aussi Ghasarian (2012), dans la mesure où une graphie différenciée du français aspire à mettre l’accent sur une spécificité linguistique.
La revendication de la culture et des langues créoles est un fait incontesta–blement politique (Cellier, 1985) et la publication de travaux lexicographiques de ces langues s’avère indispensable pour leur étude et leur diffusion, ainsi que pour leur implantation dans le système éducatif (Hazaël-Massieux, 2002). Le Diksioner kreol morisien joint à d’autres démarches sur le plan de la politique linguistique à Maurice comme l’ébauche du premier curriculum de la langue kreol sont à la base de l’introduction du créole mauricien comme langue en option dans les écoles primaires à partir de janvier 2012 (Dawonauth, 2016). De la même façon que l’introduction du créole réunionnais dans l’enseignement à partir de la création du CAPES en 2010 s’appuie sur des travaux lexicographiques comme celui de Armand (1987) réédité en 2014.
La présente étude nous permet de faire le constat suivant : le contexte politique joue un rôle décisif dans le développement des langues en situation de diglossie. Le créole mauricien bénéficie aujourd’hui d’un cadre législatif et d’un élan politique des élites favorables à son essor dans le milieu éditorial. Seul ce contexte permet de comprendre des publications telles qu’Aprann lir ekrir Morisyen (Virahsawmy, 2004) qui ont pour but une normalisation de l’usage de la langue. Tel que Bastardas i Boadas (2004) l’affirme, les ouvrages lexicographiques constituent la base de la normalisation orthographique et permettent également de rassembler la richesse lexicale d’une langue.
L’asymétrie constatée dans la production lexicographique sur le créole réunionnais et mauricien au début du XXIe siècle révèle l’étroite relation entre le développement des études sur le lexique et les politiques de normalisation linguistique dans les deux îles. Ces deux processus sont-ils intrinsèquement liés ? La présente étude nous a permis d’observer concrètement, comme dans le cas de Maurice, une politique récente tendant à faciliter la recherche et l’édition d’ouvrages, lesquels ont permis en même temps d’accompagner ce mécanisme de normalisation. A La Réunion, après un premier élan à la fin du XXe siècle, notre travail montre que le dynamisme manque actuellement sur le plan éditorial, en dépit de la mise en place du CAPES de créole et de l’enseignement universitaire qui l’accompagne.
La complexité de la coexistence linguistique constatée dans le contexte postcolonial, tant à La Réunion comme à l’Île Maurice, est un fait matériel concret. Ce phénomène trouve ses bases dans les rapports inégaux entre les langues en friction, s’appuyant sur certains mécanismes structuraux de discrimination et d’oppression : statut juridique, éducation et médias principalement. La lexicographie s’avère un élément indispensable dans la lutte pour la préservation de l’identité linguistique et la normalisation.