DOI : 10.26171/carnets-oi_0806
Certains dictionnaires de la langue française définissent un ami comme la « personne qui de la part d’une autre est l’objet d’un attachement privilégié ; celui, celle qu’on aime et/ou qui aime »1. Il est évident que la notion d’amitié révèle l’existence des sentiments (d’un attachement sentimental) entre deux personnes. Cet attachement peut être décrit comme positif, à l’opposé d’un attachement négatif qui existe entre deux personnes haïssant l’une l’autre2. Pourtant, l’existence des sentiments positifs n’est pas réservée à la relation amicale : on en trouve aussi dans les relations de parenté, que celle-ci soit fondée sur le sang3, l’adoption4 ou l’alliance5. Néanmoins, le présent article sera consacré uniquement à l’analyse des conséquences juridiques des sentiments positifs existant entre deux personnes n’étant pas liées l’une à l’autre par les liens de parenté. Seront également laissées de côté dans notre analyse d’autres relations auxquelles s’ajoutent des structures organisées génératrices d’habitude, de sentiments positifs, telles que le mariage6 et le concubinage7. La relation d’amitié sera donc conçue, dans cet article, dans son état pur.
Si étonnant que cela puisse paraître de prime abord, le droit civil mauricien n’est pas totalement indifférent à l’amitié. En témoignent, d’abord, les contrats à titre gratuit, qui sont empreints d’un intuitus personae, tels que la donation8, le commodat9, le dépôt10 et le cautionnement11, ensuite, une certaine liberté de disposition mortis causa accordée à chaque testateur12, la libre disposition des revenus professionnels13 des époux et enfin, des règles spécifiques de la responsabilité contractuelle ou délictuelle14. Cependant, comme l’amitié relève plutôt de la sphère sociale et psychologique que du domaine juridique, il n’y a pas, à l’heure actuelle, dans le Code civil mauricien de règles spécifiques sur le traitement juridique de l’amitié.
Il est à noter que d’autres structures génératrices de sentiments positifs sont dotées d’un certain régime juridique. Ainsi, le Code civil mauricien rattache à la parenté par le sang des règles relatives à la filiation paternelle et maternelle15, à l’obligation alimentaire16 ou encore aux droits successoraux ab intestat17. Quant à la parenté adoptive, il existe des conséquences relatives au nom et aux droits successoraux18, à l’autorité parentale19, aux prohibitions au mariage20, à l’obligation alimentaire, etc.21 La parenté par alliance génère, à son tour, une obligation alimentaire22. Finalement, le mariage est assorti d’un ensemble de règles techniques détaillées et bien structurées, connues sous le nom de régimes matrimoniaux23.
Dans le présent article, nous allons donc explorer le régime juridique de l’amitié en droit civil mauricien, en démontrant que si, d’une part, l’amitié peut être utile (première partie), elle peut aussi, d’autre part, se montrer contraignante (seconde partie).
L’analyse que contient le présent article s’appuiera, avant tout, sur le droit positif à Maurice, tel qu’incarné par les divers articles du Code civil mauricien et la jurisprudence de la Cour suprême de Maurice (le case law) qui, en raison de l’organisation des juridictions mauriciennes d’après le modèle britannique, constitue une source formelle de droit à Maurice. Par ailleurs, et toujours pour des raisons historiques, la jurisprudence et la doctrine françaises seront prises en compte. En effet, le Code civil mauricien, entré en vigueur en 1805 et rédigé en français, contient de très nombreux articles dont l’on trouve des pendants identiques ou presque dans le Code civil français. Par conséquent, un Juge ou magistrat mauricien, amené à appliquer un article du Code civil mauricien, aura souvent recours à la jurisprudence et à la doctrine françaises24. Néanmoins25, les arrêts de la Cour de cassation française ainsi que la doctrine occupent à Maurice la place d’une persuasive et non d’une binding authority : ils ne sont pas une source formelle de droit à Maurice26.
