DOI : 10.26171/carnets-oi_0504
Nul n’est prophète en son pays.
L’école française ne devient obligatoire à Mayotte qu’au seuil des années 1990. C’est donc logiquement à partir de cette époque qu’éclot la production francophone inaugurée par des saynètes de Youssouf Saïd, réunies sous le titre Mayotte : légendes et histoires drôles1 (1986), préfacées par Sophie Blanchy. Après cet ouvrage relativement isolé, et difficile à consulter aujourd’hui, viennent les livres de ceux que nous avons nommés les deux pères des lettres francophones de Mayotte2, Nassur Attoumani et Abdou Salam Baco, deux écrivains qu’une dizaine d’années sépare, le premier ayant fréquenté le collège de Mayotte – à Dzaoudzi –, ce qu’il raconte dans son autobiographie par nouvelles intitulée Les Aventures d’un adolescent mahorais3, le second ayant été scolarisé au lycée de Mamoudzou, qui n’existait pas encore à l’époque de Nassur Attoumani.
Stricto sensu, le premier roman francophone publié à Mayotte l’est par Abdou Salam Baco, en 1991. Il s’intitule Brûlante est ma terre et se termine de la façon suivante :
Debout là, au milieu de cette foule, de tous ces « wazoungou » rigolards, enivré par les paroles de mon Sage, je n’avais qu’une seule envie : apostropher Monsieur le ministre et lui faire part de tout ce que Soufou et la vie m’avaient appris ; mais avant que je n’eusse le courage de risquer une telle entreprise, Monsieur le ministre s’envola vers la Métropole, laissant derrière lui sa signature – une de plus – de ce qui fut jadis le fameux empire français et emportant avec lui toute illusion quant à une éventuelle départementalisation de l’île, illusion sans laquelle beaucoup d’entre nous ouvriraient peut-être un peu mieux les yeux pour y voir la douce et cruelle vérité en face4.
Dans ce texte, à mi-chemin entre autobiographie et roman, Abdou Salam Baco propose une vision du monde de Mayotte dans laquelle baco – Mahorais – et wazungu – Métropolitains – s’opposent, selon une dichotomie empruntée à la langue vernaculaire : le shimaore. Le narrateur rêve de s’adresser au ministre – ce que le livre réalise virtuellement – et conclut son histoire en prophétisant que Mayotte ne sera jamais départementalisée. C’est cette prophétie – devenue contrefactuelle – que nous souhaitons prendre pour point de départ afin de montrer comment la production littéraire francophone de Mayotte s’articule à la départementalisation française de l’île aux parfums. En effet, la Petite histoire des lettres francophones à Mayotte postulait que cette littérature émergente5 prenait pour problème central la francité de l’île. Nous nous limiterons ici au discours littéraire d’Abdou Salam Baco, et en particulier aux deux premiers volets de la trilogie romanesque formée par Brûlante est ma terre (1991), Dans un cri silencieux6 (1993) et Si Longue que soit la nuit7 (2012), auquel nous ajouterons deux recueils de nouvelles La Belle de jour8 (1996) et La Mission civilisatrice9 (2011) – plus précisément l’entretien qui suit –, sans oublier un roman historique : Coupeurs de têtes10 (2007). Il s’agit donc d’un corpus narratif en prose dont le centre est l’histoire de Mayotte à partir du moment où la France y met le pied. Coupeurs de têtes raconte la manière dont le sultan de Mayotte cède l’île à la France et Brûlante est ma terre inaugure un cycle sur la situation de Mayotte entre la décolonisation unilatérale d’une partie de l’archipel des Comores en 1975 et la départementalisation de l’île en 2009. Les textes brefs versent des pièces supplémentaires au dossier littéraire des rapports entre Mayotte et la France
Dans cette perspective, le problème qui se pose est d’articuler réalité et discours littéraire en évitant des prismes parfois jugés réducteurs comme la mimèsis, le réalisme et surtout le reflet. Pour ce faire, nous proposons de recourir principalement à deux concepts. Le premier est celui de transposition qui permet de réfléchir à l’articulation entre texte et contexte ; le second est celui de posture qui permet d’analyser la manière dont l’auteur se met en scène :
La posture constitue l’« identité littéraire » construite par l’auteur lui-même, et souvent relayée par les médias qui la donnent au public. Cette notion ne recoupe qu’une partie de la « figure de l’auteur » étudiée par Maurice Couturier (1995), car l’analyse de celui-ci demeure interne aux logiques textuelles. On pourrait aussi convoquer la notion latine de persona désignant le masque au théâtre, qui institue tout à la fois une voix et son contexte d’intelligibilité. Sur la scène d’énonciation de la littérature, l’auteur ne peut se présenter et s’exprimer que muni de sa persona, sa posture. Par ailleurs, l’œuvre constitue aussi une image de soi proposée au public11.
Le concept de posture présente donc l’avantage de permettre l’articulation entre lecture interne du texte et lecture externe du contexte. Jérôme Meizoz lui propose, en guise d’ancêtres, le concept latin de persona et celui, plus moderne, de figure de l’auteur. Il y voit la construction d’une « identité littéraire » qui n’est pas une manière de coïncider avec soi-même, mais une manière d’apparaître. Transposition et posture sont ici des concepts nécessaires, car c’est à partir de la transposition du réel dans Brûlante est ma terre et à partir de la posture d’Abdou Salam Baco qu’il est possible de comprendre l’évolution de Mayotte vers la départementalisation parce que ce sont moins les dates de 1841 – signature du traité de cession de Mayotte à la France – ou de 1843 – installation effective de la France à Mayotte – que la date de 1975 – déclaration unilatérale d’indépendance des Comores – qui fracture Mayotte en deux, la Mayotte pro-française d’un côté et pro-comorienne de l’autre, drame qui engendre des violences que l’on retrouve au cœur du texte et qui ont marqué l’enfant devenu écrivain12.
Dans ce cas précis, le concept de prophète, entendu comme une posture, permet une lecture du discours littéraire d’Abdou Salam Baco en prise avec le réel. Ses caractéristiques sont un discours de déploration du présent, et l’annonce de catastrophes futures, à un auditoire réticent. Ainsi la posture prophétique de l’un des deux pères des lettres francophones de Mayotte permet-elle de comprendre la situation de l’île aux parfums dont le tableau brossé sera analysé en détail, avant que soit envisagée la posture d’Abdou Salam Baco comme celle d’un écrivain qui se fait voix clamant dans le désert parce que, en dépit de la justesse de ses analyses, ses prédictions se révèleront, in fine, inexactes, en apparence à tout le moins. À l’analyse interne des textes et à celle, externe, de la posture, succédera une analyse de la réception négative d’Abdou Salam Baco, réaction qui l’oblige à modifier et infléchir sa posture.
