Bonheurs et malheurs du métissage dans deux récits réunionnais : Transition vers une identité décoloniale

Joys and Misfortunes of “Miscegenation” in two Reunion Island’s narratives: Transition to a decolonial identity

Emmanuelle Hess

p. 105-119

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Emmanuelle Hess, « Bonheurs et malheurs du métissage dans deux récits réunionnais : Transition vers une identité décoloniale », Carnets de recherches de l'océan Indien, 7 | -1, 105-119.

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Emmanuelle Hess, « Bonheurs et malheurs du métissage dans deux récits réunionnais : Transition vers une identité décoloniale », Carnets de recherches de l'océan Indien [En ligne], 7 | 2021, mis en ligne le 01 mars 2023, consulté le 21 décembre 2024. URL : https://carnets-oi.univ-reunion.fr/715

Le métissage est généralement perçu comme une rencontre harmonieuse mais, dans la pratique, il est souvent le résultat de rencontres asymétriques et inégalitaires. Celles-ci se produisent souvent dans la violence. Si le métissage était remis en question, voire condamné par les autorités et la société française pendant la période coloniale, cela a laissé des stigmates dans la France et ses anciennes colonies durant la période post-coloniale. Cette notion aujourd’hui n’a de cesse d’être questionnée et est souvent mise en scène à travers la littérature indianocéanique et plus particulièrement réunionnaise.
Il faut alors mettre en avant et comprendre la portée de ce terme chez diffé­rents personnages issus de récits autobiographiques. Le métissage est un état complexe puisqu’il fait se rencontrer plusieurs différences en un même corps, différences de couleur, de culture, de nationalité, de religion, etc. Les figures métisses dans les productions littéraires se retrouvent en confron­tation avec des hiérarchisations identitaires. Ces identités sont conflictuelles, mais permettent de mettre en mouvement avec plus ou moins de succès, la transition vers une identité décoloniale à La Réunion, détachée d’une identité fixe nationale française.

Generally, “Miscegenation” is perceived as a harmonious blend but, most of the time it is the result of asymmetrical and unequal blends. Often, these occur in violence. While miscegenation was questioned and even condemned by the authorities and French society during the colonial period, these rejections left a stigma on France and its former colonies in the post-colonial period. Today, this notion is constantly being questioned and is often staged through Indian Oceanic literature and more particularly Reunionese literature
Then, it is necessary to highlight and understand the scope of this term in different characters from autobiographical narratives. Miscegenation is a complex state since it brings together several differences in the same body such as differences of color, culture, nationality, religion, etc. In literary productions, mixed-race figures are often portrayed in confrontation with identity hierarchies. With varying degrees of success, these conflicting identities are helping to set in motion the transition towards a decolonial identity in Reunion Island, detached from a fixed French national identity.

DOI : 10.26171/carnets-oi_0708

Introduction

Le métissage désigne les résultats d’un mélange entre groupes ethniques. Durant l’époque coloniale cependant, si l’on reprend les mots d’Ann Laura Stoler dans son essai Carnal knowledge and Imperial Power1, les métis sont « des personnes qui chevauchaient et menaçaient “les” démarcations impériales », les « identités nationales » et les « catégories coloniales ». Le métissage, réalité sociale et anthropo­logique, est ressenti comme une situation subversive et transgressive dans la société coloniale française car il se profile comme une menace pesant sur le découpage préétabli des identités par l’ordre colonial. Marius Ary-Leblond souhaite démontrer la variété de « races » établies à l’époque coloniale dans l’« Avertissement »2, adressé à son éditeur Jean Finot, de son recueil de nouvelles Le Zézère, où s’énonce cette idée que sur l’île, le peuple se découpe ainsi en Chinois, Indiens, Cafre, Malgache. Les « Blancs » ne sont pas cités dans cette énumération de « races » comme pour s’impo­ser comme supérieurs. Dans la perspective occidentalo-centrée analysée par Stoler, le métissage est conçu comme « subversion et menace du prestige blanc », et ces identités indéterminées échappent donc au contrôle de la nation, représentant alors « l’incarnation de la dégénérescence européenne »3.

Dans les romans réunionnais Métisse de Monique Boyer et L’Empreinte fran­çaise de Jean-François Samlong, les personnages refusent de se conformer à une identité fixe et chevauchent les frontières entre identités créoles réunionnaises et françaises avec la difficulté de les allier.

Dans l’Empreinte française les lecteurs suivent François vivant avec sa grand-mère cafrine4, et son grand-père chinois5. Enfant, il voit sa grand-mère se faire ren­verser par un « gros blanc » sur son cheval, un riche propriétaire, ce qui l’amène à remettre en question son identité. Lui, fils de cafrine et de chinois et pourtant français ne comprend pas les privilèges liés à la couleur de peau. D’autre part, François rejette lui-même le grand-père chinois et souhaite faire partie de cette classe privilégiée des « Français », des « blancs » afin qu’on oublie sa couleur de peau.

Dans Métisse, Anne-Marie la narratrice issue du mariage d’un père chinois-cafre et d’une mère, fille de petits-blancs6, questionne ses origines et celles des autres. Son métissage est pour elle une fierté mais confrontée ensuite au monde, à l’école, le métissage devient un questionnement, ainsi que son rapport aux autres, aux blancs notamment.

Le fantasme d’une identité fixe propre au discours colonial est profondément transformé et les réalités du métissage conduisent, dans le discours et les récits post-coloniaux, à repenser l’identité nationale en la démultipliant à travers d’autres identités possibles.