Première partie - Une amitié utile
L’utilité27 peut être définie comme un bénéfice (avantage, profit) retiré d’une situation28. L’amitié, conçue comme un attachement sentimental, est certainement susceptible de faire procurer à l’un des amis une utilité conforme à la définition proposée plus haut. Et le droit civil mauricien contient des instruments techniques assurant la réalisation de ladite utilité. Nous pouvons constater deux types d’utilités dus à l’existence de l’amitié. D’une part, l’un des amis acquerra un droit patrimonial, mais cette acquisition dépendra de l’existence effective de l’amitié. D’autre part, l’existence d’une amitié peut aussi déboucher sur l’allègement de la responsabilité de l’auteur d’un préjudice.
L’acquisition d’un droit patrimonial dépendant de l’existence de l’amitié
L’amitié, à condition qu’elle existe, peut expliquer l’acquisition d’un droit de propriété ou d’un droit d’usage sur une chose d’autrui.
L’acquisition d’un droit de propriété grâce à l’amitié
Le contrat de donation peut être défini comme un contrat unilatéral29 où l’une des parties, le donateur, s’engage à transférer à l’autre, le donataire, la propriété d’un bien30, corporel ou incorporel31, alors que le donataire ne paye pour cela aucune contrepartie32. L’existence d’une charge, d’une valeur financière raisonnable, ne change rien à la qualification contractuelle. Dans un contrat de donation la cause objective, celle qui est standardisée et toujours la même dans ce contrat spécifique, consiste dans l’intention de gratifier le donataire (animus donandi)33. En outre, la recherche de la raison d’être immédiate d’une donation peut déboucher sur le constat d’une amitié entre le donateur et le donataire. Cette amitié fait bénéficier au donataire d’un avantage financier prenant la forme d’un droit patrimonial transmis à celui-ci. En l’occurrence, l’amitié constitue le motif personnel de l’engagement du donateur. En principe, le droit civil mauricien ne s’intéresse pas aux motifs personnels, efficients34 et licites des parties au contrat, en dépit du fait qu’ils sont susceptibles d’expliquer l’utilité procurée par une partie au contrat à l’autre. Faire autrement constituerait une menace intolérable pour la sécurité juridique35. Il en va autrement dans les contrats conclus intuitu personae, dont la donation fait partie. Dans ce type de contrat, l’identité, les caractéristiques et les compétences d’une personne deviennent un élément essentiel du contrat36, au point que l’article 1110 du Code civil mauricien autorise l’annulation du contrat pour erreur sur la personne37, qui est en même temps une erreur sur le motif efficient38 et déterminant du donateur39. Bien évidemment, pour entraîner l’annulation de la donation, l’erreur doit être excusable, c’est-à-dire dénuée de toute légèreté excessive. Le développement précédent nous amène à la conclusion qu’une erreur du donateur sur son amitié avec le donataire est susceptible d’entraîner l’anéantissement de la donation, en vertu de l’article 1110 du Code civil mauricien, celle-ci étant un contrat conclu intuitu personae. Lorsque le donateur s’est trompé sur certains faits qui auraient eu un impact profond sur son attachement sentimental au donataire40, il est permis de penser que le donateur s’est trompé sur l’existence de l’amitié avec le donataire41. Cette erreur constitue à la fois une erreur sur le motif déterminant du donateur (cause subjective) et sur la personne du donataire au sens de l’article 1110 du Code civil mauricien42. Le contrat de donation, de même qu’un legs, peut donc être annulé et l’absence de l’amitié justifiera la privation du donataire de l’utilité financière (le transfert d’un droit de propriété) qui était étroitement liée à cette amitié.
La réparation du préjudice matériel de la victime par ricochet en cas de perte d’une aide régulière et bénévole est un autre cas, assez original, d’acquisition d’un droit patrimonial, portant sur une somme d’argent (dommages et intérêts) et due à l’amitié. La Cour suprême de Maurice n’a pas eu l’opportunité, pour le moment, de se prononcer sur la question de savoir si la victime par ricochet n’ayant pas eu de créance alimentaire envers la victime directe, mais ayant été liée à celle-ci par des liens d’amitié et ayant bénéficié d’une aide bénévole et régulière de celle-ci pouvait demander au responsable la réparation de son préjudice matériel par ricochet43. Il est à noter que ce préjudice matériel par ricochet prend ici la forme d’un gain manqué : si la victime directe n’avait pas été tuée, la victime par ricochet, liée à la victime directe par les liens d’amitié, aurait continué de recevoir l’aide précédemment mentionnée44.
