DOI : 10.26171/carnets-oi_0501
Si Mayotte n’est pas, à l’instar de la Nouvelle-Calédonie1, le territoire le plus singulier de la République française2, l’île aux parfums semble, en revanche, être le plus scrupuleusement observé3. La départementalisation n’est, en effet, pas un processus ordinaire pour les collectivités appartenant ou ayant appartenu à la catégorie des collectivités d’outre-mer instituée par l’article 74 de la Constitution, puisque ces dernières se distinguent par des spécificités locales si bien que la Constitution leur garantit un « statut qui tient compte des intérêts propres de chacune d’elles au sein de la République »4. Aussi, l’accession volontaire (c’est-à-dire par voie de consultation référendaire) au statut de département ou de région d’outre-mer, tel qu’encadré par l’article 73 de la Constitution, relève de la logique inverse : celle de l’éloignement du principe de spécialité5 et de l’acheminement vers le principe d’identité législative6.
La départementalisation de Mayotte a été approuvée par 95,24 % des suffrages exprimés7. Collectivité territoriale de la République française entre 1976 et 2000, l’île avait été transformée en collectivité départementale par la loi n° 2001-616 du 11 juillet 20018. Suite au référendum de 2009, l’article 63 de la loi organique n° 2009-969 du 3 août 2009 a prévu qu’à compter de la première réunion suivant le renouvellement de son assemblée délibérante en 2011, la collectivité départementale de Mayotte serait érigée en une collectivité régie par l’article 73 de la Constitution, qui prend le nom de « Département de Mayotte » et exerce les compétences dévolues aux départements d’outre-mer et aux régions d’outre-mer9. Les modalités de passage à l’identité législative, l’organisation et le fonctionnement du Département de Mayotte ont été précisés par le législateur organique et ordinaire par la loi organique n° 2010-1486 du 7 décembre 2010 relative au Département de Mayotte et la loi n° 2010-1487 du 7 décembre 2010 relative au Département de Mayotte. Si Mayotte, est, désormais, une collectivité unique relevant de l’article 73 de la Constitution et exerçant les compétences d’un département et d’une région d’outre-mer, sa nature juridique semble, à rebours de cette qualification, être sui generis, puisque la collectivité de Mayotte constitue la première région monodépartementale ultramarine administrée par une assemblée unique10.
Le rattachement de Mayotte à l’article 73 de la Constitution implique le passage à l’identité législative en remplacement de la spécialité législative de l’article 74. De ce fait, les lois et règlements sont, par principe, applicables de plein droit à Mayotte, moyennant l’adoption de régimes transitoires tenant compte des caractéristiques et contraintes particulières de l’île11. Selon le Conseil d’État, le passage à l’identité législative « n’a pas pour effet de rendre applicable au Département de Mayotte l’ensemble du droit applicable en métropole en lieu et place de la législation spéciale en vigueur dans cette collectivité mais permet l’applicabilité de plein droit, au Département de Mayotte, des lois et règlements édictés à compter de cette date, sous réserve des adaptations éventuelles tenant aux caractéristiques et contraintes particulières de cette collectivité »12. C’est, notamment, pour cette raison que l’entrée en vigueur du Code général des impôts, particulièrement important pour la détermination d’un cadre juridique du financement de la collectivité nouvellement créée, a été décalée au 1er janvier 201413. Le passage à l’identité législative révèle un morcellement du cadre juridique applicable à Mayotte, tant rationae temporis (mesures transitoires) que rationae materiae (avec le recours aux ordonnances de l’article 38 de la Constitution pour permettre au gouvernement de statuer sur l’application différée du droit commun)14. Cette fragmentation a été vertement critiquée par la Cour des comptes, qui a estimé, en 2016, que ce chantier d’envergure a été mal anticipé15 par l’État et que le travail d’adaptation se poursuit encore à ce jour16. Certains domaines, pourtant d’importance capitale pour le financement de la collectivité, demeurent quasiment vierges. Ainsi en est-il de l’extension du Code général de la propriété des personnes publiques à Mayotte17.
