DOI : 10.26171/carnets-oi_0705
Si l’océan Indien est aujourd’hui « une aire géopolitique de première importance »1 dans laquelle s’affirment les ambitions navales des puissances régionales, le manque de positionnement de Madagascar – comme des Comores – pose question2. À l’échelle de l’« Indo-Pacifique », qui tend à devenir une réalité opérationnelle de référence, la Grande Île de l’ouest est la dernière inconnue stratégique3. Insérée dans cet immense continuum sécuritaire et économique, sa situation vis-à-vis du canal de Mozambique la situe au cœur de processus de maritimisation plus larges4. Le blocage du canal de Suez en mars 2021 et ses implications globales rappellent, comme lors de sa fermeture entre 1967 et 1975, l’importance de la route du Cap de Bonne-Espérance5. Pourtant, Madagascar n’abrite pour le moment aucune base militaire étrangère. De surcroît, le pays connaît d’importantes difficultés économiques et politiques6. Dans un environnement insuffisamment structuré et potentiellement instable (exploitation gazière, lutte contre le terrorisme, revendication des îles éparses, etc.), beaucoup anticipent donc une compétition des puissances pour s’y imposer. Pour la presse locale, l’opacité des récentes négociations avec un consortium chinois sur des accords de pêche (2018), comme le séjour d’instructeurs militaires indiens (2021), sont déjà autant d’occasions d’exacerber les rapports de force en jeu. Elle s’est d’ailleurs souvent fait l’écho de rumeurs de tractations politiques étrangères, qui tiennent à Madagascar une place importante du fait du manque d’infrastructures et de la relative faiblesse des réseaux de communication, encore démontrés par la pandémie actuelle de Covid‑197.
Ainsi, lorsque, fait assez rare, deux navires indiens font escale à Antsiranana en mars dernier, les journaux de la capitale titrent : « Antsiranana : des navires de guerre indiens se bousculent » (L’Express de Madagascar, 24 mars 2021). Bien que sciemment alarmiste, la formule est révélatrice. Depuis plusieurs années, la ville portuaire d’Antsiranana, abritée dans l’immense baie du même nom à l’Extrême-Nord de l’île, fait l’objet de toutes les attentions. En effet, ses infrastructures et son passé militaire, lié à l’ancienne base navale française de Diego-Suarez (1885-1973), laissent régulièrement présager un possible réinvestissement étranger8. Néanmoins, malgré le contexte, ces nouvelles considérations n’ont rien d’évidentes. Depuis la fin des années 1970, Antsiranana n’est plus un arsenal d’envergure et le port connaît une impressionnante démilitarisation ; quant à ses perspectives économiques les plus récentes, elles sont essentiellement civiles9. En outre, ses dynamiques humaines sont celles d’un carrefour indianocéanique et d’une ville de migration cosmopolite éloignées des enjeux sécuritaires précédemment évoqués10. Importé au début du siècle dernier par des marins yéménites, c’est même le khat, feuille aux effets psychotropes dont la région est le principal lieu de production, qui y fait le plus souvent l’actualité11. Quelles raisons amènent alors à penser que la baie agrégerait les volontés hégémoniques des puissances militaires ? Surtout, dans quelle mesure le cas d’Antsiranana révèle-t-il des grilles de lecture peu réactualisées et potentiellement déstabilisatrices pour ses habitants ?
Le prisme de la vocation militaire
Considérée depuis le XIXe siècle comme rade « où toutes les flottes du monde pourraient manœuvrer à l’aise »12 ou plus récemment comme « proue pointée vers le Nord-Est de cet immense île porte-avions que figure Madagascar dans l’océan Indien »13, la baie d’Antsiranana est fréquemment associée aux stratégies maritimes des grandes puissances. Plus encore, une vocation attribuée par les empires coloniaux empêche trop souvent de penser la baie autrement que comme un site militaire.