Tableau réaliste et esthétique, mais aussi historique et problématique, de Mayotte selon Abdou Salam Baco dans Brûlante est ma terre (1991)
Brûlante est ma terre fonctionne notamment comme un tableau de Mayotte. Dans cette composition, trois dimensions peuvent attirer l’attention du lecteur. La première est le lieu ; les lettres francophones de Mayotte se présentent globalement comme une littérature régionaliste13 qui exalte la petite patrie qu’est Mayotte, raison pour laquelle la beauté de l’île est mise en valeur. La deuxième dimension est celle du temps parce que Brûlante est ma terre est un récit d’enfance et que l’histoire personnelle du personnage rejoint l’histoire globale de Mayotte à l’époque cruciale de l’indépendance des Comores. La troisième et dernière dimension est celle de la population, c’est-à-dire des hommes qui habitent Mayotte et des catégories dans lesquelles ils sont placés.
La lecture de Brûlante est ma terre révèle la beauté de l’île dont il est question : Mayotte. Cette beauté n’est pas celle, exotique, qui attire les Métropolitains, mais la beauté perçue par une personne native de l’île, un autochtone. Elle est peut-être accentuée par deux facteurs. Le premier d’entre eux est qu’il s’agit d’un roman autobiographique qui évoque l’enfance, raison pour laquelle les premiers spectacles, qui s’apparentent à des moissons suivies de fêtes, sont évoqués de façon positive :
C’est donc le début de la belle saison, la saison sèche. Comme la saison pluvieuse, cette dernière dure environ six mois : six mois de danse, six mois de fête, six mois de joie. Adieu pluies incessantes et impitoyables cyclones, vive le beau temps !14
Au début du texte, Mayotte apparaît donc comme un chronotope15 spécifique. Dans ce lieu, évoqué par le menu, le temps cyclique ne se compose pas de quatre, mais de deux saisons, l’une valorisée et l’autre dévalorisée. Le roman commence donc, à la manière d’une reverdie, au début de la belle saison dont l’auteur loue le temps lié à un bonheur exprimé par un rythme ternaire coïncidant avec une dilatation du cœur : « six mois de danse, six mois de fête, six mois de joie ». Ce bonheur est néanmoins tempéré par le fait que le garçonnet ne peut pas y participer, mais seulement y assister. L’idéalisation se poursuit néanmoins de la façon suivante :
Souvent, pour moissonner leurs champs, les cultivateurs avaient l’habitude de s’entraider. Mais au-delà de cette solidarité dont notre société était coutumière, ce que cherchaient les paysans, c’était avant tout la fête. Oui ! C’était leur façon à eux d’honorer l’avènement de la belle saison16.
Dans le texte francophone de Mayotte, « l’habitude de s’entraider » fonctionne comme une périphrase qui renvoie à un mot en langue vernaculaire : musada17. Dans ce passage, on peut toutefois se demander si l’écrivain pour qui Mayotte est une « miette d’Afrique »18 ne tend pas à verser dans certains stéréotypes réducteurs, ce qu’Élodie Malanda appelle le piège de la bonne intention19, du continent noir lié, en l’occurrence, aux mots « danse » et « fête ».
Le deuxième élément, dont l’importance est plus difficile à évaluer, faute de sources qui le confirmeraient, est l’état d’esprit dans lequel Abdou Salam Baco écrit son roman depuis la métropole. En tant qu’étudiant, c’est-à-dire jeune homme dans un lieu nouveau, on peut formuler l’hypothèse selon laquelle ce n’est pas de façon entièrement fortuite qu’il décrit une île – « ma terre » comme l’indique le titre – dont il a été déraciné, dont il est exilé et qui lui manque sans doute. Ainsi la « terre brûlante » de son premier roman s’oppose-t-elle implicitement au climat de la métropole où il étudie dans la précarité et dont il dit quelques mots au début d’un roman ultérieur : Coupeurs de têtes20.
Enfin, dans le deuxième volet du cycle romanesque d’Abdou Salam Baco, intitulé Dans un cri silencieux, la description de Mayotte renvoie au lieu commun du paradis, souvent employé à propos des îles. Le personnage masculin mahorais, nommé Bana, se confie alors à un personnage féminin métropolitain, nommé Rose :
— Salut Bana, qu’est-ce que tu fais là tout seul ?
— Ah ! salut, Rose ; j’essaie d’apprécier la beauté de mon île. Mais regarde ça, fit Bana, en ouvrant grand ses bras, ce n’est pas superbe ?
— … ?
— Dans un pays comme celui-ci, il ne devrait y avoir que des gens heureux21.
Il convient de faire, dans ce dialogue, la part entre ce que le contexte de marivaudage amoureux et l’idéalisme du personnage adolescent confèrent de convenu, voire de forcé, au discours, pour s’intéresser à une formule et à une réaction. En effet, l’énoncé « j’essaie d’apprécier la beauté de mon île » présente deux enjeux, à savoir la fixation du degré de beauté de l’île ainsi que la capacité à atteindre cette beauté, du point de vue mahorais. À l’inverse, l’aposiopèse qui coïncide avec la réplique de Rose se comprend comme une difficulté qui peut indiquer, de façon négative, son scepticisme, mais aussi, de façon positive, qu’elle a le souffle coupé.
Abdou Salam Baco atteste donc une configuration esthétique de Mayotte. Cette beauté de l’île est d’abord liée à son climat et à ses deux saisons, dont l’une est préférée à l’autre. Elle n’est pas dénuée d’utilité, car c’est la beauté d’une nature fertile travaillée par l’homme. On remarque ensuite une autre perception et une autre conception de la beauté de Mayotte. Elle est toujours liée au narrateur, mais ce dernier a grandi : il n’est plus un enfant, mais un adolescent ; il ne regarde plus les terres fertiles du sud de la Grande Terre, mais la mer depuis la Petite Terre. Ces changements d’âge et de lieu modifient sa conception de la beauté de Mayotte, ou le rendent sensible à d’autres dimensions de la beauté de son île. Ce spectacle esthétique n’est plus solitaire, mais partagé avec l’autre, incarné notamment par une jeune femme venue de métropole et pour laquelle il éprouve de l’inclination.