La fiscalité, parce qu’elle représente une composante fondamentale du pacte social, a fait l’objet, dans le cadre du passage à l’identité législative, de nombreux débats. Avant la départementalisation, Mayotte bénéficiait d’un régime d’autonomie fiscale18 : il existait un « Code général des impôts de Mayotte » et un « Code des douanes applicable dans la collectivité territoriale de Mayotte ». Avec la loi n° 2012-1510 du 29 décembre 2012 de finances rectificative pour 201219, le Gouvernement a été habilité à prendre, par ordonnances, toutes les mesures nécessaires à la mise en œuvre de la fiscalité de droit commun. Ainsi, l’ordonnance n° 2013-837 du 19 septembre 2013 relative à l’adaptation du Code des douanes, du Code général des impôts, du Livre des procédures fiscales et d’autres dispositions législatives fiscales et douanières applicables à Mayotte20 permit, à temps, au droit fiscal commun de s’appliquer à Mayotte depuis 2014. Pourtant, le passage à l’identité législative en matière fiscale est, à l’heure actuelle, loin d’être achevé. Les liens qu’entretiennent fiscalité et financement de la collectivité de Mayotte sont, dès lors, fragilisés, a fortiori dans la mesure où la stabilisation du cadre juridique du financement de la collectivité constitue un préalable nécessaire à l’achèvement de la départementalisation.
En effet, la stabilisation juridique (mais aussi empirique) d’un modèle de financement pour la collectivité est liée à un ensemble de paramètres déterminants dans la réussite de la départementalisation21. La Cour des comptes, dans un rapport inédit et retentissant22, a relevé que l’incomplétude et l’absence de caractère opérationnel du cadre juridique actuel du financement de la collectivité font obstacle à cet achèvement et, notamment car le cadre juridique du financement est, lui-même, lié au passage du principe de spécialité à celui d’identité législative de l’article 73 de la Constitution. L’existence d’une difficulté à achever le passage à l’identité législative, notamment dans l’application du Code général de la propriété des personnes publiques ou du Code général des impôts, empêche l’émergence d’une véritable fiscalité locale, en remplacement partiel de la dotation de l’État et des impôts spécifiques comme l’octroi de mer. De manière générale, la difficulté de transposer le système civil face au système coutumier affecte le financement par la fiscalité locale directe (système de publicité foncière, de cadastre, établissement des rôles et des titres de propriété, transposition de la taxe foncière et taxe d’habitation, détermination de la valeur locative).
En outre, ces limites contraignent l’État à adopter une position de pourvoyeur de fonds vis-à-vis de la collectivité de Mayotte, notamment en vue du rattrapage économique, en faussant les relations entre l’État et la collectivité dans le cadre du changement de catégorie juridique entre l’article 74 et l’article 73 de la Constitution mais, également, dans la détermination du devenir de certains mécanismes (comme le fonds intercommunal de péréquation [FIP]), de certaines impositions (comme l’octroi de mer) ou du rôle des entités intervenant, au nom de l’État, à Mayotte (l’Institut d’émission d’outre-mer, IEDOM, l’Agence française de développement, AFD, ou la Direction générale des outre-mer, DGOM). De manière générale, la stabilisation du cadre juridique du financement de la collectivité présente des liens étroits avec la capacité de cette dernière à conduire les politiques publiques issues des compétences détenues, au titre du droit commun, par les départements et régions (la politique sociale – avec la gestion des prestations de solidarité – ou le développement économique et territorial, par exemple), tout en s’assurant que ces dernières satisfassent l’objectif de rattrapage économique et de correction des inégalités de développement. Enfin, l’accession au statut de région ultrapériphérique de l’Union européenne23 implique, certes, l’extension du bénéfice des fonds structurels de développement, mais nécessite, également, l’intégration du droit commun de l’Union européenne, qui rend difficile la persistance de régimes dérogatoires au Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne et, notamment, en matière fiscale et douanière.