Une situation géographique exceptionnelle
S’étendant sur un peu plus de 250 km2, Antsiranana est l’une des plus grandes rades du monde et le principal port en eau profonde naturel de l’île14. Les quatre anses secondaires qui lui donnent une forme d’« immense trèfle à quatre feuilles15 » font atteindre aux côtes un développement impressionnant de 150 kilomètres, avec pour seule ouverture sur l’océan un étroit goulet de 1 200 mètres de large, dont seulement 600 sont navigables16. Jusqu’au XIXe siècle, la région est largement délaissée par la marine à voile traditionnelle du fait de conditions de navigation dangereuses et d’un régime des vents contraignant17. Plus important que le phénomène de mousson, le proche cap d’Ambre, point le plus septentrional de l’île, resserre les lignes de flux, et le littoral est commandé, une grande partie de l’année, par le violent varatraza (alizé du Sud-Est). La question de la profondeur importe peu pour les boutres ou pirogues qui ont la possibilité de s’échouer sur les grèves pour débarquer hommes ou marchandises, et ce sont des baies voisines, telles que Vohemar ou Ampasindava, qui sont fréquentées. D’autre part, au sud de la baie, l’Ambohitra (massif de l’Ambre) la rend difficilement accessible du reste de l’île si bien que sans arrière-pays, des débouchés économiques ne peuvent y être réellement envisagés – raison pour laquelle la région resta longtemps peu peuplée. Cependant, pour les flottes militaires modernes, qui ne sont plus dépendantes du vent mais nécessitent un réseau de ports outillés et le stockage de combustibles, son intérêt réside dans plusieurs points18. Elle peut accueillir les bâtiments quel que soit leur tirant d’eau et quel que soit leur nombre. Enclavée géographiquement, elle est facile à défendre. Enfin, située au nord du canal du Mozambique et au cœur des îles du sud-ouest de l’océan Indien, elle se trouve au croisement de routes maritimes stratégiques. Au-delà de ses atouts, Antsiranana satisfait surtout une part du mythe colonial du port qui « ne doit pas être construit, [mais] doit être donné par la Nature19 ». Une destinée particulière, à bien des égards, liée à ces nouveaux impératifs technologiques et militaires, lui est alors attribuée. Il va sans dire que la fascination qu’exerce Antsiranana sur la plupart des marins est toujours prégnante et que beaucoup continuent d’ailleurs à en faire le lieu d’action principal du mythe pirate de Libertalia20. Après avoir visité la baie en 1885, le député réunionnais François de Mahy, ardent promoteur de la colonisation de Madagascar, écrit à sa famille ces mots qui témoignent de la part de songes associée au lieu :
De l’avis des marins, Diego-Suarez est, au point de vue militaire, le lieu le plus propre à former un grand établissement naval. C’est mieux que Sydney, mieux que Rio-Janeiro, mieux que Sébastopol, mieux que Brest, Lorient, Rochefort, Cherbourg, Toulon. C’est une réunion de cinq rades magnifiques et de ports naturels dans les conditions qui auraient pu être rêvées par le génie d’un Richelieu, d’un Colbert, d’un Napoléon Ier. Le climat est bon, le pays aux alentours riche et salubre : c’est une perfection21.
Pour ces considérations, purement stratégiques donc, la baie est convoitée dès le début du XIXe siècle par les empires anglais et français, mais également merina. La France s’y impose en 1885, lors de la première guerre franco-merina (1883-1885), avant même la colonisation de l’île entière en 1896, pour contrer l’hégémonie de sa puissance rivale dans un océan alors considéré comme « lac britannique » et pallier, entre autres, la perte de l’île de France (actuelle île Maurice) en 181522. Cette course à l’occupation demeure inscrite dans la toponymie de différents lieux de la baie puisqu’un massif du nom de « Windsor Castle » y côtoie une baie « des Français » dans une région portant le nom d’un capitaine portugais, premier européen à l’avoir vraisemblablement abordée au XVIe siècle.
Ainsi, sorte d’île dans l’île, Antsiranana est plus souvent pensée comme base isolée d’un dispositif impérial tourné vers l’extérieur que comme point d’ancrage et de défense local23. Les ambitions l’entourant continuent de reposer sur son inédite situation géographique, plus que sur une volonté de s’établir à Madagascar, et rares sont les baies dans le monde présentant autant d’atouts à ne pas être investies par de conséquentes bases navales.