Lors de l’époque coloniale, la notion de métissage pose déjà un problème dans sa définition puisqu’elle implique le mélange entre « races », or ces « races » n’existent pas selon la biologie mais n’en restent pas moins une réalité sociale d’abord mise en avant à l’époque de l’esclavage, et ceux qui subissent ce statut d’esclave sont même perçus comme objets. Les esclaves sont déshumanisés. Toutefois, ces esclaves venus d’Afrique ou de Madagascar, se mélangent aux colons européens. Le métissage ne se fait pas sans prédation, ni violence, puisque les femmes déportées de leur pays d’origine doivent suivre les colons et suite à des viols porter les enfants de ces derniers. En de très rares cas, celles-ci deviennent « compagne » ou « maîtresse ». Le « métissage » se caractérise par des origines et ou des cultures multiples ou encore par des phénotypes distincts ou cultures différentes au sein d’un même individu. La Réunion, territoire multiculturel et d’échanges interculturels, est souvent associée dans les médias et les discours postcoloniaux officiels à la notion de métissage, qui est un terme courant sur le territoire mais qui, pourtant, a des significations et des connotations beaucoup plus complexes qu’il n’y paraît. Doit-on alors plutôt parler d’hybridité ou de créolisation ? Ces deux derniers termes, d’usage courant dans le vocabulaire académique, enlèvent les valeurs symboliques que les discours réunionnais ont associé à la question du métissage. Si l’on s’interroge sur la place de ces termes dans les récits, force est de constater que le terme d’hybridité ne sera jamais employé, laissant place au mot « métis » qui implique, au sein d’un même corps, la présence d’un mélange génétique. À ces termes d’hybridité et de créolisation on préfèrera ici le lexème courant de « métissage » qui revient sans cesse dans le discours social et dans la littérature. Ce terme de métissage semble à la fois ouvert sur la multiplicité d’identités qui se rencontrent au sein d’un même corps, et sur les problématiques sociales et identitaires concrètes. Sans peuple autochtone, La Réunion est née, dans le cadre du processus colonial, de la rencontre de groupes et d’individus issus de différentes civilisations qui s’y sont croisées pour y former une identité complexe.

Les récits étudiés révèlent de manière sous-jacente la complexité des identités et interrogent un processus de transition identitaire vers des identités décoloniales souvent difficile à effectuer. On peut entendre, dans cette perspective, la décolonisation comme la sortie de ces identités de cadres fixes, normatifs et catégorisés comme françaises à l’échelle de la métropole. La posture décoloniale, ici, se formule par le refus inconscient ou conscient d’appartenir à une identité uniquement formée par un cadrage issu de la colonisation. Dans sa thèse, Pascale Montrésor définit les identités décoloniales comme des identités :

(…) qui s’élève (nt) contre toutes les formes de colonisation passées ou actuelles. (Leur) visée est de déconstruire tous les systèmes qui aliènent socialement, politiquement, culturellement et économiquement l’humain en lui imposant un modèle monolithique7.

Avant d’être décoloniales, ces identités s’affirment aussi comme postcoloniales car elles se définissent chez Monique Boyer et Jean-François Samlong par ce que Markus Arnold désigne comme l’engagement de :

(…) dire les ethnies au-delà de l’idéalisation glissantienne, revivifier les mé­moires tout en creusant ses failles et non-dits, s’éloigner des traditions ethno­textuelles, peindre l’espace insulaire de manière novatrice, privilégier le regard de l’individu et mettre en scène les tensions du contemporain, négocier la dynamique entre le particulier et l’universel (…)8.

Il est nécessaire de questionner ces identités métissées comme transition vers une identité multiculturelle et interculturelle qui se présente comme riche mais qui se porte avec difficulté. Mais que recouvre ce terme « métis » ? Comment le métissage participe-t-il à la transition d’une identité postcoloniale à une identité décoloniale ?

Pour répondre à cela, il est nécessaire d’interroger d’abord ces identités métissées comme une transition difficile vers une identité décoloniale pour ensuite s’attarder sur le métissage du texte par le biais d’insertions de la langue créole et d’objets qui définissent une identité réunionnaise distincte.

Une transition difficile vers une identité réunionnaise postcoloniale et décoloniale

La notion de métissage est malgré tout tributaire d’un discours colonial raciste. Le terme de race, d’origine européenne, prend différents sens dans le temps mais c’est par l’esclavage des Noirs (les Africains) et la traite négrière que la notion de race, instaure une hiérarchisation entre « races ». Aurélia Michel définit son sens contemporain acquis entre les années 1830 et 1840, comme un moyen de « classer des sous-ensembles de l’espèce humaine selon des caractéristiques physiques et morales supposées communes »9. Cette hiérarchisation est notamment renforcée par le biais du Code Noir dans les anciennes colonies françaises, les esclaves étant dénués par les textes juridiques d’humanité et de liberté. De cette colonisation découle la division en « races » des différents peuples ayant formé aujourd’hui la population réunionnaise. La « race » n’est donc pas une réalité biologique, mais elle n’en reste pas moins une réalité sociale construite par les sociétés coloniales afin d’opérer une classification de la population. Ainsi, tout comme Ania Loomba dans Colonialism & Postcolonialism il est nécessaire de voir la classification raciale comme un mythe certes, mais aussi comme une réalité dans ses effets sociaux pernicieux puisque ces classifications ont été construites par les colonialistes et des régimes et idéologies racistes10.

La « race » opère comme une classification qui permet aux dominants « blancs » de catégoriser l’Autre et de le rendre moins menaçant, voire impuissant. C’est cette impuissance que l’on va retrouver dans les récits étudiés, lorsque les personnages se retrouvent confrontés à leur identité dite « métisse » et à ce que Jean-Luc Bonniol appelle « la macule de la race » dans son article « La «race», inanité biologique, mais réalité symbolique efficace »11. Dans cette classification on assiste avant tout à une binarité manichéenne entre deux « races » instaurées par la société coloniale, celle de l’homme blanc européen et celle de l’individu de couleur, celui dont l’origine ne saurait être l’égale du premier sur l’échelle sociale. Dans le récit de Monique Boyer, la narratrice se retrouve elle-même prisonnière de cette hiérarchisation puisque lorsqu’elle évoque le métissage et le compare à un « tapis mendiant », elle souligne que dans cet assemblage de « toiles de toutes les couleurs », « il vient parfois, au hasard de la fouille, un vilain bout de toile »12. L’adjectif « vilain » renforce l’aspect péjoratif autour de la macule de la race, ce bout de toile c’est l’appartenance à une communauté non-blanche, qu’elle soit ici chinoise ou cafre. Ceci démontre d’emblée que le métissage est vécu aussi comme portant une hiérarchisation des origines au sein du corps aux dépens de celui qui le porte.

