[…] (J)’ai regardé la mer magnétique qui déployait son bleu, son émeraude, son vert, son opaline. À gauche nous pouvions voir le mont Choungui. Dans les pâturages, de vieux congélateurs servaient d’abreuvoirs aux animaux. Sur le bord des routes, des hommes et des femmes marchaient, panier sur la tête, bâton ou coupe-coupe à la main. Le ciel était sans nuages et, à travers ce paysage idyllique, quelque chose gonflait mon cœur. Quel était ce pays si doux, si beau ? Quel était ce pays qui m’avait oublié ?
Natacha Appanah, Tropique de la violence, Paris, Gallimard, 2016, p. 128.
La revue Carnets de Recherches de l’océan Indien consacre un numéro spécial, à la veille du dixième anniversaire de sa départementalisation, à Mayotte, encore dénommée « l’île aux parfums ».
Terre française depuis 1841, Mayotte est devenue le 101e département français le 31 mars 2011 et la 9e région ultrapériphérique au sein de l’Union européenne le 1er janvier 2014. Sur le plan géographique, elle est la plus ancienne des quatre îles composant l’archipel des Comores, petite guirlande posée à l’entrée septentrionale du canal du Mozambique. C’est l’île la plus orientale de l’archipel, située à moins de 350 km des côtes malgaches et distante de 8 000 km de la France continentale. Mayotte couvre une superficie totale de 374 km². La population, qui s’élève à 256 500 habitants en 2017, dont 48 % est de nationalité étrangère (Insee, 2017), se répartit entre Grande-Terre (88,5 %), l’île en forme d’hippocampe, et Petite-Terre (11,5 %) ; les îlots ne sont pas habités.
« L’île aux parfums », par le biais des transferts publics (dotations budgétaires, relèvement des critères sociaux, fonds européens), mène une politique de rattrapage se traduisant par une croissance économique rapide et en parallèle par un accroissement du niveau de vie moyen de la population. Pour autant, le nouveau département français ne parvient pas à réduire les criantes inégalités de revenus, de pouvoir d’achat, de conditions de travail et de vie, si bien que Mayotte est le département le plus pauvre de France et la deuxième région la plus pauvre de l’Union européenne. Mayotte connaît par ailleurs un plurilinguisme complexe qui interroge la notion de « langue nationale » et invite à reconsidérer les contours de la francophonie et la « cohabitation » des différentes langues dans cet espace. Il importe donc de questionner les transitions et les mutations en cours. Comment répondre aux innombrables défis que pose ce territoire, vu comme un îlot de richesse par les populations des États riverains (Les Comores, Madagascar) mais en proie à un profond malaise social ?
Ce cinquième numéro vise à mettre en lumière quelques-uns de ces défis majeurs, en publiant les contributions sélectionnées par le comité de lecture ad hoc de la revue. Les articles qui le composent traitent des enjeux auxquels est confronté le nouveau département. Assise du cadre juridique, évolution sociale et sociétale, tensions culturelles, identitaires et linguistiques, rôle des femmes, unions de droit local figurent parmi les thématiques abordées dans ce volet. Il donne à voir les prémices, les avancées et les effets du processus de départementalisation.
Sous l’angle des défis juridiques, l’article de Romain Bony-Cisternes démontre que la départementalisation, qui reste à parachever, s’est traduite par une grande instabilité juridique et budgétaire à Mayotte, marquée par l’application de régimes transitoires et dérogatoires – tel l’octroi de mer – et par un renforcement de la tutelle de l’État. La stabilisation du cadre financier des collectivités mahoraises – Département et communes – dépend de la mise en œuvre de la fiscalité directe locale de droit commun à consolider et, préalablement, du passage à l’identité législative à achever, en particulier dans le domaine foncier.
Au-delà des enjeux juridiques, ce cinquième numéro fait la part belle aux défis de taille que soulèvent les particularités culturelles et sociétales du territoire. Nicolas Roinsard s’intéresse aux formes de régulation sociale de la pauvreté féminine à Mayotte. Deux figures contemporaines de celle-ci se font jour : celle prise en charge par l’action publique – au titre notamment du revenu de solidarité active – et celle régulée par le cercle privé. Leur analyse met en relief les mécanismes et reconfigurations des actions de solidarité à l’œuvre à Mayotte, en particulier depuis la départementalisation, qui a contribué à reconfigurer et à durcir les inégalités.