Le droit français, qui est une persuasive authority à Maurice pour les questions de droit civil, y est favorable. Nous ne voyons pas d’obstacles à ce que la perte d’un ami qui fournissait de l’aide bénévole et régulière à l’autre soit constitutive d’un préjudice matériel par ricochet. Aucun article du Code civil mauricien n’exige l’existence d’un lien juridique entre la victime par ricochet et la victime directe45, tel qu’une créance alimentaire46. De plus, l’amitié est un élément social positif et conforme à la morale telle que conçue par la plupart de la population mauricienne. Elle constitue donc la cause juridique de la réparation du préjudice matériel par ricochet de l’ami survivant47, cette réparation s’appuyant sur les liens affectifs qui existent entre celui-ci et son ami décédé48.
L’acquisition d’un droit d’usage sur une chose d’autrui grâce à l’amitié
Le raisonnement ébauché plus haut s’applique mutatis mutandis au contrat de commodat. Le commodat est un contrat à titre gratuit où une partie, le prêteur, remet à l’autre, l’emprunteur, une chose corporelle, a priori non consomptible, et ce dernier dispose du droit de s’en servir gratuitement et doit la rendre au prêteur à la fin du contrat49. Il est aisé de comprendre que ce contrat spécial est souvent conclu entre deux personnes que lient les liens d’amitié. L’intuitus personae est donc très prononcé dans le commodat50, et intègre l’essence même de ce contrat. L’amitié constitue donc la base de la validité du contrat et explique logiquement l’utilité financière procurée par le prêteur à l’emprunteur sous forme d’usage gratuit d’une chose corporelle. Néanmoins, au cas où le prêteur ferait une erreur raisonnable (excusable) sur son lien d’amitié avec l’emprunteur, la gratuité de l’opération fait que le contrat peut être annulé soit pour erreur sur un motif efficient, déterminant et licite du prêteur, soit pour erreur sur la personne au sens de l’article 1110 du Code civil mauricien51. Une fois de plus, l’amitié se trouve au cœur du bénéfice financier procuré par une partie (prêteur) à l’autre (emprunteur). Et une fois de plus, l’erreur sur l’amitié justifie la privation de cet avantage financier (l’usage gratuit d’une chose d’autrui), cette privation étant la conséquence naturelle de l’annulation du contrat pour erreur sur le motif ou sur la personne.
Outre l’acquisition d’un droit patrimonial, due à l’existence d’une amitié, l’utilité retirée de celle-ci peut aussi prendre la forme d’un allégement de la responsabilité civile.
Un allégement de la responsabilité civile dû à l’amitié
Une amitié peut conduire à l’allègement tantôt de la responsabilité contractuelle de l’auteur du préjudice tantôt de la responsabilité délictuelle de celui‑ci.
Un allégement de la responsabilité contractuelle dû à l’amitié
En droit civil mauricien, le dépôt est le contrat par lequel une personne, le dépositaire, reçoit une chose de l’autre qui s’appelle déposant, à charge de la garder et de la restituer quand son co-contractant, le déposant, la lui réclame52. Le dépôt peut être conclu à titre gratuit, car la rémunération du dépositaire n’est pas un élément essentiel de ce contrat53.
Dans un dépôt à titre gratuit le dépositaire est tenu d’une obligation de moyens, celle de faire de son mieux pour atteindre le résultat consistant en la conservation de la chose mise en dépôt et en sa restitution au déposant à la fin du contrat. Néanmoins, la faute du dépositaire est appréciée avec davantage d’indulgence à comparer avec l’appréciation de la faute dans un dépôt à titre onéreux. Dans un dépôt à titre gratuit la faute du dépositaire est appréciée par rapport aux soins qu’il apporte dans ses propres affaires, c’est-à-dire in concreto54. L’article 1927 du Code civil mauricien prévoit que le dépositaire doit apporter dans la garde de la chose déposée les mêmes soins qu’il apporte dans la garde des choses qui lui appartiennent55, alors que, dans un dépôt à titre onéreux, la faute du dépositaire s’appréciera in abstracto56, en comparant le comportement d’un dépositaire concret avec le comportement d’un dépositaire abstrait, prudent et raisonnable, placé dans les mêmes circonstances et ayant les mêmes qualifications professionnelles57. Ainsi, dans les dépôts à titre gratuit, le comportement d’un dépositaire concret est comparé non avec celui d’un dépositaire abstrait prudent et raisonnable, mais avec celui de ce même dépositaire dans sa vie de tous les jours. Ainsi, si un dépositaire manifeste peu d’attention et de prudence à l’égard de ses propres choses dans la vie de tous les jours, on ne pourra pas lui reprocher d’avoir commis une faute civile, susceptible d’engager sa responsabilité civile, lorsqu’il commet la même inattention et l’imprudence à l’égard de la chose reçue en dépôt. Au contraire, dans les dépôts à titre onéreux, l’imprudence ou la négligence d’un dépositaire constituera certainement une faute contractuelle : ce comportement est définitivement non conforme à ce qu’un dépositaire abstrait, prudent et raisonnable aurait fait dans les mêmes circonstances58.