Dire le métissage, évoquer ce « un peu de » crée une frontière entre les ori­gines. Celle-ci, une fois transgressée, angoisse les personnages d’où la question sur le métissage que se pose la narratrice de Métisse, lorsque la maîtresse lui demande son « pedigree ». Ce terme signale l’aspect animal qui connote l’idée admise selon laquelle la population se diviserait en « races » alors que cette définition aujourd’hui n’admet le terme que pour des animaux, d’où la déshumanisation des métis.ses via ce terme de « pedigree ». S’interroger sur les origines consiste à poser des mots sur ce qui échappe à la logique, ainsi le personnage se demande comment le phénotype de la jeune fille et son nom, qui d’ailleurs n’est jamais dévoilé par la narratrice mais connoté chinois, peuvent entrer en concordance. Lorsque les grands-parents de la narratrice sont évoqués pour leur différence, lui chinois, elle cafrine, l’enfant attendu éveille les curiosités : « Et le monde voulut savoir s’il était jaune, s’il était noir. Le monde vit qu’il était rose Lucien, celui de Na et de Robert »13. Il n’est, semble-t-il, pas permis que l’enfant puisse posséder un mélange de ces deux couleurs, et la surprise se fait sentir lorsque la couleur est annoncée : « rose », qui semble signaler une identité blanche du nourrisson, qui est encore à faire. L’enfant ne peut être ainsi placé dans une catégorie stable et rassurante : « Et plus, il grandit, plus il était sa mère. Et l’enfant rose, malgré ses pommettes saillantes, malgré ses yeux bridés et sa bouille ronde, devint il faut dire noir »14.

De manière surprenante, malgré le phénotype asiatique marqué par les yeux, la couleur de peau noire semble effacer toute trace d’un métissage. L’expression « devint il faut dire noir », semble marquer une fatalité qui, nous le verrons par la suite, est beaucoup plus prégnante et semble hiérarchiser les différentes couches du métissage au sein d’un individu. La grand-mère étant métisse, ce qui est marqué dans le récit c’est aussi sa couleur de peau noire :

Grand-Mère était une cafrine. Oh pas une vraie cafrine, une métisse fille de métisse, et arrière-petite-fille d’esclave. Mais elle était bien noire15.

La couleur de peau relève donc d’une marque identitaire beaucoup plus forte que les origines ancestrales et tend à les relativiser et les hiérarchiser. Une hiérarchie se fait entre « cafrine » et « métisse », le premier terme étant plus péjoratif que le second, car l’identité métisse s’efface devant la couleur noire qui est ici soulignée presque comme une tare à porter. Cette couleur détermine malgré elle la catégorisation de la personne concernée comme descendante d’esclave. Bien que le métissage soit présent, il n’empêche que la couleur noire ramène incontestablement dans la pensée collective à l’esclavage bien que celui-ci soit terminé. Dans ces récits, on note une impossibilité de se détacher d’un passé colonial prégnant. Ainsi, plus la couleur se rapproche du noir, plus l’identité est remise en question, notamment lorsque le personnage doit se dire « français » comme le démontre Samlong dans L’Empreinte Française :

– Nous, c’est un peu Madagascar, l’Afrique, l’Inde, la Chine. Un peu du monde de partout, sans savoir à quel monde on appartient vraiment… On est de toutes les couleurs : blancs, jaunes, noirs…
– On est un peu la France aussi ?
– T’as vu la couleur de ta peau ? Tu peux penser que tu es français, mais ne le dis pas. […] Le préfet, les directeurs, les médecins, les gendarmes, ils sont blancs ; les professeurs, ils sont blancs aussi. »
16

Pour échapper à son phénotype, à sa couleur de peau stigmatisée, l’élévation sociale est de mise. Ce dialogue entre la grand-mère et le narrateur de L’empreinte française met en exergue le problème du paraître et de la perception du métissage qui ne s’atténue qu’à partir du moment où le métis, le Créole réunionnais, le Cafre accèdent à une position sociale élevée. Le statut social atténue alors seulement la perception de la couleur et rend alors la peau blanche au sens symbolique du terme. En ce sens, il serait tout à fait possible de lire les deux œuvres selon la perspective de Frantz Fanon, et selon le fantasme de la blancheur dans Peau Noire, Masques blancs qui, chez Boyer, se pose dans la question du mariage et des enfants, chez Samlong, à travers l’école et la langue française. La peau blanche relève à nouveau de préjugés sociaux, en les associant à la richesse. Le blanc est une couleur qui détermine une élévation sociale et à la fois un absolu, un besoin. C’est « Le Blanc » qui est au sommet de la pyramide « des races ». Mais même chez les « blancs » une hiérarchisation s’opère entre « petits blancs » et « gros blancs ». La définition chromatique disparaît au profit d’une représentation sociale de la personne concernée. Ici « blanc » prend une définition particulière chez les personnages de Samlong puisque le personnage de la Grand-mère évoque la relation qui doit être entretenue avec les « Gros Blancs » par ces paroles qui révèlent une soumission face à cette communauté privilégiée :

– (…) si tu dois parler au maître, tu dis « mon Blanc » sans le regarder dans les yeux. […]
– l est comme le bon Dieu ?
– Presque
17.

Le maître quelle que soit sa couleur devient « mon Blanc » car son niveau social est estimé supérieur au personnage. Le terme « petit blanc » détermine quant à lui, les blancs de classe sociale plus basse, tandis que « gros blanc » désigne ceux faisant partie d’une classe sociale aisée, et celle-ci est souvent même associée à la figure du colon, cet Autre qui regarde avec mépris le petit peuple. Dans l’Empreinte Française, le narrateur marque cet aspect de la société réunionnaise qui lui est contemporaine : « (…) pour les uns, un blanc était blanc, mais un noir était moins noir s’il avait un peu d’argent et pour les autres il y avait blanc et Blanc »18. L’empreinte chromatique s’atténue en raison d’une élévation sociale, permettant donc d’atténuer le stigmate du phénotype.