Ainsi, dans le sillage du document stratégique Mayotte 2025, une ambition pour la République, qui prévoit de parachever la départementalisation, de renforcer les collectivités territoriales et de poursuivre la réorganisation de l’administration territoriale de l’État, la question du cadre juridique du financement de Mayotte apparaît prépondérante. Elle passe par l’achèvement de chantiers connexes : fiabilisation de l’état-civil, régularisation foncière, intégration du droit commun. L’instabilité du cadre juridique actuel empêche, en effet, l’achèvement de la départementalisation et nécessite un effort législatif et étatique majeur pour que la feuille de route gouvernementale Mayotte 2025 se concrétise dans les délais.
L’instabilité du cadre juridique du financement de la collectivité de Mayotte : l’impossible achèvement de la départementalisation
L’émiettement normatif résultant de la laborieuse transition vers le principe d’identité législative traduit l’existence de tensions pesant sur le cadre juridique du financement de la collectivité de Mayotte : juridiques, d’abord, parce que cela complexifie les rapports financiers entre l’État et la collectivité, en générant de l’insécurité juridique, budgétaires, ensuite, car il occasionne un décalage quantitatif entre la teneur des finances locales et les compétences nouvellement transférées.
La complexité des rapports financiers État‑collectivité de Mayotte, source d’insécurité juridique
La départementalisation de Mayotte, jugée mal préparée par la Cour des comptes24, a représenté, pour l’État français, un exercice juridique et financier périlleux, qui n’a pas, contrairement à ce qui était attendu, fondamentalement clarifié les relations entre l’État et la collectivité. D’un point de vue juridique, la départementalisation s’est traduite par l’imposition d’une convergence normative entre la métropole et Mayotte. Si les adaptations sont tolérées, elles ne doivent intervenir qu’à titre dérogatoire. Depuis 2010, donc, l’identité législative est devenue le principe, à de rares exceptions près. Or ces exceptions concernent, précisément, les domaines qui revêtent un intérêt particulier pour le financement de la collectivité : impôts et taxes, propriété immobilière et droits réels immobiliers, cadastre, expropriation, domanialité publique, urbanisme, finances communales, notamment25.
En outre, l’application du Code général des collectivités territoriales, qui fixe, dans le sillage de la décentralisation, les relations entre l’État et ses collectivités territoriales, présente, elle aussi, des spécificités, voire un certain morcellement : la loi n° 2010-1487 du 7 décembre 2010, a, en effet, défini l’organisation et le fonctionnement de la nouvelle collectivité, en précisant les modalités d’application des première, troisième, quatrième et cinquième parties du Code général des collectivités territoriales. Elle a cependant laissé le soin à une ordonnance de modifier les 2e et 5e parties restantes qui sont spécifiquement applicables aux communes et établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) de Mayotte afin de les rapprocher du droit commun. C’est en vertu de l’habilitation qui figurait dans l’article 30 de la loi du 7 décembre 2010 qu’a donc été prise l’ordonnance du 1er décembre 201126. L’article 1er de l’ordonnance du 1er décembre 2011 réécrit le chapitre IV du titre VI du livre V de la deuxième partie du CGCT, qui regroupe les dispositions applicables aux communes de Mayotte27.