La solution énoncée à l’article 1927 du Code civil mauricien peut s’expliquer par l’idée que le dépositaire, qui rend un service gratuit et amical au déposant ne veut pas mettre davantage d’effort dans la garde d’une chose d’autrui que dans la garde de ses propres choses. La relation spéciale qui existe entre le déposant et le dépositaire dans un dépôt à titre gratuit justifie un traitement plus indulgent du dépositaire à comparer avec les dépôts à titre onéreux. La relation spéciale précédemment mentionnée peut consister en une amitié, qui conduira alors à un allégement de la responsabilité contractuelle du dépositaire à comparer avec la responsabilité du dépositaire dans un dépôt à titre onéreux. Ainsi, dans les dépôts à titre gratuit, le dépositaire, lié au déposant par les liens d’amitié, pourra échapper à la mise en œuvre de sa responsabilité contractuelle grâce à un standard d’appréciation de la faute moins élevé que dans les dépôts à titre onéreux. Cette économie pécuniaire réalisée par le dépositaire est directement due à la relation d’amitié qui existe entre lui et le déposant, l’amitié étant dans ce cas précis le motif efficient, déterminant et licite de la conclusion du contrat de dépôt à titre gratuit.
Un allègement de la responsabilité délictuelle dû à l’amitié
À l’heure actuelle, aucun article du Code civil mauricien ne prévoit la possibilité d’alléger la responsabilité délictuelle d’un responsable ayant commis une faute délictuelle et causé un préjudice à autrui dans le cadre de la fourniture d’une aide et assistance bénévole. En revanche, l’article 191 alinéa 2 de la loi serbe sur les obligations de 1978 prévoit que lorsqu’une personne cause un préjudice à une autre, en faisant quelque chose d’utile pour cette dernière, la Cour peut réduire le montant de dommages et intérêts alloué à la victime du préjudice, en tenant compte du niveau d’attention et de soins que l’auteur du préjudice applique dans ses propres affaires. Voici un mélange assez original de l’appréciation in abstracto et in concreto. Le droit serbe de la responsabilité délictuelle, de même que le droit mauricien de la responsabilité délictuelle, repose sur le principe fondateur de la réparation intégrale du préjudice subi par la victime59. Le droit serbe, de même que le droit mauricien, consacre l’appréciation in abstracto de la faute délictuelle60 : le comportement de l’auteur d’un préjudice est comparé à ce qu’une personne prudente et raisonnable aurait fait dans les mêmes circonstances, et si ce comportement n’y est pas conforme, il existe une faute délictuelle qui obligera l’auteur du préjudice à réparer tout le préjudice subi par la victime. Toutefois, l’article 191 alinéa 2 de la loi serbe des obligations permet à la Cour compétente de s’écarter du principe de la réparation intégrale du préjudice et de baisser le montant de dommages et intérêts. La première condition imposée par la loi est le constat que l’auteur du préjudice a eu le même degré d’attention et de soins lors de la réalisation du préjudice que ceux qu’il applique dans ses affaires de tous les jours. Lorsque la Cour constate qu’il existe l’identité entre les deux, cette appréciation in concreto, fondée sur le comportement habituel de l’auteur du préjudice ne l’exonérera point de sa responsabilité délictuelle. Toutefois, elle mènera à une réduction du montant de dommages et intérêts. La seconde condition consiste en la fourniture d’une utilité par l’auteur du préjudice à la victime lors de la réalisation du préjudice. Il est évident que cette seconde condition fait référence, entre autres, aux liens d’amitié qui peuvent exister entre le responsable du préjudice et sa victime. En somme, l’amitié conduit, si l’autre condition posée par la loi est remplie, à un allègement de la responsabilité délictuelle de l’auteur du préjudice.