En nous attardant sur les termes « cafre/cafrine » associés au métis des deux récits, on relève que ceux-ci portent un passif de souffrance et de rejet. Les auteurs mettent en avant la difficulté de porter dans son phénotype les stéréotypes d’une partie du peuple qui a été soumise à l’esclavage et qui a été perçue comme bien meuble sous le Code Noir. Il est possible de faire d’un « noir » un « blanc », mais l’inverse lui ne se produit jamais et le « blanc » reste pur, peu importe sa catégorie sociale. Lorsque les « noir.e.s » se blanchissent, ils sortent de leur « impureté », se lavent de leur identité considérée comme inférieure pour s’élever au rang du dominant. Le statut social prend donc tout son sens lorsque la narratrice de Métisse évoque la couleur de son père qui est noir métis et qui grâce à son statut de fonctionnaire réussit à gommer sa couleur : « (…) mais pourquoi les noirs de mon île étaient-ils toujours pauvres ? Et mon père, me demanderez-vous ? Mon père, je n’avais jamais vu qu’il était noir »19. Il y a corrélation entre « race » et « classe ». Ce métissage est gommé par l’aisance matérielle à laquelle le père a su s’élever. Même durant l’enfance, à l’égard de l’une de ses camarades, la discrimination se fait naturellement sans qu’elle ne soit discutée ni remise en question : « “Sheila, toi tu seras la bonne, puisque tu es noire”, avait dit Cadet »20. La différence et le jugement qui pèsent en fonction de la couleur se font naturellement et sont totalement assimilés par les enfants du récit qui reproduisent les schémas des adultes, formant donc dans leur microcosme, une représentation caricaturale du macrocosme de la société réunionnaise. La couleur pèse sur les iden­tités. Anne-Marie le révèle par la suite, le pouvoir de la classe est celui qui permet d’accéder au statut de « blanc » :

Car la richesse a un pouvoir miraculeux, magique : elle va jusqu’à gommer votre couleur. Et pour toute la famille de ma mère, et pour beaucoup d’autres, mon père n’était pas noir. Depuis longtemps il ne l’était plus. Et tous les quatre, nous étions blancs. Jusqu’au bout des ongles, nous étions blancs21.

La couleur dans ce récit se gomme par le statut économique au sein de la société réunionnaise et implique surtout une impossibilité de détacher l’image des métis de l’imagerie coloniale, en particulier dans les récits des Leblond où le métissage entre blancs et non blancs est perçu comme une abomination. La Réunion, terre de mélanges ethniques, n’empêche pas de faire perdurer les stigmates du régime colonial consistant à hiérarchiser l’Autre en fonction de sa couleur mais aussi en fonction de son statut social. Le métissage montre cependant la possibilité pour les concernés d’opérer un passing, notion qui renvoie à une pratique des Noirs aux États-Unis cherchant à se faire passer pour des Blancs. Situés au carrefour de différentes couleurs, les métis ont cette possibilité de gommer la couleur, de s’extirper de l’image coloniale et de tran­siter vers une identité française, plus blanche si l’on reprend les textes. Dans le récit de Boyer, cette ligne franchie se voit notamment à travers un passage particulier où la jeune femme une fois revenue de métropole se retrouve cette fois de l’autre côté de la ligne de couleur, celle privilégiée, celle des Blancs :

Il nous loukait comme les créoles loukent les zoreils. Je connaissais bien ce regard réprobateur disant « mais qu’est-ce que c’est que ces gens-là, d’où ils sortent, quelles drôles de manières pour des gens de dehors, on croyait que c’étaient des gens civilisés22.

Les personnages métis ont donc cette possibilité de franchir les lignes, ces frontières des origines ce qui fait d’eux des personnages hybrides. Ils se font caméléons afin de prendre place dans la société aux dépens cependant parfois d’une part de leur identité. Si l’identité cafre/blanc pose déjà une difficulté chez les personnages, dans le récit de Samlong l’identité « chinoise » demeure tout autant problématique.

Le narrateur de l’Empreinte française se retrouve aussi piégé par les préjugés à l’égard de la culture chinoise. Le métissage cafre-chinois du personnage le pousse à choisir son camp, contrairement à son métissage cafre-français où il jongle de ses deux identités avec plaisir. Mais irrémédiablement, l’une des cultures évoquées finit par prendre le dessus sur l’autre en fonction des situations rencontrées dans le récit. Ainsi, lorsque le grand-père chinois évoque sa « terre natale perdue », ce qui vient alors à l’esprit de l’enfant métis, ce sont ces trois mots : « (…) Chine-toque ! Toqué, tocard ! »23. Malgré l’éloge d’un métissage réunionnais - français on constate que, dans le récit, perdure un refus de se créer une identité pleinement métissée. Ce refus va jusqu’à une réaction discriminante, « raciste », de la part de l’enfant narrateur contre son aïeul qu’il ne considère plus comme une part de lui-même mais comme un étranger, un être à part qui refuse lui aussi le mélange. L’insulte proférée à l’égard du grand-père, le réduit au stéréotype du « chinois » à La Réunion, comme le montre par exemple la chanson Compère Chinois de Fred Espel reprenant le stéréotype du chinois commerçant, du restaurant chinois ou encore du chinois rêveur :

« Allons compère chinois
Rouve la boutique, assez rêvé »

Mais plus qu’un rejet de l’autre, c’est avant tout un rejet de soi qui est opéré par le personnage de François, dont l’identité se trouble à travers ses différentes attaches ethniques au point qu’il ressente le besoin de se limiter à certaines d’entre elles pour ne pas se perdre et ne pas aggraver son statut défavorisé par sa couleur de peau noire et son identité réunionnaise. Cependant, François évoque son identité arc-en-ciel, terme qui réfère à une juxtaposition de ses différentes identités chinoise, réunionnaise et métropolitaine : « (…) je devais chercher en moi le socle sur lequel bâtir un avenir arc-en-ciel »24. Il montre ainsi l’impossibilité d’un mélange des cultures, mélange présenté comme presque utopique. Cette notion d’arc-en-ciel pose par définition problème puisque les différentes couleurs de l’arc-en-ciel ne se rencontrent pas mais se super­posent et forment des lignes parallèles. Cette notion ne renvoie pas au métissage en tant que mélange, mais renvoie plutôt à la juxtaposition de cultures et de groupes ethniques. Le terme arc-en-ciel utilisé par l’auteur, démontre l’impossibilité d’allier ses différentes identités de « français », « cafre », « chinois ». Selon les circonstances, le personnage métis réussit donc à opérer une transition, vers l’identité qui lui convient pour se faire accepter d’une part, mais aussi dans le but de s’élever dans la société. Il faut selon les circonstances pour le personnage, être soit français, soit réunionnais, soit chinois mais lier les origines semble impossible malgré les efforts fournis dans le texte pour lier ces différentes identités. Toutefois, cette possibilité de passing n’est-elle pas un atout vers une identité décoloniale où les personnages ne sont plus un mais plusieurs individus selon les circonstances, avec la possibilité de se dupliquer ? Ce mélange ne se situe pas uniquement au niveau physique puisque dans les deux récits, il est aussi lisible notamment à travers la nomination et plus largement l’hybridation linguistique du texte et le jeu avec les langues qui le caractérisent. Il est, en effet, possible de noter un métissage du texte avec lui aussi ses déséquilibres.