Dimensions mémorielle et internationale d’un lieu
Bien qu’aujourd’hui en apparence délaissée, Antsiranana/Diego-Suarez est de 1885 à 1973 le symbole incarné de la présence militaire française dans l’océan Indien – le bras armé de la « Franconésie »24 selon la formule consacrée. Tour à tour point d’appui de la flotte et base stratégique, Diego-Suarez permet la circulation de milliers de militaires, légionnaires et marins de l’empire25. Surtout, des infrastructures importantes émergent à l’image de son bassin de radoub de presque deux cents mètres de long, inauguré en 1916. Les travaux de fortification entrepris par Joffre entre 1900 et 1905, dont les vestiges sont toujours visibles, témoignent alors de son importance dans le projet impérial hexagonal. Lyautey, qui organise les travaux aux côtés du futur « vainqueur de la Marne », décrit en ces termes son « état de grâce » lors de sa première revue du 14 juillet, participant parmi d’autres, à l’inscription fantasmée de l’espace dans l’imaginaire :
Sur le plateau, près de 6 000 hommes des meilleures troupes coloniales, sur une seule ligne. Casques blancs, uniformes blancs étoilés de médailles gagnées sur tous les champs du monde. […] En toile de fond la montagne d’Ambre, à nos pieds la rade bleue ceinturée de falaises rouges, au-delà du goulet l’océan Indien étincelant au soleil matinal. Les canons de la Division navale saluaient, les bateaux étaient sous grand pavois. Et le petit coup de vrille, que vous savez bien, vous montait des talons aux cheveux en passant par les yeux. Et, avec mon voisin, nous avons murmuré en même temps le même mot : Boulogne, presque surpris de ne pas voir à l’horizon les frégates anglaises aux aguets. Pas encore, mais dans quelque temps pourquoi pas ?26
Pourtant, le rôle militaire et dissuasif de Diego-Suarez est rapidement revu après la signature de l’Entente cordiale avec l’Angleterre en 1904. Même les marins russes, sur leur route funeste vers Tsushima lors de la guerre russo-japonaise (1904-1905), n’y trouvent qu’un modeste soutien lors de leur escale à Madagascar27. Ironie du sort peut-être, ce sont les Britanniques qui investissent les lieux en 1942 lors de la Seconde Guerre mondiale. D’une ampleur inédite, l’opération militaire connue sous le nom d’Ironclad marque la défaite des troupes françaises vichystes suivie de l’occupation de l’île par les Alliés, qui souhaitent officiellement contenir une possible expansion japonaise dans l’océan Indien28. Depuis, les cimetières anglais et français de la ville entretiennent la mémoire de cette bataille et, par là-même, la dimension belliqueuse du lieu.
Restituée à la France, la base retrouve rapidement son rôle de garnison et d’appui, notamment lors de l’insurrection malgache de 1947. Malgré un important réinvestissement, le renforcement de l’arsenal et la création d’un nouvel aérodrome, la stratégie française dans la région est définitivement contrariée par l’indépendance de l’île en 1960 et la révision des accords de coopération en 1973. Les Français sont contraints d’abandonner la base, considérée par le gouvernement malgache comme une inacceptable parenthèse postcoloniale29. Cette expulsion, fragilisant au passage le pré carré gaullien, amène au redéploiement des troupes vers Mayotte, l’île de La Réunion et Djibouti30. Moment important d’affirmation de la politique extérieure malgache, elle marque néanmoins un quasi-abandon des infrastructures vacantes. L’omniprésence des vestiges de la période coloniale (ruines de l’Hôtel des mines, noms de rues, statue du général Joffre, épaves près du port, plan hippodamien, etc.) accentue l’impression de « ville fantôme » sans cesse décrite par les guides touristiques, bien qu’il n’en soit rien.
Aujourd’hui troisième port économique de l’île, Antsiranana ne se distingue plus que par son bassin de radoub, exploité depuis 1975 par la SECREN31, et reste de très loin dominé par le port de Toamasina sur la côte Est. Toutefois, son identité n’en demeure pas moins liée au passé de son arsenal et au caractère singulier de son peuplement disparate, la ville ayant étant créée ex nihilo dans une région peu peuplée. Les multiples migrations comoriennes, somali, yéménites, réunionnaises, grecques, indiennes, chinoises, japonaises, etc. et bien évidemment malgaches, ont fait émerger un cosmopolitisme « par le bas » (E. P. Thompson) qui la différencie ainsi des autres villes de l’île32 – l’administrateur et historien Hubert Deschamps écrivait à son sujet qu’« aucune ville de Madagascar n’est plus bigarrée33 ». Régulièrement, cette identité régionale s’affirme vis-à-vis de la capitale, qui peine à la saisir car jugée pas assez « malgache » voire trop « française ». L’exemple du remaniement en 2000 de la stèle de la place du 14 octobre, jour de la proclamation de la République malgache (1958), pour mettre en avant les armoiries de la ville – un navire et deux sabres croisés, sans surprise attributs de la baie – aux dépens du drapeau national en est une manifestation évocatrice34. Cet acte manifeste surtout un désir de visibiliser les difficultés économiques du port depuis le départ des militaires français et d’afficher un fort mécontentement vis-à-vis du gouvernement.