Nous sommes d’avis qu’une telle solution serait appropriée en droit mauricien, et préconisons sa transposition, car la gratuité du service et la bonne volonté de rendre un service amical devraient être prises en compte pour alléger la charge financière pesant sur l’auteur du préjudice, lorsqu’il ne s’est pas comporté différemment lors de la réalisation du préjudice de ce qu’il fait dans sa vie de tous les jours.
L’amitié n’est pas toujours utile, elle peut aussi s’avérer contraignante.
Seconde partie – Une amitié contraignante
Le caractère contraignant de l’amitié en droit civil mauricien peut se manifester de deux façons différentes. D’une part, un traitement moins favorable est accordé à une situation juridique impliquant l’amitié en comparaison avec d’autres situations similaires. D’autre part, l’amitié exclut parfois les protections légales.
L’absence de protection légale de l’amitié
Il arrive qu’une personne soit privée d’une protection légale, alors qu’elle ne le serait pas en l’absence d’amitié. En témoignent l’exclusion de la garantie contre les vices cachés et contre l’éviction dans les contrats reposant sur la relation d’amitié, tels que le contrat de donation ou encore l’absence du droit de demander la répétition de l’indu en cas d’exécution d’une obligation naturelle fondée sur l’amitié.
L’exclusion des garanties contre l’éviction et contre les vices cachés dans le contrat de donation
Le contrat de donation étant un contrat à titre gratuit, certaines protections applicables dans les contrats à titre onéreux y sont inopérantes. On songe notamment à la protection légale contre les vices cachés et contre l’éviction61. Ainsi, en cas de vices cachés de la chose donnée, qui se seraient révélés après la conclusion du contrat, le donataire n’a pas le droit de demander que le donateur lui remette une autre chose similaire, dépourvue de tout vice62. De plus, lorsqu’un tiers agit en justice contre le donataire et demande la restitution de la chose, en prétendant être le véritable propriétaire de la chose, le donataire ne pourra pas demander au donateur d’intervenir dans le procès afin de l’aider contre la prétention juridique de ce tiers63. L’absence d’application de la garantie contre les vices cachés et contre l’éviction64 s’explique par la gratuité de la donation : comme le donataire ne fournit aucune contrepartie financière au donateur, il serait immoral qu’il demande à celui-ci le remplacement de la chose viciée ou l’aide dans un procès civil initié contre le donataire par un tiers. L’amitié procure donc moins de garanties juridiques qu’une relation contractuelle dénuée de sentiment, car celle-ci est systématiquement consentie à titre onéreux, alors que celle-là l’est à titre gratuit65. Et le caractère onéreux de l’opération confère le droit de demander certaines protections inaccessibles dans les contrats à titre gratuit – la donation en étant un exemple – pouvant être conclus entre deux amis.
Les contraintes que crée une amitié se manifestent non seulement au travers de l’exclusion de certaines garanties légales, mais aussi dans l’exclusion de l’action en répétition en cas d’exécution d’une obligation naturelle.
L’exclusion de l’action en répétition en cas d’exécution d’une obligation naturelle
L’article 1377 alinéa 1 du Code civil mauricien donne à celui qui a payé une dette, alors qu’il n’aurait pas dû, le droit d’en demander répétition66. Il existe une dérogation importante à cette règle applicable à tout payeur n’ayant pas été lié au réceptionneur du paiement par un lien d’obligation. Cette dérogation est connue sous le nom d’obligation naturelle. L’obligation naturelle, mentionnée à l’article 1235 alinéa 2 du Code civil mauricien67, est une obligation juridique spéciale68. D’une part, elle ressemble à une obligation purement morale, en ce que le créancier ne saurait agir en justice pour demander que le débiteur soit condamné à s’exécuter ou qu’il soit condamné au paiement de dommages et intérêts. Cette impossibilité pour le créancier de demander une protection juridique sépare nettement une obligation naturelle d’une obligation civile traditionnelle69. Cependant, l’obligation naturelle devient pleinement juridique a posteriori, lorsque le débiteur s’exécute volontairement, c’est-à-dire en pleine connaissance de cause. Aucune répétition n’est alors envisageable au profit du débiteur70.