Le narrateur construit par Abdou Salam Baco au fil de ses romans a pour modèle le conteur africain. Brûlante est ma terre apparaît comme une succession linéaire de souvenirs romancés depuis la tendre enfance jusqu’à l’entrée au lycée. L’autobiographique de Brûlante est ma terre se prolonge dans le romanesque de Dans un cri silencieux, car Abdou devient Bana, et le deuxième roman commence au seuil du lycée. Dans son discours littéraire, dont la scène d’énonciation se présente comme une pure transparence, le reflet d’une réalité dont l’écrivain serait le simple scribe, Abdou Salam Baco se met lui-même en scène, dans cette volonté de transparence, en reconfigurant un lieu dont il exalte la beauté, reprenant à son compte ce qui peut apparaître, non pas seulement comme une vision authentique du lieu, mais comme la reprise risquée des clichés de la littérature exotique. La description de Mayotte nécessite donc à la fois de s’interroger sur le lieu vu, mais aussi sur la personne qui le regarde.
Le roman francophone, dont Jean-Marc Moura souligne qu’il a longtemps d’abord été reçu comme simplement ethnographique22, est à la fois un roman de la terre et de ceux qui l’habitent. Dans le cas présent, la description ethnographique va de pair avec une vision du monde. Mayotte est divisée en deux populations juxtaposées. Pour les nommer, Abdou Salam Baco recourt, non pas au français, mais à sa place, à sa langue maternelle. Il choisit alors deux mots : baco et wazungu. Ainsi la vision du monde d’Abdou Salam Baco a-t-elle d’abord quelque chose de binaire. Les êtres humains sont classés en deux catégories qui coïncident avec le même et l’autre. Le même, c’est le Mahorais, catégorie dans laquelle Abdou Salam Baco se reconnaît et dont l’appellation vernaculaire est également contenue dans son nom. L’autre, c’est le mzungu, c’est-à-dire le Métropolitain. Cette altérité se fonde sur l’origine et la couleur de la peau ; elle suscite une méfiance qui est sans doute liée au souvenir de la colonisation. De Brûlante est ma terre à Dans un cri silencieux, cette catégorisation et les rapports qu’elle implique sont progressivement remis en question et évoluent. Le découpage entre le même et l’autre varie et ce dernier n’est plus considéré comme d’une différence radicale qui rendrait impossible toute communication.
On peut recourir au dictionnaire de référence, publié par Sophie Blanchy en 1996, pour approcher ces deux mots cruciaux, que la méthode de l’analyse du discours appellerait termes pivots23, dans le texte francophone. En ce qui concerne baco, la définition en est la suivante : « homme, bonhomme, type ». Il s’agit d’un terme d’adresse qui sert à apostropher les gens de la façon suivante he, bako : « Eh toi, l’homme »24. En ce qui concerne m(u)zungu, singulier de wazungu, la définition en est la suivante : « Européen, Blanc (à Mayotte le plus souvent français) »25. La mise en perspective des deux termes se révèle intéressante. En effet, le mot bako ne renvoie pas explicitement à l’homme de Mayotte, mais à l’homme dans la langue de Mayotte. Il devient, sous la plume d’Abdou Salam Baco, synonyme du soi et du même, de l’ipséité. Corrélativement, le terme mzungu en vient à désigner l’autre, du point de vue géographique, puis en ce qui concerne la couleur de peau. L’association des deux termes est donc le fruit de la vision du monde d’Abdou Salam Baco et prête à de multiples effets de contraste entre ce qu’il reconnaît comme le même et ce qu’il distingue comme l’autre. Voici la façon dont cette opposition est configurée dans le texte, par exemple au moment du concours d’entrée en sixième :
Autour de moi tout le monde était concentré sur son travail. L’heure était aux épreuves de mathématiques. Deux hommes, un « m’zoungou » et un « baco », nous surveillaient. Le premier lisait tranquillement dans son coin, ne levant la tête que pour se moucher ou s’essuyer le front. Le second par contre naviguait dans la salle, le sourire toujours au bout des lèvres26.
Le narrateur oppose implicitement deux types de surveillants d’examen : inadaptation et indifférence du mzungu versus joie, dévouement et zèle du baco. La distinction entre les deux types est donc fortement axiologique. Elle n’est pas construite à partir des seules expressions présentes dans la citation, mais aussi dans un réflexe qui est celui du personnage et par rapport auquel le narrateur ne se met pas forcément à distance, à savoir une connivence entre les Mahorais qui exclut le Métropolitain, en raison de la catégorie à laquelle il appartient et dont les traits distinctifs, passés ici sous silence, sont l’origine et la couleur de peau. L’élève voit dans le Mahorais un adjuvant et dans le Métropolitain un juge redoutable.
Ce découpage binaire, lié à l’enfance et à des différences entendues avant d’être vues, car le mzungu n’est pas d’emblée un autre avec lequel le personnage est en contact, apparaît comme une reconfiguration simplificatrice de la réalité. En conséquence, elle ne tient pas à l’épreuve du réel, et le discours littéraire met en scène la manière dont l’expérience la dément. Avant la réévaluation de la catégorie de mzungu, c’est l’homogénéité de celle de bako qui est mise à mal par le contexte historique de l’indépendance de l’archipel des Comores. En effet, l’île se déchire entre ceux qui approuvent l’indépendance comorienne et ceux qui la refusent et la rejettent, et qui prévaudront :
« Sorodats » c’était le nom donné aux partisans du mouvement mahorais pour le maintien de Maoré au sein de la République française. Avec leurs slogans politiques tels « Défense des intérêts de Mayotte », ou encore « Nous voulons rester Français pour être libres », ces « Sorodats » étaient largement majoritaires dans l’île et, de fait, possédaient le monopole de la diriger comme ils l’entendaient. Profitant de leur influence et de l’anarchie qui régnait alors, ils torturaient leurs adversaires – je devrais dire leurs ennemis, et le mot n’est pas assez fort – sans que ces derniers pussent lever le petit doigt. Quant aux « Serrer-la-main », c’était de farouches opposants à la sécession de Maoré. Largement minoritaires, ces « Serrer-la-main » étaient constamment en danger de payer tribut à la nature ; pour sauvegarder leur vie, ils n’avaient d’autre échappatoire que de savoir rester la bouche close27.
L’un des souvenirs forts, voire traumatisants, de l’enfance d’Abdou Salam Baco, est celui de l’indépendance des Comores. Elle n’est pas vécue comme l’événement historique de la déclaration unilatérale du 6 juillet 1975, mais en amont, comme un contexte tendu dans lequel les Mahorais se scindent en deux groupes rivaux, des frères ennemis. Appartenant à une famille procomorienne, Abdou Salam Baco se souvient des brimades auxquelles il a assisté et des dangers qu’il a lui-même encourus. L’opposition entre sorodats – assimilation vernaculaire du mot « soldat » – et serrer-la-main, apparaît à Abdou Salam Baco comme une reconfiguration inattendue de la distinction entre mzungu et bako à l’intérieur de la catégorie de bako. En effet, les soldats sont les Mahorais qui collaborent avec les wazungu au point de confondre leurs intérêts ; Abdou Salam Baco stigmatise cette catégorie qu’il juge aliénée et dont il a subi les violences.