Sorte de « border land portuaire35 », Antsiranana reste donc avant tout considérée comme un espace enclavé et tourné vers le reste de l’océan Indien, à tort puisque du fait de son ouverture sur le monde, la ville a été un moteur de la construction nationale36. Le fait que de récentes rumeurs suspectent le gouvernement malgache d’y craindre le départ d’un coup d’État, comme cela a pu être en partie le cas en 2002 et 2009, souligne l’importance symbolique du lieu37. De même, ce n’est pas un hasard si en 2014 y était placé un temps en résidence l’ancien président malgache Marc Ravalomanana38. Depuis plus d’un siècle, de nombreux acteurs développent donc, parfois pour des raisons différentes, l’idée d’une « vocation » militaire de la baie.
Instabilité des petits jeux d’influence du « New Great game »
Le contexte indopacifique des îles du Sud-Ouest de l’océan Indien, qui n’ont suscité aucun véritable intérêt des années 1980 à 2000, ouvre de nouvelles perspectives pour Antsiranana et réactive ses ressorts impériaux39. Tous les ans, d’hypothétiques nouvelles installations militaires figurent dans les programmes présidentiels malgaches, sans pour autant qu’il y ait de réalisations concrètes40. Le projet pharaonique baptisé « Andrakaka 2020 », visant à créer une immense zone économique spéciale (ZES) autour de la baie, est sans équivoque41. À « Diego », tout projet convoque le passé et devient par essence démesuré et fantasmé tant les configurations peuvent être diverses. Toutefois, la multiplication des annonces d’investissements étrangers, bien souvent indiens ou chinois, situe Antsiranana dans de nouveaux jeux d’influence régionaux et questionne en profondeur ses habitants.
L’affaire de la station d’écoute indienne (depuis 2007)
Les escales de navires étrangers militaires, quand ce ne sont pas celles des thoniers espagnols de passage, amènent instantanément à la production de rumeurs concernant des projets militaires, souvent secrets, dans la baie. Antsiranana ayant une identité fondamentalement maritime, la relâche de leurs équipages demeure bien évidemment un moment d’intensification du quotidien. Il n’est pas rare d’entendre dans les discussions des suspicions concernant des projets turcs, notamment depuis la nouvelle liaison aérienne Istanbul-Antananarivo inaugurée par Turkish Airlines en 2015 ; russes, une probable ingérence lors des dernières élections présidentielles en 2018 n’ayant fait que renforcer cette idée ; américains, saoudiens, pakistanais, français, indiens ou chinois, dont des investisseurs réfléchiraient actuellement à un agrandissement du port. Cet imbroglio local de rumeurs concentrant tout l’océan Indien dans une baie tend à mettre sur un même plan des projets concrets et ceux qui ne l’ont jamais été. L’exemple le plus flagrant est la persistance de l’idée qu’il y existerait, depuis 2007, une station d’écoute de la marine indienne. Cartes et documents à l’appui, des rapports très bien informés sur la géopolitique de l’océan Indien diffusent l’information42. Cette dernière n’a cependant jamais existé et il serait intéressant d’en retracer l’origine43. Pour autant, l’information n’est pas improbable puisque déjà dans les années 1950, lorsque l’Inde pense « son » océan, Aden et Diego-Suarez sont perçus comme les ports les plus importants pour la protection de son territoire44. Ces deux dernières années, les escales de bâtiments de guerres indiens sont, visiblement non sans raison, plus fréquentes. Le soutien humanitaire apporté par l’Indian Naval Ship (INS) Airavat et l’INS Shardul entre janvier et mars 2020 suite aux dégâts d’un violent cyclone dans le Nord a même fait l’objet d’une importante médiatisation.
Le débarquement par l’INS Shardul en mars dernier d’un groupe d’instructeurs militaires indiens suivi d’un exercice de coopération navale confortent les rumeurs précédentes, tout en soulignant les intérêts indiens pour la région – ajoutons qu’en 2020, l’Inde a rejoint la COI avec le statut de membre observateur. D’autres ports de l’île connaissent des tensions similaires. À Toamasina, un impressionnant projet japonais se concrétise après des années de négociations45. Malgré tout, même si les enjeux y sont moindres, Antsiranana reste une scène internationale privilégiée de l’île.