Au résultat, les relations juridiques et financières entre l’État et la collectivité demeurent, encore, fortement marquées par la tutelle de ce dernier, à rebours de la logique de l’autonomie défendue par la décentralisation, entérinée par le Titre XII de la Constitution républicaine. En l’absence d’un cadre juridique stabilisé de l’organisation administrative, de la répartition des compétences, et du financement de la collectivité, l’État doit, souvent, se substituer à cette dernière. Ainsi, jusqu’en 2013, à l’aube de l’entrée en vigueur, sur l’île, du Code général des impôts (et le passage progressif à une fiscalité de droit commun), le solde des relations financières entre l’État et Mayotte était structurellement négatif au détriment de ce dernier : aucun impôt n’y était prélevé pour son propre compte jusqu’en 2013. Bien que la nouvelle fiscalité en vigueur depuis le début de l’année 2014 lui permette désormais d’enregistrer des recettes fiscales directes (impôts sur le revenu et sur les sociétés), au détriment du Département qui en bénéficiait jusqu’alors, le solde des comptes de l’État reste déficitaire. En effet, non seulement le montant des recettes est largement inférieur aux dépenses, mais ces dernières sont appelées à s’accroître dans la mesure où l’État a fait le choix d’augmenter les dotations. Cela s’explique par le fait que le secteur public, notamment les administrations publiques locales, tiennent un rôle majeur dans l’économie mahoraise. En effet, la consommation finale des administrations représente 58,0 % du PIB en 2014 et l’investissement est principalement le fait de la commande publique, qui constitue un des moteurs de la croissance à Mayotte28. Aussi, l’impératif de rattrapage économique commandait de maintenir les transferts financiers en provenance de l’État, en attendant que la collectivité devienne financièrement viable. Le fonds intercommunal de péréquation en constituait, avant 2014, l’exemple topique. Alimenté de transferts de l’État et par certaines impositions locales (octroi de mer), le FIP visait à apporter, en l’absence de fiscalité locale, des recettes aux dix-sept communes mahoraises. La dotation de l’État, appelée dotation de rattrapage et de premier équipement, était répartie par le préfet entre les sections de fonctionnement et d’investissement29.
Conscient que l’inaboutissement du cadre juridique du financement de la collectivité de Mayotte l’oblige à détenir un rôle de pourvoyeur de fonds et à renforcer sa tutelle (via le préfet et la DGOM) sur l’île, l’État entend, au travers du contrat de plan État-région Mayotte 2015-202030, accélérer l’autonomie institutionnelle de l’île dans son accès aux financements et dans l’exercice de ses prérogatives31. Le contrat de plan accorde, en effet, une place prépondérante à la mobilisation du foncier, condition de la mise en œuvre d’une fiscalité directe locale, avec la recherche d’une meilleure maîtrise foncière (au travers de la création d’un établissement public foncier d’État [EPF] et de la mise en place d’un fonds régional d’aménagement foncier urbain). L’on ne peut que souligner que, là encore, l’État fait le choix d’une transition foncière dans laquelle il assurera un rôle de tutelle contraire, dans son essence, à la décentralisation, puisque, si elle entretiendra, avec l’EPF, des relations privilégiées, la collectivité de Mayotte n’en aura pas la direction32 (contrairement à certains établissements publics fonciers locaux).
Enfin, l’accession de Mayotte au statut de région ultrapériphérique de l’Union européenne33 (RUP) engendre, à l’instar du droit commun de la République, le passage à l’identité législative avec le droit de l’Union34. À cet égard, si la collectivité peut, désormais, bénéficier pleinement des fonds structurels européens35 (avec, au premier chef, le FEDER/FSE), elle devra, pour autant, se conformer à l’acquis communautaire et, notamment, aux règles prohibant les taxes douanières ou taxes d’effet équivalent36, ce qui obligera, à n’en pas douter, l’État à opérer davantage de transferts financiers à titre transitoire, le temps que la mise en conformité de Mayotte avec le droit de l’Union soit compensée par d’autres canaux de financement de la collectivité, a fortiori dans la mesure où il existe, déjà, un déséquilibre entre les finances de Mayotte et les compétences qu’elle doit, désormais, assumer.
Le déséquilibre entre les compétences transférées et les moyens financiers, source de tensions budgétaires
Mayotte exerce, désormais, les compétences d’une collectivité territoriale de plein exercice qui, en tant que seule région monodépartementale française37, cumule les compétences de droit commun dévolues, par le Code général des collectivités territoriales, aux départements et aux régions38. Or, au-delà des aspects structurellement liés aux ressources humaines, la collectivité souffre, pour ce faire, de l’inaboutissement d’un modèle de financement pérenne, puisque ce dernier n’est pas encore stabilisé, alors que la collectivité doit, en parallèle, assumer d’importantes missions et, notamment, l’action sociale (avec la gestion du RSA) ou le développement et l’aménagement du territoire.