À nouveau, le discours littéraire de l’écrivain francophone de Mayotte se présente comme un simple reflet du réel, en l’occurrence des clivages au sein de la société mahoraise. Pourtant, en nommant et en décrivant les différentes catégories de la population de Mayotte, le discours littéraire d’Abdou ne vise pas seulement à reconduire ses divisions, mais à expliquer la première, entre baco et mzungu et à se départir de la seconde. À ses yeux, le premier clivage existe de façon indéniable, mais le second est une conséquence du premier et opère une scission indue au sein d’une catégorie homogène. Abdou Salam Baco plaide donc en faveur d’une réunification de la catégorie de Mahorais, mais sans doute implicitement, selon le prisme politique qui était le sien à l’époque. Ainsi la distinction de catégories au sein de ceux qui habitent l’île est-elle liée à une histoire qu’il convient de comprendre, et cette histoire est coloniale. Sa relecture, ou plutôt sa reconfiguration, aboutit également à amenuiser, voire à faire disparaître, la frontière avec le mzungu.
Brûlante est ma terre se déroule à Mayotte, île qui se présente comme un paradis devenu enfer. Pour comprendre cette situation problématique, Abdou Salam Baco indique que le nœud se resserre au niveau des hommes, mais que sa racine se trouve dans l’histoire. On indiquera qu’Abdou Salam Baco se fait romancier historique dans Coupeurs de têtes28, ouvrage dans lequel il raconte la manière dont le sultan d’origine malgache Adriantsouli cède Mayotte à la France. L’histoire revêt une importance capitale dans le discours littéraire d’Abdou Salam Baco dont elle est la matière, des origines précoloniales dont les contes gardent la trace – l’auteur en a édité sept volumes29 –, aux prémisses de l’histoire coloniale avec la France – Coupeurs de têtes – jusqu’au présent immédiat, en passant par une figure traitée comme le premier martyr de Mayotte : Bakari Koussou30. En outre, du point de vue de la posture, Abdou Salam Baco se présente comme docteur en histoire.
Dans Brûlante est ma terre, l’écriture du temps prend plusieurs formes, dont la moins surprenante n’est pas celle des premières lignes de son discours littéraire. En effet, au seuil de cet ouvrage, le lecteur découvre un prologue sans titre qui se présente comme un apologue sur la colonisation. Abdou Salam Baco, reprenant le style des contes de fées, décrit le phénomène historique sur le mode du loup dans la bergerie, ou plutôt du géant maléfique qui se réfugie dans un lieu idyllique jusqu’à son arrivée :
Car un beau jour, effectivement, un géant passait par là ; enchanté par les merveilles de ce paradis terrestre, mais aussi hanté par l’envie de compenser une perte qu’il venait d’essuyer dans sa lutte pour bâtir un empire, il décida de s’y installer. Depuis, ce paradis est devenu son royaume, écartant de son chemin, d’une façon machiavélique, tous ceux qui ont essayé de mettre fin à son règne : c’est l’étranger au paradis. Rares sont les anges qui ont résisté à ses assauts et nombreux sont ceux qui, en désespoir de cause, se sont résignés31.
Avant d’égrener l’histoire de sa vie comme une succession de souvenirs d’enfance, le narrateur propose un prologue en forme de conte de fées. Mayotte y est donc reconfigurée de façon merveilleuse comme une île perdue dans l’océan Indien, signalée seulement la nuit par une lumière au bout d’un wharf. Dans cette île vit, ignoré de tous, un peuple heureux ; mais c’est sans compter sur l’arrivée d’un personnage maléfique. Avant d’étudier la configuration réelle de Mayotte dans son autobiographie, Abdou Salam Baco résume la quintessence de sa vision du monde sous la forme symbolique d’un apologue. Ainsi les enjeux généraux sont-ils visibles dans leur globalité avant d’être ré-enracinés dans le réel : beauté de l’île, gentillesse de ses habitants et irruption du mal. Le conte de fées n’est pas ici envisagé comme une manière de fuir ou de simplifier la réalité historique, mais plutôt comme une manière de rendre acceptable un discours inaudible dans Mayotte française. En effet, comment raconter une enfance pro-comorienne alors que Mayotte a décidé de rester française, et s’est réunie autour de ce que Saïd Ahamadi appelle ji moja, c’est-à-dire la voix unique ?32 Le discours littéraire doit composer avec un contexte auquel, dans le cas présent, il s’oppose. Pour ce faire, Abdou Salam Baco choisit d’abord la stratégie indirecte de l’apologue, puis celle, plus directe, d’un témoignage, considéré néanmoins comme un mélange d’autobiographie et de roman, c’est-à-dire une fiction. Ainsi le discours littéraire se présente-t-il comme une voix discordante qui brise le tabou selon lequel il n’est pas possible de soutenir explicitement que, dans Mayotte française et postcoloniale, les Métropolitains sont les descendants des colons, poids du passé qui permet néanmoins de comprendre un présent sur lequel il pèse parce qu’il s’y poursuit sous de nouvelles formes33.
La Triple posture d’Abdou Salam Baco, écrivain, intellectuel & prophète : vox clamans in deserto
Le tableau de Mayotte brossé par Abdou Salam Baco dans son discours littéraire se présente comme transparent à la réalité, c’est-à-dire qu’il reproduirait la configuration de Mayotte, sans opérer de reconfiguration. Pour comprendre les enjeux de cette mise en scène qui apparaît dans les thèmes principaux de ses romans, il convient également d’analyser la posture de celui qui produit ce discours et qui, s’il se présente comme un simple narrateur dans ses textes, se manifeste de façon plus ambitieuse et plus affirmée sur la scène littéraire médiatique. Ainsi Abdou Salam Baco revendique-t-il le titre d’écrivain, qui rejoint ici celui d’intellectuel au sens où la matière de l’écrivain serait l’histoire et celle de l’intellectuel les idées. Ces deux postures coïncident avec une troisième et dernière qui est celle de prophète, conformément au stéréotype de la voix qui clame dans le désert, parce qu’Abdou Salam Baco, quelle que soit sa posture, indique qu’il n’est ni écouté ni entendu.