La jurisprudence de la Cour de cassation française, cette persuasive authority pour le droit civil mauricien, est allée plus loin encore, en admettant la possibilité de transformer une obligation naturelle en une véritable obligation civile, par une simple déclaration unilatérale de volonté du débiteur. En effet, depuis un important arrêt de la Première chambre civile de la Cour de cassation française du 10 octobre 199571, il suffit que le débiteur d’une obligation naturelle s’engage unilatéralement à l’exécuter, pour que celle-ci se mue en une obligation civile, dont l’exécution forcée peut être demandée en justice72.
Certaines obligations naturelles n’ont jamais été des obligations civiles. Elles reposent directement sur des devoirs moraux. L’obligation pesant sur un ami d’entretenir financièrement un autre ami en difficulté est une obligation naturelle, car la morale y oblige. L’ami en difficulté ne pourrait pas agir en justice, afin de demander et obtenir l’exécution forcée de l’obligation de se faire fournir des aliments. Toutefois, si on lui fournit volontairement des aliments, celui qui l’a fait ne peut par la suite demander la restitution, car il était obligé en vertu de la morale de fournir des aliments à son ami en difficulté.
Ce devoir moral qui existe en cas d’amitié constitue alors la cause juridique empêchant qu’une demande en restitution aboutisse. À la différence d’une situation où un transfert patrimonial n’aurait pas de fondement et où la restitution serait envisageable, en cas d’exécution volontaire d’une obligation naturelle envers son ami, la morale constitue le fondement juridique du transfert patrimonial fait au profit de l’ami en difficulté, ce qui empêchera les restitutions et écartera l’application de la règle générale énoncée à l’article 1377 alinéa 1 du Code civil mauricien.
Outre l’absence de certaines garanties légales liée à l’amitié, celle-ci est tout aussi contraignante lorsqu’un traitement moins favorable est accordé aux situations qui impliquent l’amitié, en comparaison avec d’autres situations similaires.
Un traitement défavorable de l’amitié
Un traitement défavorable de l’amitié est réalisé par une responsabilité contractuelle douteuse, associée aux actes de complaisance et par l’absence de présomption d’un préjudice moral des victimes par ricochet.
Une responsabilité contractuelle douteuse
On enseigne traditionnellement en droit mauricien, de même qu’en droit français, que certains accords de volonté, nommément les actes de courtoisie, les actes de complaisance et les gentlemen’s agreements, ne sont pas les contrats de droit civil, car leurs auteurs n’avaient pas l’intention de leur faire produire les effets de droit73. Néanmoins, une aberration curieuse issue de la jurisprudence de la Cour de cassation, cette persuasive authority pour le droit mauricien, fait que les assistés, ayant conclu un acte de complaisance, fondé sur l’amitié, entre autres, sont moins bien traités que les parties à un gentlemen’s agreement ou dans un acte de courtoisie, qui ne produisent aucun effet de droit.
Les actes de complaisance sont des accords de volonté qui, normalement, ne produisent pas d’effet juridique, parce que les parties à l’accord ne le voulaient pas. Ces accords de volonté sont généralement faits entre deux amis ou parents à propos d’un service que l’un s’oblige à rendre à l’autre74. Ainsi, le transport bénévole d’un ami, d’une relation ou d’un auto-stoppeur75 ou encore le travail dans la maison ou sur la propriété d’un ami ne sont pas, a priori, considérés comme des contrats de service.
La jurisprudence française, cette persuasive authority pour le droit civil mauricien, a considérablement déformé la catégorie d’actes de complaisance, en faussant la véritable volonté des contractants, celle de rester en dehors du droit. La Cour de cassation française a qualifié de contrat certains actes de complaisance, où il n’y avait pas d’intention des parties de déclencher les effets de droit. Bien entendu, cette déformation de la notion de contrat est faite dans un but spécifique, celui d’accorder une réparation du préjudice à la victime, qui, sinon, serait restée sans réparation. En faisant pénétrer les actes de complaisance dans la notion de contrat, le juge français a pu appliquer la responsabilité contractuelle au profit de l’ami ayant subi un préjudice corporel alors qu’il rendait un service bénévole à l’autre76.
