Un géographe de plein vent. Albert DEMANGEON (1872‑1940)

Bibliothèque Mazarine et Éditions des Cendres

Christian Germanaz

p. 137-140

Référence(s) :

Collectif, 2018, Un géographe de plein vent. Albert Demangeon (1872-1940), Paris, Bibliothèque Mazarine/Éditions des Cendres, 160 p.

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Christian Germanaz, « “Un géographe de plein vent. Albert DEMANGEON (1872‑1940)” », Carnets de recherches de l'océan Indien, 2 | -1, 137-140.

Référence électronique

Christian Germanaz, « “Un géographe de plein vent. Albert DEMANGEON (1872‑1940)” », Carnets de recherches de l'océan Indien [En ligne], 2 | 2018, mis en ligne le 25 février 2023, consulté le 13 mai 2024. URL : https://carnets-oi.univ-reunion.fr/301

DOI : 10.26171/carnets-oi_0209

Production éditoriale attendue à l’issue de l’exposition, Albert Demangeon (1872-1940). Méthodes, archives et combats d’un géographe de plein vent1, organisée par la Bibliothèque Mazarine2, du 8 février au 4 mai 2018, l’ouvrage consacré à l’une des personnalités emblématiques de la « géographie moderne » se distingue du simple catalogue par le parti pris implicite d’offrir au lecteur la découverte d’un fragment de l’histoire de la « géographie nouvelle » à travers l’itinéraire académique du géographe Albert Demangeon. S’il est principalement question d’un homme « en action » dans la discipline, le riche contenu des chapitres structurant la publication invite à découvrir les enjeux épistémologiques d’une géographie qui pour la période se situe « à l’avant-garde de toutes les sciences humaines » selon Georges Duby (1980), cité par Marie-Claire Robic (p. 120). L’originalité, les caractéristiques et la postérité du parcours de Demangeon expriment et conservent chacune les reflets d’un monde en cours de complexification et dont l’ordre géopolitique fragile acquis au siècle précédent est en train de basculer à la charnière des deux grands conflits mondiaux. Sans être détachée de cet arrière-fond, son œuvre témoigne avant tout d’une discipline récemment institutionnalisée au sein de l’université, à la recherche d’une future autonomisation vis-à-vis de l’histoire et soucieuse d’affirmer ses champs de recherche face aux critiques, parfois acerbes de certaines de ses consœurs, la sociologie en particulier. L’ouvrage, Un géographe de plein vent, Albert Demangeon, offre un regard croisé sur une discipline en train d’instaurer son « régime de croisière » parmi les sciences humaines dans le contexte de l’entre-deux-guerres, en suivant les pas d’un géographe qui n’a pas cessé tout au long de sa carrière de défendre et de promouvoir au sein de la discipline comme à l’extérieur, la pertinence d’une géographie humaine encore balbutiante. La publication proposée est structurée en neuf chapitres rédigés principalement par trois chercheurs de l’équipe EH.GO (UMR Géographie-Cités) : Nicolas Ginsburger, Marie-Claire Robic et Denis Wolff. Ils sont épaulés, pour les deux premiers textes, par le conservateur, Patrick Latour, et par le directeur, Yann Sordet, de la bibliothèque Mazarine qui exposent de manière très précise l’importance, le contenu et l’amplitude des archives d’Albert Demangeon déposées en 1979 et enrichies par celles de son gendre, Aimé Parpillou (1902-1976).