Place et rôle(s) en devenir des diasporas
À côté de ces investissements régulièrement pointés du doigt, la place des diasporas indiennes et chinoises pose de plus en plus question, alors même que celles-ci sont anciennes, diverses et économiquement fondamentales46. Les enlèvements d’Indiens, désignés comme les principaux protagonistes du commerce à Madagascar, contre rançons sont devenus monnaie courante. Ce fait peut surprendre puisque la figure de l’étranger dans le Nord de Madagascar est depuis longtemps prédominante. Des comptoirs antalaotra aux ports coloniaux, la région, bien que périphérique, fut souvent connectée à l’Afrique de l’Est et au reste de l’océan Indien47. Trop souvent encore, l’anhistorisme de beaucoup d’analyses concernant Madagascar, alors que les travaux en sciences humaines et sociales sont nombreux, empêche de restituer l’épaisseur des dynamiques humaines dans la région, que seule une histoire longue permet de comprendre. Ainsi, certains ne s’intéressent que depuis récemment à la forte implantation de l’islam dans la partie septentrionale de l’île, en fonction des conjonctures actuelles, alors que des populations islamisées y sont présentes depuis plusieurs siècles48. À Diego-Suarez même, les colonisateurs français furent d’ailleurs obligés de collaborer avec d’importantes familles issues de minorités indiennes telles que la famille Qâssam Chinâï ou des personnalités telles que Sharif bhây Jivâ Sourti (dit « Charifou ») qui fournissait les troupes et finança le principal marché de la ville. De fait, la plupart des terrains fonciers appartiennent toujours à ces familles qui ont donc une influence directe sur les politiques urbaines. Malgré l’endogamie de certaines communautés, les alliances matrimoniales locales sont à l’origine de quartiers présentant une forte hétérogénéité sociale, même si un administrateur pouvait ironiser dans son rapport politique concernant la région en 1934 : « Diégo est un coin de Bagdad au temps des khalifes, la ville des turbans prestigieux et des fez démesurés, des saints hommes en caftan dévidant leur chapelet aux alentours des mosquées après la prière du soir… »49.
Intégrées, métissées et influentes, ces diasporas historiques connaissent de profonds bouleversements puisque ses membres ont souvent, en tant que bi- ou tri-nationaux, la nationalité d’un des deux principaux pays protagonistes ou conservent des attaches importantes. Par ailleurs, elles sont concurrencées par de nouvelles générations de migrants, comme c’est le cas des communautés chinoises confrontées à un nouvel entreprenariat agressif et exogène50. Désormais, la question du sentiment d’appartenance et de la nécessite d’allégeance semble peu à peu prendre le dessus en raison des pressions extérieures, qui leur confèrent un statut de médiateur, et d’un contexte politique et économique difficile. Si des « identités circonstancielles51 » ont pu jusqu’à présent être convoquées par ces communautés, les puissances régionales n’hésitent plus à en user à leur avantage. Dans les années 1950 déjà, la jeune Inde indépendante pensait que sa politique extérieure à Madagascar pouvait être facilitée par la présence de ces diasporas52.
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Pour conclure, le cadre géopolitique indopacifique réactualise le mythe de la « vocation » militaire de la baie d’Antsiranana. Sa géographie fantasmée, son important passé militaire et ses infrastructures sont autant d’héritages impériaux reconsidérés par les puissances militaires et naturellement réinvestis par les Antsiranais eux-mêmes. Toutefois, cette grille de lecture surplombante et non réactualisée, élude les dynamiques cosmopolites propres de la ville et tend à accentuer les fractures entre la région et le reste de l’île. La recrudescence de projets militaires pour la baie et son lot de rumeurs, instaurent localement un climat suspicieux. Fait significatif, tandis que la Chine et l’Inde ont des prétentions sur l’île, la place ancienne des diasporas chinoise et surtout indienne, potentiellement considérées comme médiatrices, commence à être remise en question. Dans un océan en pleine transition, ces mutations récentes nécessitent plus que jamais d’être analysées à différentes échelles au prisme des sciences sociales. En ce sens, Antsiranana constitue un marqueur à bien des égards significatif des enjeux humains et sécuritaires liés à la maritimisation croissante de l’espace indianocéanique.