DOI : 10.26171/carnets-oi_0602
Introduction
Des éléments structuraux sont présents dans les combats de coqs : les paris, les entraînements, les races des coqs, l’implication des coqueleurs. Cependant, qu’y a-t-il de particulier dans les combats de coqs au sein des différentes sociétés ? L’anthropologue Clifford Geertz a analysé les significations des combats de coqs à Bali apportant un éclairage sur les enjeux de ces affrontements. Selon lui, il en va de même pour les combats de coqs que pour la société balinaise : le prestige en est la principale force1. Bien qu’il ait souligné les grandes lignes de compréhension des combats de coqs, il n’en demeure pas moins que leur spécificité reste fortement liée au cadre socioculturel dans lequel ils se déroulent et leur sens en est modifié en conséquence.
En plein cœur de l’océan Indien, l’île de La Réunion2 est un des multiples lieux au monde où se déroulent des combats de coqs (batay kok). Bien que l’accès aux gallodromes puisse se faire facilement car ces endroits sont ouverts, il passe souvent par les contacts avec les coqueleurs ou leurs amis. Ce fut mon cas : grâce à un ami, j’ai eu accès à cet univers. « Je vais te montrer La Réunion profonde », m’a-t-il dit. Il m’a emmenée dans des lieux situés à la périphérie des villes, et m’a fait découvrir un gallodrome : un « rond de coqs »3 situé au Tampon4 chez Thierry5. Par son intermédiaire, ces hommes qui se nomment amateurs de coqs, m’ont facilement acceptée. Par la suite, d’autres amateurs m’ont conduite à un autre rond de coqs : celui du Petit Tampon chez Mario6. Dans ces deux gallodromes, le public était composé d’hommes appartenant à différentes tranches d’âges et pratiquant principalement des métiers dans les domaines agricole et urbain moyennement qualifiés (petits agriculteurs, petits éleveurs de cabris, chauffeurs de taxi, garçons bouchers, éducateurs sociaux).
La plupart des amateurs de coqs s’auto-définissent comme Créoles et maintiennent des appellations anciennes héritées de la polarisation entre les colons, déclinés en Gros Blancs esclavagistes propriétaires de grands domaines et Petits Blancs détenteurs de petites exploitations7, et les esclaves issus de différentes origines notamment de l’Afrique occidentale et orientale, l’Inde, les îles comme Madagascar, Anjouan…8 Selon Andoche et al.9, le recensement des afflux migratoires par l’administration a créé des catégorisations de population : « De 1881 à 1936, des catégories renvoient davantage à l’origine, réelle ou supposée, des individus : Indiens, Malgaches, Cafres, Chinois et Arabes »10. La diversité culturelle de La Réunion a un caractère dynamique, puisque les interactions entre les différents groupes sont importantes : la langue créole constitue le véhicule emblématique cristallisant et reliant cette diversité. Cependant, l’inégalité sociale instaurée pendant l’esclavagisme s’avère difficile à dépasser et, d’un point de vue sociologique, rend invisibles ceux qui la subissent malgré la départementalisation française de La Réunion en 1946. L’arrivée du développement économique a créé des emplois qualifiés en concomitance avec d’autres plus précaires tels que ceux d’intérim ou de temps partiel11. La modernisation de La Réunion impacte l’ensemble de la société en provoquant des résultats fâcheux comme le chômage et la pauvreté12. De nos jours, autant le chômage que la pauvreté sont des problématiques majeures de l’île. Selon les statistiques de l’INSEE13, en 2018 le taux de chômage s’établit à 24 %. Le taux de la pauvreté en 2017 est de 38,3 %, celle-ci affectant notamment les ruraux.