D’un point de vue politique, Mayotte présente un double aspect, française d’une part, comorienne de l’autre. En effet, l’île est administrée par la France au nom du droit des peuples à l’auto-détermination, mais elle est réclamée, de longue date, par l’État comorien qui souhaite achever la décolonisation de l’archipel, conformément au droit de l’intangibilité des frontières issues de la colonisation. Autrement dit, dans la configuration française de Mayotte qui prévaut, la (re)configuration, que propose l’écrivain francophone de Mayotte se trouve inaudible, voire inacceptable, raison pour laquelle l’auteur n’est d’abord pas écouté, à la façon d’un prophète, puis attaqué. Abdou Salam Baco se présente, dans les entretiens qu’il accorde à plusieurs interlocuteurs, comme un écrivain sans lecteur. On peut en prendre pour exemple l’entretien qui suit l’une de ses nouvelles intitulée La Mission civilisatrice34. À la question posée par l’éditeur de la façon suivante, « Quelle influence peut avoir la littérature dans une région comme la vôtre ? Est-ce qu’on peut parler d’une littérature engagée ? »35, Abdou Salam Baco répond :
Pour le cas de Mayotte, je ne suis pas sûr que la littérature puisse avoir une quelconque influence sur les gens. Parce que Mayotte étant une société à traditions orales, la chose écrite est un phénomène nouveau qui prendra du temps avant de s’imposer comme canal de transmission des messages. Quand on a dit cela, on comprend alors aisément pourquoi les Mahorais n’aiment pas trop lire, et préfèrent danser et écouter : écouter les anciens raconter des contes et légendes autour d’un feu ; écouter la musique : écouter les informations à la radio et regarder le journal à la télévision36.
Dans sa réponse, Abdou Salam Baco indique principalement les raisons formelles et médiatiques pour lesquelles il n’est pas audible. Ce faisant, il laisse de côté un facteur décisif : la langue française. En effet, l’ancienne langue coloniale, enseignée seulement depuis les années 1990 de façon obligatoire à l’école, est encore faiblement utilisée et maîtrisée, à l’oral comme à l’écrit, à Mayotte37. Ainsi l’absence de lecture d’Abdou Salam Baco n’a-t-elle pas seulement un lien avec le medium livresque qu’il choisit, mais avec les valeurs liées à la langue dans laquelle il écrit. En effet, le français n’est pas encore maîtrisé par un vaste lectorat à Mayotte. Et cette absence de maîtrise de la langue est également significative d’enjeux politiques. Elle se comprend alors comme un refus de la langue de pouvoir héritée de la colonisation. Dès lors, la situation d’énonciation complexe d’Abdou Salam Baco, voleur de la langue38 coloniale qu’est le français et que l’ancien colonisé retourne contre l’ancien colon, échappe au lectorat visé.
À Mayotte, l’écrivain sans lecteur se présente, lorsqu’il est l’auteur de plusieurs ouvrages et qu’il existe dans la presse, comme un maître à penser, c’est-à-dire un intellectuel. En plus des livres qu’ils écrivent, Nassur Attoumani comme Abdou Salam Baco bénéficient d’un éclairage médiatique qui leur permet de prendre la parole dans les media, notamment dans des tribunes journalistiques. Ainsi l’image qu’Abdou Salam Baco se fait de lui-même dépasse-t-elle celle d’un simple faiseur de livres :
Ce qui m’intéresse moi, en tant qu’auteur, c’est non pas amuser la galerie, mais tirer la sonnette d’alarme quand quelque chose ne va pas dans la société. Alors, est-ce que le rôle d’écrivain est d’être un éveilleur de conscience ? Je crois que c’est là un bien grand mot. Je dirais plutôt un « empêcheur de tourner en rond » quand l’injustice se fait flagrante. C’est comme ça en tout cas que je conçois le rôle d’écrivain dans une société comme la nôtre, c’est-à-dire dans une société où, quand on a un semblant de pouvoir, on a tendance à en abuser. Nous, nous sommes là pour dire les choses, des choses qui ne sont pas forcément agréables à entendre, même si cela doit nous attirer des ennuis, beaucoup d’ennuis39.
Dans la lignée sartrienne qui exige de la littérature, à l’exception de la poésie, de s’engager40, l’éditeur propose à Abdou Salam Baco la figure de l’éveilleur de conscience, ancêtre de l’actuel lanceur d’alerte. L’auteur acquiesce, écartant ainsi le spectre de l’écrivain parnassien à la littérature inutile. Toutefois, par modestie, il préfère, à la prestigieuse figure de l’éveilleur de conscience, celle, plus familière, de l’empêcheur de tourner en rond. Pourtant, dans Brûlante est ma terre, la relation entre Soufou et Abdou suit le schéma du maître et du disciple ; et Soufou est, pour Abdou, un véritable mentor qui lui permet de prendre conscience du réel, éveil qu’il tente ensuite de transmettre au lecteur en racontant son histoire. En effet, Soufou apparaît comme le premier militant pro-comorien rencontré par l’enfant. En conséquence, sa réputation est celle d’un personnage sulfureux qui s’oppose aux intérêts « véritables » de Mayotte qui coïncideraient avec ceux de la France. Dans le livre, ce personnage partage sa vision du monde avec le garçon en stigmatisant notamment la mainmise métropolitaine sur le pouvoir, dont le concours obligatoire à l’entrée en sixième serait une émanation, ainsi que la façon dont le Mahorais se retrouve, à Mayotte, cantonné au rang de subalterne41. Soufou est lui-même homme de ménage et travaille pour un couple de Métropolitains. Indépendamment de la valeur de l’interprétation de certains faits par le personnage de Soufou, il éveille la conscience d’Abdou aux rapports de force qui régissent le monde, ainsi qu’à l’existence d’injustices et d’inégalités.
Étant données les réactions à la vision du monde qu’il propose, alors qu’il s’était d’abord voulu personnage, narrateur et auteur de son premier texte, Abdou Salam Baco décide de ne plus se mettre en livre directement, mais à travers des personnages romanesques. L’une des difficultés qu’il affronte est liée au fait que l’envie de transmettre ne coïncide pas avec la volonté d’apprendre ou de recevoir. C’est la raison pour laquelle l’analyse la plus exacte de la scène d’énonciation42 du discours littéraire d’Abdou Salam Baco n’est ni celle d’un écrivain sans lecteurs, ni celle d’un intellectuel sans public, mais celle d’un prophète qui n’est ni écouté, ni suivi, ni cru par la foule qu’il harangue.