Transition vers une identité multiple, multiculturalité et métissage du texte

Le métissage est cependant souvent le résultat de rencontres dissymétriques et inégalitaires. Il induit des rapports de force issus d’un passé colonial qui influe encore sur la société actuelle. Ces rencontres peuvent se produire parfois dans la vio­lence et donner naissance à ce que les civilisations colonisatrices ont appelé par la suite des « bâtards ». D’ailleurs c’est sous cette appellation que se désignent certains métis eux-mêmes. Le langage ici prend de son importance dans le récit de Monique Boyer car il met en avant les problématiques soulevées par le métissage, notamment dans sa désignation. Dans le récit Métisse, la narratrice, racontant ainsi son enfance, se désigne en ces termes lorsque la maîtresse lui demande « son pedigree » :

C’est ce jour-là que j’appris que j’étais « métisse ». Jusqu’alors, je me disais bâtard-chinoise. Pour moi cette formule n’avait rien de péjoratif : bâtard-chinoise, cela veut dire « un peu chinoise ». (…) Je ne m’étais pas demandé pourquoi notre langue n’avait pas prévu qu’on puisse être bâtard-cafre ou bâtard-cafrine, car s’il est vrai que je suis un peu chinoise, je suis bien aussi un peu cafrine25.

Ce terme « bâtard » est entré dans le vocabulaire créole réunionnais comme quelque chose de naturel, de positif. Cependant, dans l’Inventaire des particularités lexicales du Français de La Réunion de Michel Beniamino, ou encore dans le Dictionnaire Kréol Français d’Alain Armand, « bâtard » ou « batar » renvoie à « l’enfant naturel » ou au métis et prend sous cette dernière forme un sens péjoratif car son étymologie sous-entend ce qui n’est pas de race pure et est aussi utilisée à propos des chiens comme signalé en première partie. Or dans ces récits, le terme bâtard évoque plutôt la « macule de la race », la hiérarchisation des origines et qui sont souillures si l’origine n’est pas française. Cette souillure est ici « chinoise », elle s’introduit dans le corps comme un objet de dégénérescence. L’écrivaine soulève cette idée que « bâtard » en créole ne veut dire qu’un peu, mais son éducation française ne peut ignorer le fait que ce terme renvoie à une notion dépréciative qui la stigmatise.

Toutefois, selon la narratrice les termes « cafre et cafrine » portaient déjà en eux-mêmes la connotation d’être jugés comme inférieurs par le regard colonisateur, il est alors inutile d’y adjoindre le terme de « bâtard » comme le souligne Anne-Marie dans Métisse puisque « kaf » est déjà perçu comme péjoratif. On assiste donc à l’idée que pour la narratrice, ces termes portent en eux déjà la souillure d’être Autre. L’emploi du mot bâtard n’est d’ailleurs rien d’autre qu’une reprise du discours colonial à l’égard des métis. Cependant même si le regard colonisateur persiste, les colonisés se sont réappropriés les termes péjoratifs à leur égard et en ont transformé la signification, marquant ainsi leur capacité d’agir et de détourner le discours. La mimicry, l’action d’imiter mais aussi de parodier le colonisateur, de devenir comme lui se représente, agit ici comme un détournement. Imiter le colonisateur, se réapproprier non pas ses préjugés mais son discours de préjugés, c’est une manière pour les individus de se redéfinir et de s’affirmer en tant qu’identités bâtardes certes, mais fières face aux identités fixes blanches et françaises démontrant ainsi leur capacité d’agir, leur agency. Dans les deux récits, cette imitation de l’autre se matérialise par un accès à l’éducation plus poussé, où les personnages souhaitent s’approprier la langue standard et ses codes et faire de grandes études. Ils souhaitent devenir des « gros blancs » afin de montrer leur capacité à faire aussi partie de cette société française. François dans L’Empreinte française devient professeur tandis que dans Métisse, Anne-Marie s’installe dès son retour à Saint-Gilles26, une station balnéaire prisée par les touristes, avant de déménager à P’tit Serré. Toutefois le récit se termine sur un objet particulier : sa montre « une Must de Cartier »27, qui démontre son accès au sommet de la pyramide sociale. Sa richesse devient une preuve de réussite, celle de devenir « blanche » aux yeux de la société réunionnaise.

Cependant cette blancheur qui hante la narration se retrouve aussi au niveau textuel sous la forme du français standard qui finalement est la langue utilisée par les auteur.e.s pour se dire en tant que personnages métis. Bien sûr, la langue créole réunionnaise apparaît dans les récits, mais la symbolique qu’elle opère dans ceux-ci se révèle un vecteur de questionnement sur l’identité métisse. Le mélange des cultures apparaît donc au niveau textuel, comme le résument Martine Delvaux et Pascal Caron :

La lecture des littératures postcoloniales depuis la perspective de ce « tiers-espace » a pour objet de déceler une hybridité textuelle, une ambivalence idéo­logique, une ironie tissée de tactiques de résistance au moyen desquelles le sujet de l’énonciation, qu’il soit colonisateur ou colonisé, tient un discours qui se révèle un carrefour de significations paradoxales, mais participant toutes de la « texture » discursive28.