Dans les arrêts de la Cour de cassation précédemment mentionnés, on n’a pas hésité à qualifier de contrat un accord de volonté qui, à dire vrai, ne l’est pas, dans le but d’assurer la réparation du préjudice à la victime (assistant), qui s’était blessée en fournissant de l’aide amicale à autrui. La déformation importante de la notion de contrat qui résulte de ces arrêts de la Cour de cassation assure une meilleure protection de la victime dont le préjudice ne sera pas réparé si l’on applique les règles classiques de la responsabilité civile. Si équitables que ces arrêts puissent paraître, ils mettent une charge financière infondée sur l’ami ayant été bénévolement aidé par l’autre. Si l’ami ayant bénéficié de l’assistance de l’autre avait commis une faute délictuelle, sa responsabilité pourrait être engagée sur le fondement des articles 1382 et 1383 du Code civil mauricien. À l’inverse, à défaut d’une faute délictuelle, et comme l’intention des amis n’était pas de conclure un contrat de droit civil, aucune obligation de sécurité ne doit peser sur l’assisté et aucune responsabilité civile ne devrait lui être imputée.
Finalement, une défaveur procédurale est liée à l’amitié, lorsqu’un ami, victime par ricochet, souhaite obtenir la réparation de son préjudice moral par ricochet.
L’absence de présomption du préjudice moral des victimes par ricochet
Le préjudice subi par la victime directe est susceptible de créer une souffrance psychologique importante pour ses proches, que l’on songe à un parent, un allié, une fiancée ou un ami. Les proches de la victime directe subissent parfois un préjudice moral, qui leur est personnel, en raison du dommage causé à cette victime directe.
La jurisprudence mauricienne, ainsi que sa source d’inspiration la jurisprudence française, ne limitent pas le cercle de personnes qui ont le droit de demander réparation de leur préjudice moral et personnel, causé par le décès de la victime directe dont elles étaient proches. Néanmoins, la jurisprudence mauricienne fait une distinction importante du point de vue de la preuve. Le droit présume que le parent ou l’allié de la victime directe a subi un préjudice moral du fait de son décès. Cette présomption s’appuie sur la réalité, car, la plupart du temps, en cas de décès d’une personne, ses parents et alliés en souffrent psychologiquement. Or, la présomption en question est simple, et peut être renversée lorsque la preuve contraire est rapportée77. La jurisprudence mauricienne présume, sans équivoque, que les parents et les alliés ont subi un préjudice moral en cas de décès de la victime directe. Aucune preuve spéciale n’est à rapporter dans ce cas, ce dont témoignent les arrêts de la Cour suprême de Maurice Gutty & ors. v. Eleonore de 198078 et Gokhool S D v. Groupement français d’assurances de 200979. Néanmoins, la Cour suprême de Maurice reconnaît dans son arrêt Scott v. Brasse de 196880 que la preuve contraire, détruisant la présomption d’attachement sentimental entre la victime directe et son parent ou allié, et excluant l’existence d’un préjudice moral par ricochet peut être rapportée.
Toutes les autres victimes par ricochet, y compris les amis81, doivent prouver la réalité de leur attachement sentimental à la victime directe et ne peuvent bénéficier d’aucune présomption en ce sens. Cette différence de traitement par le droit de la preuve peut être aisément comprise, eu égard à la spécificité et la primauté sociale d’une relation de parenté par rapport à toute autre relation, y compris une relation amicale.
Conclusion
L’analyse développée précédemment nous mène à la conclusion que l’amitié, même si elle est souvent source d’une utilité financière pour l’un des amis, peut aussi se révéler contraignante, car il arrive, d’une part, qu’un traitement moins favorable soit accordé à une situation juridique impliquant l’amitié en comparaison avec d’autres situations similaires, et parce que, d’autre part, l’amitié exclut parfois les protections légales. Néanmoins, les avantages matériels liés à l’amitié dépassent les inconvénients. En témoignent toutes ces règles du Code civil mauricien desquelles résulte l’acquisition d’un droit patrimonial grâce à l’amitié ou l’allègement de la responsabilité civile.