Or, à cet égard, Mayotte se situe à la croisée des chemins puisque la fin des régimes dérogatoires39 (fonds intercommunal de péréquation, fiscalité spécifique) coïncide mal avec la fin des mesures transitoires relatives aux transferts de compétences. Cela occasionne un décalage manifeste entre le besoin et la capacité de financement de la collectivité. Au surplus, le passage d’un cadre juridique de financement fortement administré et tutélaire (sous forme de transferts en provenance de l’État) à un modèle de droit commun qui octroie une place substantielle à la fiscalité directe locale40, n’allait pas de soi. Le FIP avait été mis en place par la loi du 11 juillet 2001 et son existence pérennisée par la loi organique du 21 février 200741. Ce fonds, qui comprenait une part fonctionnement et une part investissement, recevait, depuis 2007, une quote-part des impôts, droits et taxes perçus, en vertu du Code général des impôts de Mayotte et du Code des douanes de Mayotte, au profit exclusif de la collectivité départementale puis du Département. Ainsi, à défaut de disposer de recettes fiscales propres, les communes mahoraises bénéficiaient néanmoins d’une part fixe des impôts perçus par le Département à travers le FIP. Ce dernier a été supprimé au 1er janvier 2014, en application de la loi organique du 7 décembre 2010 relative au Département de Mayotte, ce qui constituait le nécessaire corollaire du passage à la fiscalité directe locale. L’ordre juridique s’en trouve simplifié et Mayotte se situe désormais pleinement dans le droit commun en ce qui concerne la fiscalité, à l’exception de l’octroi de mer (cf. infra) : le Département et les communes perçoivent en effet chacun directement les recettes fiscales qui leur reviennent. L’autonomie financière des communes, qui ont désormais prise sur leurs produits fiscaux, en est également théoriquement renforcée.
Pourtant, nonobstant le fait que l’équilibre financier global des collectivités mahoraises repose sur des mécanismes de compensation institués par le législateur, à savoir la répartition de l’octroi de mer (impôt local spécifique) entre Département et communes, d’une part, et le montant du prélèvement sur recettes (PSR) spécifique du Département, d’autre part, l’État n’a pas, cinq ans après le passage à une fiscalité de droit commun, pérennisé le schéma de financement des collectivités mahoraises, sans lequel la mise en œuvre de la départementalisation ne peut être assurée. En effet, l’octroi de mer (qui a remplacé les taxes douanières mahoraises suite à l’accession de Mayotte au statut de RUP de l’UE), de par sa contradiction fondamentale avec le droit de l’Union européenne, est un impôt « en sursis »42, qui alimente pourtant substantiellement la dotation globale garantie des collectivités mahoraises, bien davantage, d’ailleurs, que les autres impositions directes locales, sans que la question de sa disparition prochaine ne donne lieu à des compensations satisfaisantes. Au surplus, cet octroi de mer a fait l’objet de modifications fréquentes, insusceptibles de permettre aux collectivités mahoraises de disposer de prévisions durables de leurs ressources, alors que le Département et les communes doivent assurer des charges de plus en plus lourdes avec des moyens contraints. Les situations budgétaires tendent à se dégrader : la chambre régionale des comptes a été appelée à se prononcer, entre 2008 et 2014, plus de 120 fois pour des problèmes d’équilibre des comptes ou de dépenses impayées, faute de liquidités à la demande du préfet ou de créanciers. Dans ces conditions, les collectivités mahoraises, et en particulier le Département, apparaissent mal armées pour faire face aux compétences nouvelles transférées à l’occasion de la départementalisation. La faiblesse des ressources conjuguée à des charges difficilement compressibles explique que la plupart des communes disposent d’une capacité d’autofinancement faible, voire inexistante pour près de la moitié d’entre elles. Une grande majorité de communes mahoraises connaît des problèmes récurrents de trésorerie et leur situation pour l’avenir apparaît tout aussi préoccupante43.