Après avoir assisté à plusieurs affrontements, diverses questions ont très vite émergé et motivé ma recherche : comment les réputations des coqueleurs et des parieurs se construisent-elles lors d’un combat de coqs ? Quelles sont les particularités de ces réputations ? Mon objectif est l’analyse des paris où le mouvement de convergence et de divergence entre les parieurs s’esquisse à partir des informations sur la qualité des coqs et des amateurs de coqs. Parier, du latin pario, rendre égal, mettrait sur un pied d’égalité les parieurs et les choses à parier. Seule l’issue du pari trancherait cette égalité. Celui qui gagne emporte la mise et la réputation avec. En mobilisant des informations sur les adversaires du combat, le parieur augmente ses possibilités de gagner. Mais ce calcul ne garantit pas la réussite et parier reste un acte incertain car rien n’est assuré avant l’affrontement. Le parieur se lance alors dans le pari en faisant confiance à son raisonnement, à son intuition et à sa chance. De ce fait, les termes de réputation et de confiance constituent deux concepts pertinents pour aborder l’analyse des combats de coqs. Ma recherche se centre sur l’époque actuelle. Évoquer avec concision l’histoire de cette activité sur l’île s’avère difficile du fait du manque d’études historiques approfondies. Il est clair que l’implantation des combats de coqs14 sur l’île s’est faite avec l’immigration des hommes provenant des pays où la passion pour le combat des volailles existait déjà. C’est ainsi que l’hypothèse que les Malgaches15 aient amené les combats de coqs sur La Réunion reste plausible16.
La réputation – du latin reputatio, réflexion, examen, considération – est au cœur des interactions car « toute interaction sociale comporte une dimension d’évaluation, de jugement »17. Lors d’un combat de coqs, les deux amateurs s’évaluent mutuellement puisque les partenaires d’une interaction « exercent une influence réciproque sur leurs actions respectives »18. L’un et l’autre jugent leurs actions par rapport à un corpus de valeurs et de normes. La réputation traverse ainsi le groupe de coqueleurs dans son ensemble. La définition du sociologue Pierre-Marie Chauvin19 concernant la réputation semble appropriée à mon analyse : « La réputation est une représentation sociale partagée, provisoire et localisée, associée à un nom et issue d’évaluations sociales plus ou moins puissantes et formalisées ». Les caractéristiques « localisées » et « provisoires » remarquent l’aspect changeant et relatif de la réputation. Une entité objet de réputation – en l’occurrence le combat de coq – peut passer d’une bonne à une mauvaise dans la mesure où les conditions changent. En outre, le caractère transférable de la réputation20 est bien présent dans les combats de coqs : les héritiers d’une telle pratique bénéficient du parcours de leurs ascendants. La quête pour la réputation se passe dans des lieux sociaux considérés comme « arènes ». Pour Pascal Ragouet, l’arène « … renvoie à un espace au sein duquel se nouent des relations d’échange, de coopération et de compétition pour l’obtention de trophées. Dans son acception commune, le terme renvoie à un espace de combat et de “lutte pour la vie” »21.
Pour compléter ma boîte à outils conceptuelle, je tiendrai compte du concept d’invisibilité sociale travaillé par Olivier Voirol22 ; ce terme est à mon sens approprié à ma recherche dans la mesure où il exprimerait l’absence de réputation. Pour Voirol, l’invisibilité opère sur les interactions immédiates et les interactions collectives. Parmi les différentes modalités de l’invisibilité se trouvent les travaux peu reconnus socialement comme le travail domestique ou les tâches ouvrières, le statut social et l’invisibilité de l’être qui comprend la dévalorisation de soi par les traits physiques, le genre, les pratiques culturelles23. Le vécu de l’invisibilité sociale amène l’individu à entamer une « lutte pour la visibilité ». Des stratégies, des actes, des procédés sont développés de manière individuelle ou collective pour aboutir à une visibilité.
Différente de la réputation dont la nature est concrète, la confiance serait plus insaisissable. D’après Georg Simmel, la confiance « … fonde l’action pratique » et elle est aussi « un état intermédiaire entre le savoir et le non-savoir sur autrui »24. La confiance est ainsi possible dans une relation en fonction des connaissances et méconnaissances qu’un individu a d’un autre. Ainsi, comme le dit Louis Quéré, le fait de se fier à un autre est « … une attitude générale d’adhésion, proche de ce que la phénoménologie appelle la foi dans le monde : une sorte d’adhésion première tacite… »25. Pour Hardi, la confiance implique l’intérêt d’un individu A s’encapsulant dans l’intérêt d’un individu B pour aboutir à quelque chose26.