Le texte dans son contexte de production, est déjà inscrit dans une perspective de métissage, puisque les auteur.e.s se proclament ouvertement réunionnais.e.s et l’éditeur met en avant cette appartenance à l’île de La Réunion. En effet, sous le titre Métisse du roman de Monique Boyer se détache une indication : « Récit réunionnais », tandis qu’au dos de la couverture de Samlong le roman est présenté comme récit racontant « le quotidien du petit peuple de La Réunion ». Le choix éditorial met donc l’accent sur l’inscription des récits dans l’espace réunionnais et dans une identité réunionnaise.

La langue des textes quant à elle devient elle-même hybride puisque ces der­niers mélangent les langues, les assemblent dans la perspective de transformer et enrichir la langue française par l’inscription de marques linguistiques, qui à priori, n’appartiennent pas au système du lexique français standard. Dans les récits, les personnages utilisent la langue créole durant la période de l’enfance pour glisser ensuite vers le français standard. Ce dernier est la langue dominante dans les deux textes et la langue créole semble quant à elle prendre une fonction particulière. D’abord le créole est utilisé avant tout par les narrateurs lorsqu’ils sont enfants. Ce que l’on perçoit alors dans ces conversations teintées de créole réunionnais chez les jeunes narrateurs, c’est un regard naïf sur le monde. Le créole disparaît presque définitivement une fois que le personnage est présenté comme adulte et donc pleine­ment conscient de sa position de Réunionnais. À l’âge adulte, les personnages créoles laissent place au français standard dans un désir de se faire entendre/lire par la majorité et ce changement survient lorsqu’ils sont amenés à fréquenter l’école qui elle se fait en français standard. Le créole est alors associé à l’enfance, au confort familial puisqu’elle est la langue maternelle mais disparaît une fois que les narrateurs grandissent et on note alors un déséquilibre. Si le créole est infantilisé, il n’en reste pas moins la trace d’un bonheur naïf et regretté des personnages sur le passé, d’un attachement à l’île, à la langue des origines. La narratrice de Monique Boyer, une fois installée en France, insère le « cari »29 dans son quotidien à la métropole. Il est le symbole de la nostalgie du pays, autant par sa sonorité que par son aspect culinaire. Elle pose des mots créoles sur ses expériences, ses rencontres en métropole : « ces malbars, ces z’arabes »30, « Le fait-frais »31. L’utilisation du créole précède aussi les questionnements adultes sur l’identité et démontre le naturel avec lequel cette culture réunionnaise est assimilée sans qu’il y ait forcément de hiérarchisation, jusqu’à ce que l’adulte, formaté par l’idéal d’une identité française introduise le créole comme la « malignité », ou le « mal vivre » si l’on reprend les termes de Monique Boyer dans son récit. Les deux auteurs vacillent entre français et créole sans qu’il y ait d’identité propre aux passages ponctués de créole. Les sujets sont sans cesse dans cet entre-deux des langues, les mélangeant parfois, détournant le français standard comme dans Métisse, où l’auteure conjugue le verbe créole « louker » : « il nous loukait comme les créoles loukent les zoreils »32 et révèlent ce métissage parfois inconscient des corps et de la langue.

Toutefois on pourrait également penser que le créole surgit aussi lorsqu’il y a un manque dans la langue française. En effet, les passages créolisés révèlent des objets typiques du pays, par exemple le « mok »33 chez Samlong ou en encore le « tapis mendiant »34 chez Boyer qui sont tous deux des termes créoles amenant à parler d’objets qui n’ont pas leur place dans la langue française ou du moins n’ont pas la même portée symbolique de l’objet dit du « tan ‘lontan ». Cette irruption du créole pourrait donc s’expliquer par l’impossibilité de traduire, ou par la volonté de ne pas trahir l’objet en question s’il est traduit en langue française standard. Parfois même des dialogues entiers sont insérés dans le texte : par exemple les devinettes de Samlong ne peuvent être comprises que par des créolophones réunionnais :

– Gros-blanc dans la marmite ?
– Le riz.
[…]
– Blanc dans du blanc ?
– Le gros-blanc sur son cheval blanc
35

Le « métissage » de la langue est une forme d’affirmation de son identité littéraire et son identité culturelle, même s’il révèle aussi une volonté d’exotisme à travers le récit. En effet, les éléments linguistiques réunionnais engendrent pour le lecteur une plongée dans le paysage réunionnais et évoquent parfois une littérature du voyage où l’on est plongé dans le quotidien de personnages insulaires donnant une image exotique de La Réunion et de ses coutumes.

Samlong renforce notamment cette sensation d’exotisme en détournant la devise nationale française : « Liberté : bleue comme ciel, égalité : blanc comme paille-en-queue ; fraternité : rouge comme flamboyant. »36

Se réapproprier la devise nationale permet au narrateur de jouer de sa double identité française et créole réunionnaise, en les mélangeant. Il y a une transgression d’une référence qui renvoie à l’idéal du citoyen français, par des images d’une culture perçue comme minoritaire. Le narrateur superpose donc ses différentes identités française et réunionnaise non sans ironie. On pourrait cependant penser qu’il y a une certaine recherche d’exotisme dans le récit puisque, malgré le mélange de références du paysage réunionnais, on tombe à nouveau dans une description carte postale de l’île et exemptée de tout trouble ou de violence au profit d’images paradisiaques. Dans le récit de Monique Boyer à la page 115, le métissage se manifeste à nouveau dans le texte, lorsque la narratrice se rappelle son île alors qu’elle effectue ses études en France, évoquant la flore locale comme rappels de sa culture réunionnaise : « Le francisea odorant, (…) les jacarandas nus (…), la vanille mûrissant, (…) les letchis passant (…) les généreux flamboyants (…) ». Cette longue tirade n’a d’autre but que de mettre en avant un paysage paradisiaque, riche d’une flore exotique pour les lecteurs visés. Ce mélange de la culture réunionnaise avec la langue française participe d’un kaléidoscope du paysage réunionnais et n’a pour but que d’insérer des objets de collection, des souvenirs teintés de naïveté et illustrant la vie insulaire. Cet exotisme se retrouve encore chez Monique Boyer, lorsqu’elle évoque son propre métissage : « J’étais seule à croire que mon métissage, mon rougail blanc-cafre-chinois, était un mets fabuleux, pimenté. »37, évoquant donc la cuisine locale ou encore à la page 84, où « les yeux de métisse » de la narratrice sont comparés au « grain de letchis ». Ces évocations culinaires participent encore une fois à une description carte postale en mettant en avant des éléments typiques du territoire et ayant pour but d’illustrer sa culture.