*
Comme l’a souligné la Cour des comptes, la départementalisation de Mayotte s’est traduite par une grande instabilité juridique et budgétaire pour l’île, insusceptible de clarifier ses relations tutélaires et financières avec l’État et de permettre à la nouvelle collectivité d’exercer les prérogatives des collectivités territoriales décentralisées de droit commun ; de telle sorte que, à rebours de la logique qui anime la décentralisation, l’État a, au contraire, renforcé sa tutelle. La stabilisation du cadre juridique du financement de la collectivité de Mayotte apparaît donc comme un préalable nécessaire à l’achèvement de la départementalisation et, par extension, de la décentralisation.
La stabilisation du cadre juridique du financement de la collectivité de Mayotte : condition d’achèvement de la départementalisation
La stabilisation du cadre juridique du financement de la collectivité de Mayotte dépend, essentiellement, de deux paramètres, par ailleurs interdépendants. Il s’agit, ainsi, de consolider le droit de la fiscalité locale, condition essentielle de l’autonomie financière de la collectivité et de la capacité de cette dernière à assumer les compétences qui lui sont dévolues par le Code général des collectivités territoriales. Au préalable, le passage à l’identité législative devra avoir progressé, puisqu’elle conditionne l’affermissement d’une fiscalité locale et, notamment, foncière.
La consolidation d’une fiscalité directe locale, condition de l’autonomie financière de la collectivité de Mayotte
La fiscalité directe locale est, pour d’aucuns, une conséquence logique de la décentralisation. Cette dernière vise, en effet, non seulement l’autonomie dans l’exercice des compétences et prérogatives dévolues par la loi, mais également l’autonomie dans le financement de la collectivité. Or, à cet égard, le modèle de financement de la collectivité mahoraise était, en l’absence d’application du droit commun et de l’existence d’une véritable fiscalité, largement l’apanage des transferts et dotations de l’État. Le modèle de financement de la collectivité était essentiellement constitué, avant l’entrée en vigueur du Code général des impôts sur l’île en 2014, du fonds intercommunal de péréquation alimenté par l’État et certaines impositions locales et par l’existence d’une dotation globale garantie, nourrie, elle, des transferts en provenance de l’État et des recettes de l’octroi de mer.
L’octroi de mer est une imposition spécifique de l’outre-mer français44. Elle s’est progressivement substituée aux taxes douanières frappant les marchandises entrant et sortant de ces territoires, en raison de l’accès d’un grand nombre d’entre eux au statut de région ultrapériphérique de l’Union européenne qui excluait toute fiscalité douanière ou taxe d’effet équivalent45. Cette imposition, tolérée par l’Union46, représente la source principale de financement de la collectivité de Mayotte. Elle alimentait, avant sa suppression en 2014, le fonds intercommunal de péréquation, mais également la dotation globale garantie. Elle concourait, en complément des dotations de l’État, au financement de l’île. L’entrée en vigueur du Code général des impôts en 2014 et le passage à une fiscalité directe locale n’a pas supprimé cet octroi de mer. Désormais redistribué entre les communes et la collectivité « Département de Mayotte », il est, pour autant, en sursis, car il continue de présenter une contradiction de fond avec le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne qui prohibe les taxes d’effet équivalent à des droits de douane frappant les échanges de biens et de services en provenance et à destination des pays membres de l’Union (dont font partie les taxes douanières).
Avec l’entrée en application de la fiscalité locale de droit commun, les recettes de la collectivité mahoraise sont composées, désormais, des dotations de l’État et du fruit des impositions directes locales. Au titre de ces dernières, l’on trouve, justement, l’octroi de mer, imposition locale spécifique qui perdure47, et la fiscalité locale de droit commun, principalement constituée des contributions directes locales, à savoir la taxe d’habitation (TH), la taxe foncière sur les propriétés bâties (TFPB), la taxe foncière sur les propriétés non bâties (TFPNB) et la cotisation foncière sur les entreprises (CFE). Octroi de mer et fiscalité locale représentent 47 % des recettes réelles de fonctionnement (RRF) des communes mahoraises en 2018 (contre 43 % en 2014). Ils représentent respectivement 16 % des recettes totales pour la fiscalité directe et 31 % des recettes pour l’octroi de mer. La part des dotations de l’État est la recette la moins dynamique en volume, passant de 65,4 millions d’euros en 2014 à 70,1 millions d’euros en 2017, soit une progression de 7 % sur quatre ans48.