En effet, dans Brûlante est ma terre, il est question de la naissance d’un être à part dont le rôle prophétique sera de révéler une vérité difficilement audible ; et cet enfant, c’est peut-être l’auteur lui‑même :
De plus, là-bas, dans les entrailles de la brousse, dans la profondeur des ténèbres a vu le jour un ingénu à l’amour duquel tous les anges peuvent désormais prétendre ; sa seule mission est de précipiter la mort de ce règne machiavélique, et faire disparaître à tout jamais du paradis toutes les reliques sacrées de ce passé malheureux. O Dieu ! toi qui as créé et qui n’as pas été procréé, toi qui sais maîtriser les forces du mal, guide ce bienfaiteur dans son rêve et aide-le à le réaliser ; accorde ta miséricorde à ceux qui, depuis la nuit des temps, ont toujours vécu dans la perfidie, la spoliation, l’injustice !43
Alors que Brûlante est ma terre apparaît comme un récit d’enfance globalement profane, l’enjeu religieux est présent, de façon liminaire, lorsque, à la fin du prologue, le personnage principal à venir est présenté comme chargé d’une mission surnaturelle importante. On comprend que le conte de fées initial n’est pas détaché de l’autobiographie romancée à suivre mais la prolonge sous une autre forme. Abdou Salam Baco est, dans le style de l’éloquence prophétique, précédé par Mohamed Toihiri qui, en publiant en 1985, un roman intitulé La République des Imberbes44, inaugure, également dans un prologue, la production littéraire francophone moderne dans cette partie de l’océan Indien. Dans la citation qui précède, les éléments de l’éloquence prophétique sont, du point de vue de la forme, la déploration du présent et l’invocation divine et, du point de vue du fond, l’annonce de la venue d’un prophète. À notre connaissance, seul un autre écrivain francophone de Mayotte explore cette voie mystique : Allaoui Askandari45. Comme le prophète en effet, Abdou Salam Baco dévoile une vérité qui n’est pas crue. Reste à déterminer ce qui est premier, à savoir : est-ce parce que le discours est véritablement prophétique qu’il n’est pas entendu, ou parce qu’il n’est pas entendu qu’il se déclare prophétique ? En effet, ce que l’ouvrage réalise, c’est l’émergence d’une voix dont le but est de mettre fin à la colonisation et le raisonnement implicite que l’on peut supposer est que toute présence française à Mayotte est perçue comme coloniale. L’ouvrage vise à faire prendre conscience de cette thèse pour inciter à l’action, mais elle n’en réalise pas le programme dans le livre qui reste le témoignage d’un enfant sur le monde dans lequel il a grandi.
Derniers enjeux rhétoriques : Nul n’est prophète en son pays ?
En prophétisant avec véhémence que Mayotte ne serait pas départementalisée, Abdou Salam Baco adopte une figure prophétique négative que l’on assimile souvent, depuis la guerre de Troie, à Cassandre. Nous terminerons donc notre raisonnement en nous interrogeant, non plus seulement à partir de l’analyse interne du texte et de l’analyse externe de la posture, mais également à partir de la réception du texte, sur les conditions de possibilité et de véracité de la prophétie d’Abdou Salam Baco au fondement de son discours littéraire. Pour ce faire, nous montrerons qu’Abdou Salam Baco a été perçu par une partie de son lectorat comme un prophète de malheur que l’on peut rapprocher de la figure de Cassandre. Il sera enfin intéressant de nuancer l’appréciation négative de la dimension prophétique du discours littéraire d’Abdou Salam Baco. En écrivant que Mayotte ne serait jamais départementalisée, Abdou Salam Baco a cru pouvoir anticiper l’avenir de l’île, à partir de sa configuration, mais il a reconfiguré une Mayotte contre-factuelle.
Le discours littéraire d’Abdou Salam Baco a été reçu de façon négative, ce qui a contribué à faire de l’écrivain francophone de Mayotte un avatar de Cassandre. Cette réception négative n’est pas seulement liée au tableau de l’île aux parfums, évoquée de façon abstraite comme oscillant entre paradis et enfer pour les hommes qui y habitent, mais davantage au système de valeurs qui consiste à distinguer, voire à opposer, wazungu et bako, et à insister sur le poids du passé colonial. En effet, cette prise de conscience est la fonction qu’Abdou Salam Baco assigne à l’écrivain. En conséquence, l’aveuglement volontaire consiste moins à ignorer Mayotte qu’à vouloir voir une Mayotte française, c’est-à-dire non plus seulement une Mayotte administrée par la France, mais une Mayotte qui se confondrait avec la France46.
C’est dans un recueil de textes brefs qu’Abdou Salam Baco compose avec sa femme, et qu’ils intitulent La Belle du jour, que sont révélés les miroirs aux alouettes des Mahorais. Ainsi ne s’agit-il plus seulement des femmes, mais aussi et surtout, à mi-chemin, symboliquement, entre Mayotte et la France, de La Réunion. Dans une nouvelle ironiquement intitulée « Et Saint-Denis m’accueillera », on trouve le passage qui indique le fantasme mahorais sur La Réunion :
Cette année-là, toute une flopée de Maorais avait débarqué à La Réunion. Un record. C’était le début de l’époque où la grande sœur, avec ses charmes imaginaires ou réels, exerçait sur les Maorais une attirance aussi dangereuse et illusoire que le chant des sirènes.
D’honorables gens abandonnaient travail, famille, conjoint, pour se rendre à La Réunion, ce joyau de l’océan Indien qui ne pouvait qu’offrir ce qu’il y a de meilleur dans le monde. C’était véritablement « voir La Réunion et mourir ». C’est que ceux qui y étaient avant eux, quand bien même ils auraient été brûlés comme des mouches sur une lampe par la vie qu’ils y menaient, rentraient au bercail gonflés de vanité. Ils inventaient des fables à la louange du comportement amène des Réunionnais, qui les traitaient pourtant, avec un peu de mépris de « band’comoriens »47.
La polyphonie du texte consiste à superposer la croyance naïve des candidats mahorais à l’émigration réunionnaise et la lucidité du narrateur qui connaît l’état des lieux. Les « charmes » de l’île, d’abord prudemment exprimés de façon ambiguë comme « imaginaires ou réels », sont ensuite révélés pour ce qu’ils sont : des mystifications. La Réunion n’est pas la panacée pour les Mahorais, mais un endroit où ils sont brimés et insultés. La qualité littéraire et la volonté de démystification compensent ce que la vision inversée de La Réunion peut avoir de réductrice.