L’identité littéraire ici parvient cependant à se décoloniser puisqu’il n’y a pas dans la plupart des cas de traductions des termes créolophones contrairement à d’autres romans réunionnais tel que Les muselés d’Anne Cheynet. Le lecteur lisant le français standard doit s’adapter et se prêter au jeu de la découverte, apprécier le créole dans son aspect exotique et éveiller sa curiosité. Le choix éditorial de ne pas traduire participe à la formation d’une identité littéraire propre et exemptée des conventions littéraires françaises standard bien que tombant dans le piège de l’exotisme. Cet exotisme se retrouve aussi chez Samlong lorsque François évoque la rivière, les linges à laver du quotidien de sa grand-mère cafrine ou encore lorsque le grand-père revient sur la Chine et sa propre histoire. Cette fois encore l’exotisme est présent lorsque ce dernier évoque « la plaine des Ying-long » ou encore le « monstre Tch’e-yeou » ou la « belle héritière du roi de Sichuan »38. Ces images qui incitent au rêve évoquent une littérature de voyage, mais ces insertions sont aussi la tentative d’un mélange des cultures dans le texte.

Le métissage s’inscrit donc dans le texte lui-même, et participe à l’élaboration d’une identité qui se veut détachée de la norme française en décrivant notamment un quotidien insulaire et en soulevant des questionnements identitaires nouveaux sur ce qu’est l’identité sur un territoire particulier tel que La Réunion qui est lié à la France, à différents pays de l’océan Indien ainsi qu’à l’Europe, avec une forte diversité. L’insertion du créole dans le texte en français standard permet aussi aux auteurs de démontrer un certain privilège linguistique, celui de pouvoir faire passer des messages qui parlent à ceux qui comprennent les deux langues tout autant que d’inviter le lecteur non créolophone à se plonger dans le récit et son exotisme. Les auteur.e.s ont alors ce privilège de passer d’une langue à l’autre, de jouer avec celles-ci, mais non sans introduire une certaine hiérarchie privilégiant ainsi le français standard en tant que langue de la norme, et le créole comme langue exotique ou langue de l’enfance, et plus particulièrement de l’intime, celle qui reste au sein du foyer réunionnais.

Conclusion

Ces récits réunionnais montrent donc que les identités métisses réunion­naises, souvent fondées sur les apparences, les phénotypes, sont en fait des identités effectuant sans cesse des passages entre les différentes lignes de couleur. Les mélanges, si nombreux, ne sont pas toujours recensés et sont sans cesse remis en question. Le métissage apparaît comme une course d’obstacles où les individus doivent soit franchir différentes barrières soit les mettre en perspective mais aussi en jouer afin de les rendre intelligibles dans la société française. La question du métissage permet de mettre en lumière le trouble d’identités réunionnaises qui sont en construction et qui n’ont de cesse d’évoluer car sujettes aux rencontres inter-ethniques et inter­culturelles. L’aspect socio-économique comme nous l’avons vu est aussi un facteur majeur de la perception de l’Autre en tant que métis, qui va pouvoir effectuer un passing selon sa classe sociale. Plus le personnage est présenté comme riche, plus il jouit du privilège blanc, même si son phénotype induit dans ses ancêtres, d’anciens colonisés. Les métis jouissent alors de cette capacité de passer d’une ligne de couleur à l’autre et représentent à travers les romans étudiés des identités transitoires vers des identités décoloniales souhaitant se détacher des normes françaises en créant une identité propre mais plurielle, pouvant jouer des codes autant français que réunionnais. Cette transition n’est cependant pas totalement accomplie et l’expansion de la mondialisation, des migrations contemporaines, n’a de cesse de faire bouger les frontières de l’identité.

1 Ann Laura Stoler, Carnal Knowledge and Imperial Power Race and the Intimate in Colonial Rule, Berkeley Los Angeles London : U of California, 2002, p

2 Marius-Ary Leblond, Le Zézère, Paris, Eugène Fasquelle, « Littérature de l’Océan Indien », 2008, p. IX.

3 Ibid., p. 80.

4 Cafrine/cafre : termes souvent utilisés pour désigner les descendants de peuples africains à la Réunion, et/ou souvent lié au phénotype des

5 Le grand-père chinois ayant migré de la Chine et venu s’installer à La Réunion.

6 Petits-blancs : terme désignant les habitants des Hauts de La Réunion, qui ont généralement la peau claire et souvent descendants métissés d’

7 Pascale Montrésor, L’emploi des mots « noir » et « nègre » dans l’hexagone aux XIXe et XXe siècles, 2017 (thèse en ligne) http://thesesenligne.univ.

8 Arnold Markus, La littérature mauricienne contemporaine un espace de création postcolonial entre revendications identitaires et ouvertures

9 Aurélia Michel, Un monde en nègre et blanc : enquête historique sur l’ordre racial, Paris, Éditions du Seuil,« Points. Essais » 881, p. 19, 2020

10 Ania Loombia, Colonialism/Postcolonialism, Routledge, New York, 1998, p. 122-123, 289 p.

11 Jean-Luc Bonniol, « La “race”, inanité biologique, mais réalité symbolique efficace… », in : Mots, n° 33, décembre 1992. « Sans distinction de…

12 P. 84-85.

13 P. 10-11.

14 P. 10-11.

15 P. 8.

16 P. 18.

17 P. 19.

18 P. 98.

19 P. 33.

20 P. 46.

21 P. 72.

22 P. 119.

23 P. 16.

24 P. 25.

25 P. 18-19.

26 Saint-Gilles est une station balnéaire connue pour être privilégiée par les métropolitains lors de leur installation dans l’île et sa forte

27 P. 140.

28 Martine Delvaux et Pascal Caron, « Postcolonialisme », dans Paul Aron, Denis Saint-Jacques et Alain Viala, Le dictionnaire du littéraire, Paris

29 P. 112.

30 P. 111.

31 P. 113.

32 P. 119.

33 Dans le récit, l’utilisation de ce terme renvoie à un récipient en fer.

34 C’est un patchwork traditionnel qui sert par exemple de couverture ou de dessus-de lit. Il est cousu à la main et à partir de chutes de tissus, d’

35 P. 27.

36 P. 25.

37 P. 19.

38 P. 31.

Corpus Primaire

Boyer M., Métisse, récit réunionnais, Paris, L’Harmattan, 1992.