Les chiffres démontrent la part substantielle encore occupée par l’octroi de mer dans les recettes des communes, mais ce raisonnement pourrait être généralisé à l’ensemble de la collectivité monodépartementale. Or, des deux formes de fiscalité locale, la plus lucrative semble, également, la plus menacée. Son existence, depuis l’entrée en vigueur du CGI en 2014, a été fragilisée encore davantage. Au surplus, l’accession au statut de RUP de l’Union européenne, si elle est porteuse du bénéfice de l’extension des fonds structurels européens pour le développement des territoires (FEDER, FSE), implique, également, l’intégration de l’union douanière et de l’acquis communautaire. Le droit de l’Union européenne est, désormais, largement applicable de plein droit. De la sorte, les articles 28 et 30 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne prohibant les taxes douanières ou taxes d’effet équivalent à des droits de douane est pleinement applicable. L’octroi de mer, qui le contredit, bénéficie alors d’une exemption, mais celle-ci ne saurait être que temporaire et tolérée le temps de la mise en conformité de la fiscalité locale de droit commun et le temps que cette dernière génère suffisamment de recettes pour financer la collectivité autorisant, alors, la suppression de l’octroi de mer. Pour autant, la fiscalité directe locale de droit commun est, à l’heure actuelle, loin d’être substituable, en l’état, à l’octroi de mer, tant du point de vue quantitatif que qualitatif. Outre sa rentabilité, l’octroi de mer apparaît comme une imposition efficace car indirecte : elle n’est pas directement acquittée par les administrés mais frappe les transactions. Elle est ainsi facile à mettre en place et à liquider, puisqu’elle ne requiert pas l’achèvement préalable d’un système fiscal local assis sur la publicité foncière et dépendant des dispositions à payer des administrés. Un impôt efficace est donc menacé. Son remplacement, à la fin de la période transitoire, est incertain, car la fiscalité locale est peu aboutie et butte sur d’autres alignements législatifs. S’il disparaît, la collectivité de Mayotte et les communes risquent de perdre une source substantielle de revenus lui imposant une redéfinition de ses rapports financiers avec l’État, ce qui n’est pas l’objectif.
La position de l’État français vis-à-vis de l’octroi de mer apparaît malaisée à définir. Conscient du caractère transitoire de cette imposition, il peine, pourtant, à parachever l’application de la fiscalité directe locale. La loi n° 2017-256 du 28 février 2017 de programmation relative à l’égalité réelle outre-mer49 et portant autres dispositions en matière sociale et économique en est un exemple : pour atténuer les effets pervers du passage à la fiscalité locale de droit commun, l’article 137 de la loi introduit un nouveau régime dérogatoire dans le calcul de l’assiette des impositions de nature foncière. L’article prévoit, en effet, que la valeur locative des locaux de référence situés à Mayotte est minorée de 60 % (CGI, art. 1496, II bis nouveau). Cette réforme ne plaide pas en faveur de l’aboutissement de la fiscalité locale et du remplacement de l’octroi de mer, pas plus qu’en faveur d’une limitation de la fragmentation du cadre juridique applicable au financement de la collectivité, source d’insécurité juridique. L’on comprend la ratio legis de la mesure50 : les revenus des Mahorais sont inférieurs à ceux des métropolitains, la valeur foncière est difficile à mesurer en l’absence d’un système de publicité et de cadastre… toutefois, il ne s’agit que d’un palliatif.
La pérennité du financement de la collectivité de Mayotte passe, avant la suppression de l’octroi de mer, par la mise en conformité de la fiscalité directe locale. Celle-ci ne pourra se réaliser qu’à condition que l’identité législative et l’application du droit commun et, notamment, du droit civil, soit achevée, faute de quoi le caractère transitoire de l’octroi de mer risque d’être durablement reconduit, au risque de fragiliser l’île vis-à-vis de l’Union européenne.