Reprenons les éléments du tableau de Mayotte brossé par Abdou Salam Baco. On y trouve une nostalgie de paradis perdus comme la Mayotte de l’enfance et la Mayotte précoloniale, mais ce sont largement des Mayottes illusoires inventées par l’écriture et éloignées du réel dont elles se proposent comme l’échappatoire artificielle. De même, la bipartition de la population entre baco et wazungu est le fruit d’une construction. Les deux catégories générales convoquées par Abdou Salam Baco dans Brûlante est ma terre sont retravaillées dans la suite du cycle romanesque dans une double direction. Le fondement pigmentaire de l’opposition est révélé, car il s’agit d’une distinction fondée sur la couleur de la peau, Noir d’une part, Blanc de l’autre. Mais cette opposition est battue en brèche dans un roman d’amour qui peut se comprendre dans la perspective de ce qu’Élodie Malanda appelle le « roman de la rencontre »48. C’est précisément la rencontre d’une altérité féminine qui, introduisant la force du désir dans les relations humaines, invite à remettre en question certaines barrières :
Il n’était pas le premier à vouloir enquiquiner Bana à propos de sa relation avec cette Rose trop gentille avec les « baco » pour être une vraie « m’zoungou ». Par la suite, Bana eut à faire face à diverses questions idiotes du genre :
« Dis-nous, Bana, il paraît que tu ne parles que de la pluie et du beau temps avec ce corbeau blanc ? »49
À plus forte raison, la différence de pigmentation ne fait bientôt plus partie de l’équation et la question des rapports humains peut alors aboutir à l’ouverture à l’autre :
Tu sais, au fond, tu n’es « m’zoungou » que par ton aspect extérieur ; vraiment ton âme est africaine. […] De tous les « wazoungou » que j’ai pu croiser un peu partout dans l’île, continua Bana, aucun n’a le même caractère que toi, et Dieu sait si j’en ai croisé depuis ma tendre enfance… Tu es si douce, si simple, si modeste, sympathique et surtout, comment dirais-je ?… sociable ; oui, tu parles avec tout le monde, tu cherches à être en bons termes avec ton entourage, tu essaies de comprendre les gens qui t’entourent, sans toutefois avoir de comportement paternaliste vexant, vexateur et vexatoire qui caractérise les « wazoungou » d’ici50.
Le narrateur explicite ici sa vision du monde. Il a reçu et accepté une catégorie humaine négative appelée mzungu dont il détaille les défauts. La réalité confirme pendant longtemps cette vision stéréotypée héritée des rapports de force de l’époque coloniale. Mais c’est alors que la rencontre avec Rose oblige à une remise en question de cette catégorie. On voit néanmoins que le narrateur peine à abandonner sa vision : il préfère déclarer que la catégorie comporte une exception. En revanche, la véritable catégorisation qui fait sens dans le roman est celle entre soldats et « serrer-la-main » par la violence qu’elle a engendrée et qu’elle continue à engendrer aujourd’hui, de façon visible ou invisible. Cette partition de la population de Mayotte a incité Abdou Salam Baco à modifier sa posture face à Mayotte française :
C’est vrai qu’il fallait être un peu fou (ou du moins inconscient) pour faire ce choix à une époque où brillaient plutôt « les soleils des indépendances », partout dans les pays sous le joug colonial ; mais au vu de ce que l’on a fait de ces libertés retrouvées, aujourd’hui on ne peut pas dire que nos anciens avaient tort. Regardons autour de nous, quel exemple d’émancipation peut nous donner envie de revenir trente-sept ans en arrière ? Aucun. Alors je dis que nos anciens étaient de sacrés visionnaires, et je suis bien obligé d’approuver leur choix aujourd’hui et de le considérer comme un moindre mal51.
L’écrivain francophone de Mayotte tente ici d’expliquer, voire de justifier sa conversion, malgré qu’il en ait, de Mayotte comorienne à Mayotte française. C’est la raison pour laquelle cohabitent, dans la citation, plusieurs langages. On y trouve d’abord l’étonnement de celui qui a vu Mayotte échapper au souffle de la décolonisation. La violence symbolique52 faite à Abdou Salam Baco, dont le premier roman est teinté par sa sensibilité pro-comorienne, l’incite à employer la modalité déontique indiquant une obligation. Cette dernière, présentée comme le choix, parfois appelé à Mayotte « le choix de refus »53 et ici nommé choix de la raison, ne l’est peut-être pas entièrement. En effet, la citation se termine sur une expression qui est l’équivalent de ce choix : « un moindre mal ». Abdou Salam Baco emploie en outre une double négation pour signifier, dans le cadre traditionnel de Mayotte, la raison des ancêtres : « on ne peut pas dire que nos anciens avaient tort ». On indiquera enfin le champ lexical de la folie, présent, expressis verbis, au début du passage dans le terme « fou », puis, de façon plus discrète, comme l’une des acceptions du terme « visionnaires ». Le mot « indépendance », enfin, est accolé, grâce au titre de Kourouma, au mot « soleil », tandis que l’adjectif « colonial » sert à qualifier le mot « joug ». Ce n’est plus Mayotte qui est ici reconfigurée mais c’est l’auteur lui-même qui est obligé de reconfigurer sa pensée et sa posture en fonction de la trajectoire historique de Mayotte.
Dans le cas présent, on trouve donc un exemple d’écrivain dont la littérature ne change pas le monde, mais que le monde force à changer de nom :
En fait, ma naissance a été enregistrée quand j’avais environ six ou sept ans. Comme à l’époque les chefs de canton faisaient ce qu’ils pouvaient pour remplir au mieux leur mission, ils ont peut-être jugé que mon nom était trop long et qu’il fallait l’abréger. C’est pourquoi ils n’ont gardé que le BACO de mon nom en négligeant la suite, c’est-à-dire MAMBO. Car voyez-vous, mon père s’appelait BACO MAMBO Attoumani ; j’aurais donc dû être enregistré non pas comme BACO Abdou Salami mais BACO MAMBO Abdou Salami. J’ai donc décidé aujourd’hui de récupérer tout simplement mon nom complet et en faire mon nom d’auteur54.
Derrière la volonté de récupérer son nom complet et d’en faire son nom de plume, on peut également voir, au su des données précédentes, une volonté de faire peau neuve en tant qu’écrivain après la polémique. En effet, la posture d’Abdou Salam Baco, sa façon d’être écrivain, s’est révélée contre-productive puisqu’elle ne mettait pas en valeur, mais au contraire empiétait sur son territoire, conformément à la théorie de Goffman55. Ses écrits parus, Abdou Salam Baco n’a plus d’autre choix que de modifier l’image que l’on se fait de lui.