Cette mise au point nécessaire est suivie par trois textes de Denis Wolff, auteur d’une thèse magistrale sur Albert Demangeon3 et sans aucun doute le meilleur spécialiste du géographe. De la rue d’Ulm à la Sorbonne, rappelle les grandes étapes de la carrière d’A. Demangeon depuis son passage à l’École normale supérieure (promotion 1892) jusqu’à son intégration à la Sorbonne (1911-1940). Si pour la période le parcours académique du géographe reste assez « banal » au sein de « la république des professeurs », précise D. Wolff, la modestie affichée par Demangeon en termes d’ambition de carrière lui confère une singularité attachante. Le second texte évoque l’enseignant et son prosélytisme inépuisable à faire connaître la géographie moderne. Les qualités pédagogiques dont il fait preuve dans son enseignement, la disponibilité et l’attention accordées à ses élèves en font un professeur admiré et respecté, non seulement de la part de ses collègues mais surtout des cohortes d’étudiants qui constituent une tribune réceptive pour la diffusion des principes de la géographie vidalienne. Sa croisade pour la représenter ne se borne pas aux horizons universitaires, elle se destine par de nombreuses conférences à ce que l’on appelle aujourd’hui la société civile. La contribution de D. Wolff se clôt par une analyse des pratiques géographiques de Demangeon dans lesquelles le terrain et l’archive ne sont pas antinomiques et pour lesquelles le géographe a su innover en utilisant l’outil du questionnaire pour légitimer les résultats de ses enquêtes, pratiquées au sein de réseaux qu’il a pris soin de cultiver tout au long de sa carrière. En historien, Nicolas Ginsburger succède à Denis Wolff pour tenter de situer l’engagement de Demangeon face aux événements marquants de la période depuis « l’affaire Dreyffus [jusqu’]au danger nazi ». Son étude révèle un homme dont la vigilance intellectuelle est particulièrement sensible aux bouleversements du monde dans lequel il vit, son ouvrage sur Le Déclin de l’Europe (1920) en constitue l’une des expressions les plus significatives. En notant un engagement très modeste au sein des mouvements associatifs ou politiques de la période, N. Ginsburger souligne cependant le rôle incisif du géographe par l’intermédiaire d’article ou d’études sur des thématiques sensibles comme « la question des revendications territoriales des nationalistes germaniques » (1920-1932) ou encore lors des conflits du travail sous le Front populaire. La seconde contribution de l’historien s’attache à évaluer « l’inscription [de Demangeon] dans l’internationalisation de la discipline ». En considérant la forte reconnaissance intellectuelle dont jouit Demangeon dans le cercle encore limité des géographes français et son débordement progressif à l’étranger par la traduction de ses publications, on reste assez surpris de son rôle assez discret dans les instances géographiques internationales. N. Ginsburger y voit l’expression de « sa réticence habituelle pour les voyages hors de France » et une propension limitée du géographe à sacrifier aux convenances formelles de « la sociabilité savante ». Marie-Claire Robic en spécialiste de l’histoire et de l’épistémologie de la géographie que l’on ne présente plus, souligne l’action de Demangeon dans les débats interdisciplinaires des sciences sociales où chacune cherche à privilégier ses champs de recherche et surtout à en défendre les limites. En participant aux projets éditoriaux de ses collègues sociologues et historiens (l’Année sociologique, les Annales d’histoire économique et sociale), Albert Demangeon apparaît comme un médiateur écouté, « défenseur acharnée » d’une géographie humaine dont il entend bien régenter « les frontières disciplinaires ». Interlocuteur quasi incontournable pour ses collègues des disciplines voisines, Demangeon semble avoir manqué, selon la géographe, « d’un certain panache et le sens du jeu tactique sur la scène intellectuelle » pour défendre le positionnement stratégique « d’une géographie rayonnante » parmi les sciences sociales. La conclusion de cet itinéraire de géographe au cœur de la géographie moderne revient à M-C. Robic qui analyse la mémoire et la postérité de l’œuvre de Demangeon à partir des témoignages de Jean Gottmann (qui a été le secrétaire particulier du géographe), de Julien Gracq (qui a suivi les cours du « maître »), de Lucien Febvre (Demangeon a été son « Caïman » lors du passage de l’historien à l’ENS en 1899 et ensuite l’un de ses collaborateurs fréquents) ainsi que de « quelques autres ».

Dans le champ éditorial où il prend place, ce livre pourrait sembler anecdotique pour les géographes, il n’en est rien. L’ouvrage synthétise en peu de pages une partie de l’histoire de la discipline et ouvre de nombreuses pistes d’approfondissement par les références multiples qui jalonnent les textes. La qualité de l’écriture, la précision de l’information4 et la clarté des propos en font une publication ouverte qui, au-delà du public averti des géographes, satisfera la curiosité de tout lecteur désireux de saisir l’atmosphère intellectuelle et politique d’une époque par l’intermédiaire du récit de vie de l’un de ses acteurs… Appréhendé sous cet aspect, l’ouvrage répond dans une évidente complémentarité au premier volume publié par les Presses Universitaires Indiaocéaniques (PUI) : Lire des vies. L’approche biographique en lettres et en sciences humaines et sociales, coordonné par B. Idelson et I. Babou (eds.). Enfin, il serait profondément injuste de ne pas souligner l’efficacité de la mise en page et la pertinence de la stratégie iconographique retenue. À cet égard, les Éditions des Cendres ont fait le choix (réussi) d’une reproduction et d’une impression de qualité pour l’ensemble des images assurant au lecteur une observation précise des documents. C’est le cas pour les échanges épistolaires de Demangeon qui se laissent ainsi aisément parcourir.

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1 Cette expression si souvent convoquée est de Lucien Febvre (1878-1956). Sur son origine et son opposé (géographe ou géographie de cabinet) voir M-C

2 Appelée communément par les connaisseurs, « la Mazarine », cette bibliothèque est la plus vieille institution de France de ce type ouverte au public

3 Denis Wolff, Albert Demangeon (1872-1940). De l’école communale à la chaire en Sorbonne, l’itinéraire d’un géographe moderne, thèse de doctorat de

4 On relèvera une petite coquille page 41, il faut lire Raoul au lieu de Paul pour Blanchard.

1 Cette expression si souvent convoquée est de Lucien Febvre (1878-1956). Sur son origine et son opposé (géographe ou géographie de cabinet) voir M-C Robic, 2016, « Géographe de plein vent, Géographe de cabinet », HyperGéo, [lien]: http://www.hypergeo.eu/spip.php?article682.

2 Appelée communément par les connaisseurs, « la Mazarine », cette bibliothèque est la plus vieille institution de France de ce type ouverte au public. Fondée à l’origine sur le fonds des collections du cardinal Mazarin (1602-1661), la bibliothèque constitue un lieu ressource très précieux pour les chercheurs qui trouvent parmi les 600 000 documents conservés des fonds très originaux comme celui d’Albert Demangeon. Les inventaires de ces fonds sont pour la plupart accessibles en ligne sur le site de la bibliothèque Mazarine (https://www.bibliotheque-mazarine.fr).

3 Denis Wolff, Albert Demangeon (1872-1940). De l’école communale à la chaire en Sorbonne, l’itinéraire d’un géographe moderne, thèse de doctorat de géographie, Paris 1 (Sorbonne-Panthéon), 2005, 869 p.

4 On relèvera une petite coquille page 41, il faut lire Raoul au lieu de Paul pour Blanchard.

Christian Germanaz

MCF en géographie, Université de La Réunion, CREGUR-OIES
germanaz@univ-reunion.fr

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