L’achèvement du passage à l’identité législative, préalable à la consolidation d’une fiscalité directe locale
La fiscalité directe locale de droit commun ne peut se substituer aux recettes de l’octroi de mer qu’à la condition d’être assise sur un système foncier conforme au droit commun. Le parachèvement du passage à l’identité législative, avec en particulier le règlement de la question foncière, constitue, ainsi, l’un des préalables essentiels à la départementalisation. En effet, en dehors de la détermination du partage du domaine public, gage de relations clarifiées entre l’État et le Département, l’établissement d’un cadastre et de l’adressage, ainsi que la détermination des occupants des habitations représentent les prérequis indispensables à la mise en œuvre effective de la fiscalité de droit commun51. Or ces chantiers ont pris un retard considérable, et les régimes transitoires de financement avec, notamment, la question de l’octroi de mer, perdurent.
Mayotte dispose aujourd’hui d’un cadastre informatisé, dont la réalisation avait été prévue par un décret de 1993. Un plan cadastral existe également depuis 2004. Le tracé des parcelles (52 700 parcelles) et des constructions (70 000), correspondant à 370 feuilles de plan pour dix-sept communes, est achevé pour l’ensemble de l’île. Selon les services du ministère des finances, 20 000 Mahorais attendraient d’obtenir la régularisation de leur titre de propriété, qui relève de la compétence du Département. Les services fiscaux font actuellement remplir aux propriétaires identifiés les déclarations utiles sans lesquelles aucune imposition n’est possible. Ils éprouvent des difficultés en raison des incertitudes qui subsistent sur l’état-civil et les adresses des redevables. De ce fait, le nombre de retour de plis non distribués est extrêmement important (environ 50 % sur les envois initiaux de taxes foncières). Seule une action conjuguée des services de l’État, pour la fixation de l’assiette et l’identification des redevables, et des services des communes, pour la dénomination des voies et leur numérotation, permettra de consolider les bases et de procéder au plein recouvrement de la taxe d’habitation52.
Les incertitudes en matière de « titrisation » (état-civil, adressage) et d’évaluation des valeurs locatives font actuellement peser le risque d’un contentieux fiscal de masse en matière d’impôts locaux. La difficulté pour l’État de recouvrer l’impôt voté et la charge qui résulte pour lui de devoir en verser néanmoins le produit attendu aux collectivités mahoraises y trouvent également leur source. Le règlement de la question foncière est ainsi à achever de manière urgente53, sans quoi les régimes dérogatoires comme celui institué par la loi de 201754 ou, plus généralement, par le régime de l’octroi de mer, seront amenés à perdurer.
Au résultat, il apparaît que le cadre juridique du financement de la collectivité de Mayotte soit, dix ans après la départementalisation, fortement générateur d’insécurité juridique : éclaté, fragmenté entre des dispositifs dérogatoires et des mesures transitoires (octroi de mer, décote sur les valeurs locatives), il apparaît insusceptible de constituer un cadre pérenne au financement de Mayotte. À l’heure actuelle, le financement des politiques publiques de l’île dépend encore largement des transferts de l’État d’une part et de l’octroi de mer d’autre part.
L’achèvement de la départementalisation passe par l’autonomie financière, ne serait-ce que partielle, de la collectivité. La logique de la décentralisation et, a fortiori, des outre-mer, commande une redéfinition de la relation entre l’État et ses collectivités ultramarines, qui doivent pouvoir accéder à l’autonomie de gestion et de financement tout en intégrant le droit commun. Au cas particulier de Mayotte, c’est, avant la question financière, celle de l’identité législative qui constitue un frein à l’autonomie : le transfert des compétences du droit commun des collectivités territoriales s’est fait de manière trop hâtive, là où la question foncière et économique était prioritaire. L’État n’a, dès lors, d’autre choix que d’assumer cette impréparation et de continuer d’alimenter le budget de la collectivité.