La départementalisation française de Mayotte est d’abord perçue par Abdou Salam Baco comme un leurre, avant qu’il ne s’y rallie. Pour comprendre ce revirement qui modifie profondément, en apparence à tout le moins, sa posture, on peut revenir sur la réception de Brûlante est ma terre, qui fut particulièrement polémique. Un témoin de l’époque, libraire à Mayotte, Isabelle Mohamed, se la remémore de la façon suivante :
Abdou Salam Baco, jeune auteur révolté ou croyant l’être, provoque chez le public un sentiment très partagé voire singulièrement hostile. Lors de la parution de Brûlante est ma terre, qui retrace le vécu d’un jeune garçon et pose la question des relations entre les mahorais (sic) et les « blancs » dans les années 1970, les lecteurs qui font l’opinion du moment, entendons les « wazungu », se sentent attaqués et refusent de prendre la mesure de ce qui est un témoignage nécessaire et une parole obligée dans un espace comme celui de Mayotte. L’écriture peu travaillée et rarement surprenante ou évocatrice ne permet pas de dépasser le sentiment déclenché par des propos provocateurs mais pourtant bien souvent justifiés. Ce défaut de « style », doublé d’une volonté de tout dire, entachera presque définitivement l’écriture d’Abdou Salam Baco au point que Dans un cri silencieux, son second roman, davantage travaillé pourtant, passera un peu inaperçu56.
Dans cette citation critique, à la fois de la posture et du style de l’auteur, c’est moins l’enjeu littéraire que politique qui nous intéresse, sachant que les deux ne peuvent être séparés au moment de l’émergence, dans un lieu exigu57, d’une littérature mineure58. En effet, les trois critères liés au concept de littérature mineure sont : l’emploi d’une langue majeure, le lien avec le politique et la valeur collective. Abdou Salam Baco écrit Brûlante est ma terre dans la langue véhiculaire de l’ancien colon ; son livre est notamment reçu comme un brûlot contre la France ; l’ouvrage ne fédère pas les Mahorais derrière Abdou Salam Baco, mais les wazungu contre lui. En effet, la réception négative dont il est question est celle du lectorat de l’écrivain francophone de Mayotte, un lectorat composé de Métropolitains qui ne goûtent pas le miroir qui leur est tendu. L’auteur de la citation met en valeur le cœur polémique du roman, à savoir le rapport entre Mahorais et Métropolitains au moment du choix de Mayotte de refuser l’indépendance comorienne. Alors même que l’idéologie de l’auteur de la citation et de l’écrivain dont elle parle coïncident, Isabelle Mohamed indique la rébellion comme une posture calculée et critique le style de l’auteur, à tout le moins pour cet ouvrage et non pour le suivant. Comme elle l’indique, la réception de Brûlante est ma terre a pu être « singulièrement hostile ». Voici comment l’auteur se la remémore :
Les gens qui me dépeignent comme étant un auteur antifrançais ne me connaissent pas ; ils restent dans leur coin, après avoir digéré difficilement Brûlante est ma terre, et ils fantasment sur le personnage de BACO. Ce n’est pas si grave, et d’ailleurs cela ne me touche guère.
Mais vous l’aurez remarqué sans doute, ce sont surtout des Français (ou des Métropolitains peu importe) qui me dépeignent ainsi. Alors, la question que je me pose est celle-ci : ces gens-là ne se sentiraient-ils pas coupables de quelque chose pour faire autant d’histoires pour si peu de choses ? Là encore, on tombe dans le non-dit. Il faut tout voir, tout subir, tout supporter, avaler des tonnes de couleuvres, mais ne rien dire. Et quand vous avez le culot de dire les choses, on s’empresse de vous coller une étiquette de grand méchant loup59.
Abdou Salam Baco indique ici que, selon lui, la raison de sa réception négative est l’opposition à la France, opposition qui s’atténue et qu’il corrige au fil de sa trajectoire littéraire. Mais dans cette citation, la défense apparaît davantage comme un cercle vicieux qui prend notamment la forme d’une question oratoire, tant la réponse positive est évidente pour celui qui la pose : « ces gens-là ne se sentiraient-ils pas coupables de quelque chose pour faire autant d’histoires pour si peu de choses ? ». Au lieu que chacun reste sur son quant à soi, il convient de lire plus en détail le roman pour comprendre que le nœud du texte, qui est plus complexe que la position attribuée à l’auteur, est d’indiquer que le rapport entre la France et Mayotte n’est pas harmonieux, en raison notamment du poids du passé colonial et du comportement global des wazungu actuels. Pour trouver une solution au problème, il convient alors de ne pas voir dans Abdou Salam Baco un opposant à la France, mais d’analyser la manière dont son discours littéraire invite à déployer le problème en situant la France départementaliste du côté de la France, non pas (néo-)coloniale, mais postcoloniale, et le mzungu, au sens du ressortissant métropolitain qui habite Mayotte, non pas du côté du colon, mais de celui du Français, à égalité avec le Mahorais.
En conclusion, nous avons commencé par détailler le tableau de Mayotte brossé par Abdou Salam Baco, dans son discours littéraire, à partir de Brûlante est ma terre. L’île y est peinte comme un paradis dans lequel vit néanmoins une population clivée en raison du poids de l’histoire. Ce miroir de Mayotte – que chacun jugera déformant ou non – a invité à étudier ensuite, non plus l’articulation entre texte et contexte, mais celle entre l’auteur de ces propos, c’est-à-dire l’écrivain, et l’agent, ou l’homme Abdou Salam Baco. Sa posture est alors susceptible d’être interprétée comme celle d’un écrivain, mais aussi celle d’un intellectuel, voire d’un prophète. Enfin, cette posture est intéressante parce qu’elle est instable et évolue étant donné qu’entre le roman et son auteur se trouve une réception qui, par son caractère négatif, a terni sa posture, le forçant à la modifier. Le discours littéraire d’Abdou Salam Baco se présente donc comme le simple miroir de la configuration réelle de Mayotte, masquant, voire niant, le travail de reconfiguration en fonction des thèmes sélectionnés et de la vision du monde de l’écrivain. Pour autant, d’un point de vue littéraire, Abdou Salam Baco ne se considère pas comme le simple secrétaire de Mayotte, mais comme un écrivain et un intellectuel. Se fondant sur le passé et le présent, il adopte une posture prophétique pour prédire un avenir dans lequel Mayotte ne sera pas départementalisée. Le discours émis depuis cette posture est démenti par l’histoire contemporaine et immédiate de Mayotte. Pour autant, la reconfiguration littéraire de Mayotte par Abdou Salam Baco n’est pas sans intérêt, notamment parce qu’elle permet de mettre en avant des enjeux latents qui sont liés à la violence verbale. En rappelant un passé dont le poids pèse sur le présent Abdou Salam manifeste que les lettres de Mayotte ne sont pas seulement émergentes et francophones, mais aussi postcoloniales, ou à tout le moins tentent de l’être.