À partir de la richesse que ces deux termes clés apportent à la problématique, j’ai orienté mon analyse autour de la tension entre invisibilité et réputation sociales, tension qui est pour moi la spécificité des combats de coqs réunionnais. Pour ce faire, j’ai suivi la méthode ethnographique de l’observation participante, conduit des entretiens avec des coqueleurs de la commune du Tampon ainsi qu’avec des membres des familles des propriétaires des gallodromes, et réalisé des films d’affrontements de coqs. J’ai pu observer treize combats à Trois Mares et neuf au Petit Tampon, tous ayant eu lieu en 2011 et 2012. Cet article est développé en trois parties. Dans la première, je montre l’importance des coqs pour les amateurs à partir de quelques éléments descriptifs de cette relation. Dans la deuxième, les enjeux sociaux des paris sont l’objet d’une réflexion anthropologique que j’approfondis dans la troisième partie où je mène une discussion sur les paris à la lumière des relations entre la réputation, l’invisibilité et la confiance.
Le coqueleur et le coq : une relation intime
Métier et passion
Dans la mesure où les coqs sont voués à devenir les protagonistes des combats de coqs, ils sont l’objet de toutes les attentions prodiguées par leurs maîtres. Maria Cegarra affirme que « les coqueleurs sont avant tout des éleveurs »27. En effet, les amateurs de coqs veillent à obtenir des coqs de bonnes races, à les soigner et à les entraîner. Pour avoir de bons coqs, les amateurs font divers croisements entre plusieurs races. Ils achètent des coqs de race pure28 au Vietnam, en Malaisie, à Singapour, dans le Nord de la France ou encore à un amateur sur l’île.
Les coqueleurs ont en tête un répertoire de races de coqs et imaginent puis réalisent le croisement en fonction de la représentation du type de combattant qu’ils veulent mettre sur le rond. Jean29, l’un des amateurs rencontrés, explique que le croisement de races permet de produire des coqs qui ne se battent plus à mort comme c’est le cas pour le coq de race pure. Ce dernier laisse en effet entendre que la mort de l’animal n’est pas le but des affrontements. Pour lui, comme pour les autres amateurs, ces croisements visent à une rapidité et une efficacité lors de l’affrontement et permettent d’obtenir des combattants possédant des techniques de combats répertoriées. Jean explique que chaque coq développe sa propre stratégie de combat. Ainsi, parmi les stratégies répertoriées se trouvent : le « défileur » qui fatigue son rival en faisant le tour du rond ; le « cogneur » qui frappe de face ; le « croiseur » qui frappe de côté ; le « déculeur » qui recule pour attaquer avec plus de force.
La capacité technique et guerrière de l’animal ainsi que d’autres qualités comme la beauté ou la force peuvent se révéler par les noms. À titre d’exemple, l’un des coqueleurs a donné à l’un de ses combattants le nom du célèbre footballeur « Messi » parce qu’il considère que ce coq est un bon technicien dans le combat et un autre « Beau gosse » en honneur à la prestance et à la beauté du coq. Il raconte aussi qu’il est arrivé que le public appelle un de ses coqs « King Kong » car il frappait très fort et était particulièrement robuste.
Pour Thierry et Mario, le combat de coqs constitue une passion. Ils ont d’ailleurs grandi et évolué dans cet univers depuis leur enfance. Ce sont leurs pères qui leur ont transmis cette passion. À leur tour, Thierry et Mario ont leur héritier car Hervé et Jean, leurs fils respectifs, sont les garants de la continuité des deux gallodromes. Leurs femmes, avec l’aide de leurs enfants qui seront les héritiers de l’activité, s’occupent de nourrir et de soigner les coqs.