Avec l’article de Paola Schierano, centré sur les enjeux culturels et identitaires, l’accent est mis sur les incidences néfastes de l’approche assimilationniste de la départementalisation pour la communauté mahoraise en mobilité. La réflexion porte sur les dynamiques d’intégration des Mahorais à La Réunion. Entre assimilation et résistance, l’intégration prend plusieurs colorations et nuances en fonction des générations et de la prégnance du sentiment d’appartenance à l’une ou à l’autre des sociétés, d’origine ou d’accueil.
Ce regard croise celui de Christophe Cosker, qui interroge le discours littéraire et la posture d’Abdou Salam Baco concernant l’histoire de Mayotte, à partir du livre Brûlante est ma terre, un texte à mi-chemin entre autobiographie et roman où l’écrivain prophétisait que l’île ne serait jamais départementalisée. Ce faisant, le concept de transposition est exploré afin d’articuler texte et contexte, face à la réalité contrastée de la départementalisation. En filigrane, l’article invite à une évaluation des rapports ambigus que Mayotte entretient avec les Comores et la métropole française.
Sur le plan politique et social, Idriss Mamaye traite de l’insertion des femmes, héritières des chatouilleuses – figures emblématiques de la départementalisation et pionnières de l’émancipation féminine – dans les nouvelles institutions de Mayotte. Dans ce territoire d’outre-mer, les femmes qui ont été longtemps absentes des instances de décision, pour des raisons notamment de déficit d’éducation et de scolarisation, tendent de plus en plus, en ce début de XXIe siècle, à occuper le devant de la scène politique.
Traitant du système éducatif de Mayotte, l’article de Philippe Charpentier et Georgeta Stoïca aborde les questions de l’enseignement-apprentissage du français, en classe, à Mayotte ; une problématique cruciale eu égard aux spécificités démographiques, culturelles et linguistiques de ce territoire ultramarin. Les questions de la maîtrise de la langue de scolarisation et de la qualité du dialogue maître-élève ainsi que les aspects des enjeux identitaires implicites y sont décortiqués.
Renouant avec le paysage juridique complexe issu de la départementalisation, l’article de Céline Kuhn s’intéresse au mariage entre personnes de statut personnel, pour démontrer que des pans entiers du droit local ne sont plus appliqués, même si la départementalisation n’a pas remis en cause l’union de droit local qui coexiste avec l’union de droit commun. Face à la disparition de figures emblématiques (Cadi et tuteur wali) lors de la célébration du mariage ou d’institutions traditionnelles, mais inégalitaires (répudiation et polygamie), elle s’interroge sur la perte de visibilité du droit local à Mayotte et met en lumière l’absence d’effet patrimonial de l’union de droit local, qui reste une union de personnes, non de biens.
Dans la rubrique « notule », le regard du géographe est ensuite convoqué pour faire état de la crise sanitaire dans les outre-mers français, en particulier à Mayotte. Cette notule épouse l’actualité en dressant un tableau de l’épidémie de covid-19, dans le 101e département français. Le contexte socio-spatial conjugué à une offre de soins déficitaire a sans doute favorisé la propagation de l’épidémie. François Taglioni en dresse les principaux contours et aspects.
Enfin, ce cinquième numéro, qui n’a pas vocation à épuiser l’ensemble des questions que soulève la départementalisation de l’île aux parfums, tant elle reste à parachever et consolider, se termine par la recension d’un ouvrage-clé. Didier Blanc présente le premier bilan juridique et économique de la départementalisation de Mayotte, dressé à la faveur des actes d’un colloque, organisé à l’Université de La Réunion, fin 2016, par Julie Dupont-Lassalle, François Hermet et Élise Ralser, sous l’égide de l’OSOI et le haut patronage du ministère des Outre-mer. D’autres enjeux, notamment environnementaux et sécuritaires, mériteraient d’être questionnés et approfondis à l’avenir.
En définitive, même sous la double ombrelle de l’État français et de l’Union européenne, Mayotte reste confrontée à de lourds défis.