Samlong J.-F., L’empreinte Française, roman, Paris : Éd. Du Rocher, Le Serpent à Plumes, Collection Fiction Française, 2005.

Corpus Secondaire

Cheynet A., Les Muselés, roman réunionnais, Paris, L’Harmattan, 1977.

Leblond M.-A., Le Zézère, Moeurs de Blancs et de Noirs, Paris, Eugène Fasquelle, Coll. Bibliothèque-Charpentier, 1903.

Chanson

Espel F., Compère chinois, La Réunion : séga de La Réunion, Le Club Rythmique, 2008.

Ouvrages

Haudrère P. ; Vergès F., De l’esclave au citoyen, Paris, Gallimard, Découvertes Texto 5, 1998.

Loomba A., Colonialism/ Postcolonialism, Routledge, New York, 1998.

Michel A., Un monde en nègre et blanc : enquête historique sur l’ordre racial, Paris, Éditions du Seuil, « Points. Essais » 881, 2020, 391 p.

Stoler A. L., La Chair de L’empire. Savoirs intimes et pouvoirs raciaux en régime colonial, La Découverte Institut Émilie Du Châtelet, 2013.

Stoler A. L., Carnal Knowledge and Imperial Power Race and the Intimate in Colonial Rule. Berkeley Los Angeles London : U of California, 2002.

Articles

Amselle J.-L., « Métissage, branchement et triangulation des cultures », Revue germanique internationale [En ligne], 21 | 2004, mis en ligne le 19 septembre 2011, consulté le 19 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/rgi/994 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rgi.994.

Bonniol J.-L., « La “race”, inanité biologique, mais réalité symbolique efficace… », in Mots, n° 33, décembre 1992, « Sans distinction de… race », p. 187-195.

Delvaux M. et P. Caron, « Postcolonialisme », dans Aron, Paul, Saint-Jacques, Denis et Alain Viala, Le dictionnaire du littéraire, Paris, Presses universitaires de France, 2002, p. 462-464.

Thèses

Arnold M., Écritures de violence et d’interculturalité enjeux identitaires dans le roman contemporain mauricien d’expression française et anglaise, 2012 (en ligne).

Montrésor P., L’emploi des mots « noir » et « nègre » dans l’hexagone aux XIXe et XXe siècles, 2017 (thèse en ligne) http://thesesenligne.univ.run.elgebar.univ-reunion.fr/17_23_PMontresor.pdf.

1 Ann Laura Stoler, Carnal Knowledge and Imperial Power Race and the Intimate in Colonial Rule, Berkeley Los Angeles London : U of California, 2002, p. 80.

2 Marius-Ary Leblond, Le Zézère, Paris, Eugène Fasquelle, « Littérature de l’Océan Indien », 2008, p. IX.

3 Ibid., p. 80.

4 Cafrine/cafre : termes souvent utilisés pour désigner les descendants de peuples africains à la Réunion, et/ou souvent lié au phénotype des populations issu du continent africain.

5 Le grand-père chinois ayant migré de la Chine et venu s’installer à La Réunion.

6 Petits-blancs : terme désignant les habitants des Hauts de La Réunion, qui ont généralement la peau claire et souvent descendants métissés d’Européens.

7 Pascale Montrésor, L’emploi des mots « noir » et « nègre » dans l’hexagone aux XIXe et XXe siècles, 2017 (thèse en ligne) http://thesesenligne.univ.run.elgebar.univ-reunion.fr/17_ 23_PMontresor.pdf.

8 Arnold Markus, La littérature mauricienne contemporaine un espace de création postcolonial entre revendications identitaires et ouvertures interculturelles, 2017 (En ligne), p. 34.

9 Aurélia Michel, Un monde en nègre et blanc : enquête historique sur l’ordre racial, Paris, Éditions du Seuil,« Points. Essais » 881, p. 19, 2020, 391 p.

10 Ania Loombia, Colonialism/Postcolonialism, Routledge, New York, 1998, p. 122-123, 289 p.

11 Jean-Luc Bonniol, « La “race”, inanité biologique, mais réalité symbolique efficace… », in : Mots, n° 33, décembre 1992. « Sans distinction de… race », p. 187-195.

12 P. 84-85.

13 P. 10-11.

14 P. 10-11.

15 P. 8.

16 P. 18.

17 P. 19.

18 P. 98.

19 P. 33.

20 P. 46.

21 P. 72.

22 P. 119.

23 P. 16.

24 P. 25.

25 P. 18-19.

26 Saint-Gilles est une station balnéaire connue pour être privilégiée par les métropolitains lors de leur installation dans l’île et sa forte fréquentation touristique, la station est surnommée « Zoreil land ». Elle est située dans l’une des communes où le prix de l’immobilier est le plus élevé, conférant ainsi un semblant de richesse au personnage.

27 P. 140.

28 Martine Delvaux et Pascal Caron, « Postcolonialisme », dans Paul Aron, Denis Saint-Jacques et Alain Viala, Le dictionnaire du littéraire, Paris, Presses universitaires de France, 2002, p. 462-464.

29 P. 112.

30 P. 111.

31 P. 113.

32 P. 119.

33 Dans le récit, l’utilisation de ce terme renvoie à un récipient en fer.

34 C’est un patchwork traditionnel qui sert par exemple de couverture ou de dessus-de lit. Il est cousu à la main et à partir de chutes de tissus, d’où le surnom « tapis mendiant » qui est aussi métaphorique de la diversité des cultures à la Réunion.

35 P. 27.

36 P. 25.

37 P. 19.

38 P. 31.

Emmanuelle Hess

Laboratoire de recherche sur les espaces créoles et francophones (LCF), Université de La Réunion
emmanuelle.hess@univ-reunion.fr