L’ambiance lors d’un combat
Nou attend a zote vien bat, ce qui signifie « Vous pouvez préparer vos coqs, le ring est ouvert. On vous attend »30 en langue créole. La plupart du temps, le combat de coq qui fait office de spectacle commence vers 17 heures et peut durer jusqu’à 2 heures du matin. Si en grande partie le public est constitué d’habitués, il n’est pas rare pourtant que de nouvelles personnes viennent découvrir les combats. Selon Thierry, bien que chaque gallodrome ait son public fidèle soit par des raisons d’amitiés, soit par des raisons de proximité géographique, il y a aussi des coqueleurs qui aiment se rendre d’un gallodrome à un autre. Les ronds de coqs de Thierry et de Mario sont organisés pour déployer les rituels du combat. Ces lieux peuvent accueillir entre 200 et 350 personnes à peu près et sont équipés pour vendre des boissons et des repas31 au public. Ces mets sont préparés par les femmes. Ainsi, bien qu’elles ne soient pas présentes durant les combats, au moins à ceux auxquels j’ai assisté, elles ont, tout comme pour l’élevage, un rôle à jouer en arrière-plan. C’est ainsi que les seules femmes qui assistaient à ces ronds de coqs, derrière le bar ou dans la cuisine, étaient les femmes de la famille, soit les femmes et les belles‑filles.
L’arène où se passe le combat est carrée et est entourée de gradins pour les spectateurs. Le combat débute par une mise en scène organisée de manière à ce que chaque amateur prenne sa décision : participer ou non au combat. Au milieu de la foule, le maître cherche tout d’abord le futur rival de son coq, il cherche un combattant de force égale au sien car il est primordial qu’un coq se batte avec son égal. D’un coup d’œil il observe la taille et le poids des coqs, et parfois il reconnaît des coqs déjà présentés lors d’un autre combat. S’il repère un coq, il doit alors adopter la procédure suivante : les deux propriétaires ou coachs mettent leurs coqs face à face pour estimer la taille (fig. 1).
S’ils sont d’accord, ils pèsent ensuite les volailles pour valider leur choix ; en effet, les poids des deux animaux doivent être très proches car l’accord se joue à 100 grammes près. Une fois l’accord confirmé grâce aux balances mises à disposition par le rond de coqs, les propriétaires vont « faire l’argent », ils vont parier. Dès que le combat commence, les yeux bougent au rythme des mouvements des coqs et, à chaque coup d’ergot, des cris résonnent dans le gallodrome. Les commentaires stimulent l’ambiance collective : « ça y est, il est mort le coq, il est moooort, aaah ouiiii, aah ouiiii ». Les règles sont claires, comme en boxe, insiste un amateur :
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Une fois qu’un coq part en courant hors du rond il perd le combat notamment si cela se fait dans les cinq premières minutes ;
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À chaque pause, les coqs peuvent boire de l’eau et être choyés. Les pauses sont données à chaque fois qu’un coq touche le bord du rond.
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Les seules personnes qui ont le droit d’être dans le rond avec les coqs sont les « jockeys » et l’arbitre.
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Les « jockeys » n’ont pas le droit de toucher leur coq pendant qu’ils se battent.
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Les « jockeys » doivent être derrière leur coq à un mètre environ.
Les personnages présents dans l’arène sont deux. Les « jockeys », sortes de coachs, sont les propriétaires des coqs, mais ils peuvent n’être que des exécutants, ou être des amis proches des propriétaires. Ils surveillent les coqs tout en rythmant les gestes des gallinacés et tous les deux se fondent dans une même cadence, telle une danse rythmée par les coups de bec et d’ergot. La fonction de ces personnages est de leur fournir de l’eau, de les masser, de leur insuffler de l’air pendant la pause. Comme à la boxe, les coachs annoncent l’abandon du combat par le coq. Le « jockey » et le propriétaire du coq entretiennent bien souvent une complicité pour conduire le combat de leur coq vers un terme favorable. Il peut en outre y avoir des arrangements entre eux. Par exemple, le propriétaire peut donner en catimini de l’argent au « jockey » pour accélérer la fin du combat et alors se déclarer perdant. Il annonce que son coq a perdu de manière anticipée et propose de payer un pourcentage de la somme totale du pari. De cette manière, le propriétaire et le coach protègent le coq – en cas de blessure – et perdent un peu moins d’argent. Si cet arrangement est interdit, plusieurs coqueleurs ont affirmé qu’il pouvait être pratiqué. Le film « Des jockeys lors d’un combat » montre l’ardeur de ces personnages (voir le lien pour visionner la vidéo : https://ahp.li/d/96c7eef8b6e9087ecae8.mp4).
L’autre personnage clé du combat est l’arbitre. Il représente l’autorité. C’est généralement le propriétaire du rond de coqs qui occupe cette fonction. Mais, pendant certains combats, notamment ceux dont les paris ne sont pas très importants, l’arbitre peut être le fils – futur héritier –, un frère ou un ami très proche du patron du gallodrome. L’arbitre se déploie sur le rond pour prendre des points de vue différents sur le combat. Il sert également de garant concernant le règlement. Il a aussi pour fonction de surveiller le paiement des paris principaux. En cas de doute sur le paiement ou sur les infractions commises par les coqs, c’est à lui que revient la responsabilité de trancher.
Au-delà de l’argent du pari, des enjeux sociaux
Selon les explications des amateurs, les paris dans les combats de coqs sont de deux types : le premier, appelé « pari combat » ou principal, est celui où se jouent de fortes sommes d’argent ; c’est ainsi que par exemple un pari de 300 euros signifie qu’un propriétaire va gagner cette somme et l’autre la perdre. Le deuxième est nommé « pari dehors » ou secondaire.
Le « pari dehors » correspond aux paris que font les autres amateurs qui assistent et décident de parier. Bien que certains puissent parier avant le début du combat, notamment lorsqu’ils connaissent le maître et le coq, la majorité attend le déroulement de l’affrontement pour commencer à parier : « on parie après avoir vu quelques minutes de combat, il faut regarder les coqs, savoir lequel est le plus fort », m’a dit un amateur. Le « pari dehors » dépend en outre du pari principal. Si le propriétaire du coq perdant accepte de perdre avant la fin du combat et propose de payer 50 ou 80 % de la somme, alors les « paris dehors » sont assujettis à cette négociation et les joueurs n’auront à payer que les montants déterminés par les pourcentages fixés entre les propriétaires. Mais les sommes des « paris dehors » diffèrent des sommes des « paris combat » car elles sont plus basses et asymétriques. Deux amateurs peuvent parier en « pari dehors » 20 ou 30 euros par exemple. Ces transactions se font entre deux personnes qui assistent au spectacle et les sommes à payer n’impliquent qu’eux. Ils peuvent parier avec autant de personnes qu’ils le veulent. Les annonces de pari inondent l’ambiance sonore durant le combat : cinquantecontdix33 crie l’un, centcontdix34 crie un autre en précisant leur choix. Cela signifie qu’un parieur parie 50 ou 100 euros contre 10 euros. Si c’est lui le perdant il payera 50 ou 100 euros mais si c’est lui qui gagne il recevra 10 euros. L’illustration suivante représente l’échange des billets entre deux parieurs après la victoire d’un coq (fig. 2).
D’autres montants peuvent être pariés : soixantecontvingt35 ou deuxcentcontdix36. Plus le « pari combat » est élevé, plus les « paris dehors » se multiplient. Le propriétaire qui fait un « pari combat » peut aussi faire des « paris dehors » avec autant de personnes qu’il le souhaite. Lors d’un combat particulièrement important, il peut y avoir des « paris dehors » entre deux spectateurs qui parient la même somme que celle du « pari combat » : par exemple si les deux propriétaires de coqs parient 500 euros, deux spectateurs peuvent parier le même montant à égalité en « paris dehors ».
« Les paris sont comme des grains de sel dans le combat » affirme Paul37. Ces paroles laissent entendre que ce sont les paris qui font vivre intensément les combats. Un parieur qui joue dans un combat mobilise toutes les informations qu’il peut collecter pour parier : avant tout, il connaît le cheminement ou la trajectoire du maître qu’il a élu. Considérons l’exemple d’Antoine38 au moment de parier. Il commente : « j’ai parié aujourd’hui sur le coq noir parce que son maître c’est un bon maître ». Le maître en question est connu ; ici c’est Mario.
Les critères permettant de qualifier un maître de « bon maître de coqs » sont liés à l’expérience qu’il possède, au nombre de coqs qu’il a, à la capacité de les maintenir et de les entraîner. Une comparaison du parcours de Mario et de celui d’Antoine permettra d’illustrer notre propos. Mario a hérité de son père le métier de coqueleur et possède un parc de plus de 80 coqs. Il s’appuie sur son fils pour préserver la tradition, sur son épouse et sa belle-fille pour maintenir le gallodrome, et sur son frère, lui aussi amateur mais moins investi dans l’activité, pour entraîner les coqs. Lui et son frère jouent en outre le rôle d’arbitre et pendant qu’il travaille dans les champs de canne à sucre, son fils s’occupe des coqs. Mario a obtenu 5 coupes dans des tournois39. Antoine pour sa part est devenu coqueleur à l’âge de 17 ans grâce à un voisin. Il a une dizaine de coqs. Ses enfants ne sont pas intéressés par cette activité. Bien que sa femme s’occupe, à contre-cœur, de nourrir les animaux, il se trouve dépourvu de personnel pour surveiller, soigner et entraîner les coqs. Pour faire face à cela, Antoine entraîne ses coqs avec ceux de Mario. Nous n’avons pas pu assister à un seul combat des coqs d’Antoine, et jamais Antoine n’a joué le rôle d’arbitre. Si donc ce jour-là Antoine parie sur le coq noir, c’est bien parce qu’il connaît le parcours de Mario.
Comme Antoine, la plupart des amateurs spectateurs parient souvent sur la base d’informations concernant les propriétaires de coqs mais aussi sur la trajectoire des coqs s’ils les identifient et connaissent leur nom. Cependant, parfois les parieurs peuvent se tromper dans l’identification de l’animal car la coutume des combats veut que des propriétaires changent quelquefois le nom ou la couleur des plumes de leurs coqs pour réduire la prédictibilité de l’issue du combat. Ainsi, le maître en lice ne saura pas la véritable trajectoire du coq.
L’argent, le but supposé des combats de coqs
Le groupe de coqueleurs est un groupe hétérogène au niveau socio-économique. Selon Benoît40, « ici on trouve de tout, il y a ceux qui ont beaucoup d’argent, d’autres moins et d’autres qui n’en ont pas du tout ». En effet, il y a des chefs de gallodromes, des propriétaires de maisons, avec des ressources importantes pour investir dans les coqs et dans l’établissement, des amateurs qui en plus d’avoir un parc de coqs investissent dans l’achat de coqs à l’international, et des amateurs ne possédant pas d’argent pour parier massivement. Bien que le niveau socio-économique des coqueleurs soit varié, la position sociale qui domine est celle des couches basses(y compris la classe moyenne inférieure).
Au moment du pari, l’argent s’annonce, se montre, se déclare. L’argent est-il le but central des paris des combats de coqs ? Le parieur chercherait-il comme tout homme d’affaire à faire un maximum de bénéfices ? Mario est explicite et précis à ce sujet : « si on ne paye pas le pari, on ne peut plus faire un combat, on ne peut plus parier. Si on vient au combat on vient avec de l’argent sinon c’est mieux de ne pas venir ». À la fin du combat, chaque parieur paye ce qu’il a perdu. « Si on perd, il faut payer c’est tout », affirme Joseph41. Il n’y a pas de doute : payer le pari c’est la garantie du renouvellement du combat, la garantie que les amateurs reviendront au rond. Des amateurs ont confirmé que l’argent est l’aspect le plus important du combat42.
Benoît assure que « pour nous ce qui compte c’est l’argent, c’est se battre pour de l’argent ». « On vient ici pour l’argent » affirme Paul. Pour Thierry, « tout ça c’est pour l’argent » et Joseph déclare qu’il « cherche de l’argent avec ses coqs ». Une autre façon de toucher de l’argent avec les coqs c’est la vente de ces animaux comme reproducteurs : un coq guerrier peut en effet valoir entre 3 000 et 5 000 euros.
Les propos de Benoît montrent bien qu’une économie se structure à travers les combats de coqs bien que celle-ci ne soit pas l’activité économique centrale des coqueleurs : « nous en aucun cas on enlève de l’argent de notre travail pour venir parier sur les coqs, non, si je gagne aujourd’hui, je ramasse et je mets de côté ; si je perds je peux récupérer de l’argent un autre jour et je remets, on ne mélange pas ». Cet avis est partagé par la plupart des amateurs interviewés. Ils soulignent que l’économie qui découle des combats de coqs est indépendante de leurs travaux principaux et n’affecte pas les revenus familiaux. Pour Benoît, cette différenciation économique est la seule condition nécessaire à sa participation aux combats, condition par ailleurs validée par sa femme. Il déduit les coûts de l’élevage des ressources obtenues lors des combats de coqs, et ne perçoit ainsi que les bénéfices. Sa femme ne dispose pas de cet argent. D’après lui, ces ressources suffisent à peine pour maintenir l’activité de coqueleur. L’économie des coqs est donc dans son cas une économie annexe par rapport à son travail principal, chauffeur. Pour Thierry et Mario, le rond de coqs offre d’autres ressources car ils tirent des bénéfices des boissons et des repas qui se vendent dans le gallodrome. Ils sont par ailleurs d’accord avec le fonctionnement de Benoît, eux aussi font en sorte de tirer des combats suffisamment de revenus afin d’entretenir et d’investir dans cette activité. L’économie de l’activité des coqs est donc régulée, organisée, comptabilisée et nettement séparée de l’ensemble de l’économie familiale.
Dans cette logique, cet argent a un « marquage » selon le terme de Viviana Zelizer. Pour cette chercheure,
le travail relationnel et le marquage de l’argent sont des caractéristiques générales, primordiales, de l’argent (…) Les individus créent relationnellement de la culture. Le marquage (earmarking) de l’argent soulève précisément ce fait : il s’agit d’une pratique relationnelle. Les individus ne font pas qu’adopter des catégories présentes dans la culture qui les entoure : ils négocient leur vie en société, et ils marquent les monnaies en fonction des différents types de relations43.
C’est ainsi que l’argent qui provient des coqs est exclusivement utilisé pour les coqs et la façon de le faire circuler passe par les paris ainsi que par la vente et l’achat des coqs. Les euros obtenus lors des combats sont des euros porteurs d’une signification et d’une distinction par rapport aux euros obtenus par le travail principal. L’argent des coqs est distingué des autres revenus et exprime les relations entre les coqueleurs. Dans les termes de Zelizer, cette distinction renforcerait la culture du coq avec les pratiques des amateurs et les combats de coqs.
Le fait que l’activité de combat de coqs soit une activité économique indépendante garantit que celle-ci puisse continuer d’elle-même. Simmel a signalé que l’argent « … c’est une institution dans laquelle l’individu verse son acte ou son avoir, afin d’atteindre par ce point de passage des objectifs auxquels il ne pourrait accéder en concentrant directement ses efforts sur eux »44. On peut ainsi considérer que les coqueleurs atteindraient leurs objectifs, faire des combats de coqs, grâce à l’argent obtenu de cette activité. Ainsi, si l’argent est le but des joueurs, c’est dans la mesure où il constitue le « point de passage » sur lequel comptent les coqueleurs pour faire vivre les spectacles et pérenniser leur passion… et aussi maintenir une pratique qui produit leur réputation. Je reviendrai sur ce sujet.
Le « pari dehors » et la constitution de deux camps
Je me focaliserai désormais sur les annonces des « paris dehors » car ils expriment de manière éclairante des motivations différentes de celles de l’argent. Le « pari dehors » permettrait aux amateurs de devenir virtuellement le maître du coq qu’ils ont choisi. Si le seul combattant physique est le coq, son maître se démultiplie en autant de « parieurs dehors » l’ayant choisi, choix se manifestant soit par les paris, soit par les cris de soutien à leur champion.
Un « parieur dehors » se sent accompagné dans son émotion par ceux qui ont fait le même choix. Plus intéressant encore est le fait que ce groupe de parieurs est opposé aux autres qui ont fait le choix contraire. Ainsi, les amateurs s’associent et s’affrontent au travers des paris. Les uns lèvent les bras et crient la somme à parier, les autres répondent en l’acceptant. La gestuelle indiquerait ici l’émotion vécue que les spectateurs peuvent interpréter comme un défi. Le « parieur dehors » invite quiconque à se sentir capable de relever le défi en pariant à son tour. Pour recréer ce moment, j’ai enregistré des scènes d’un combat au Petit Tampon. Voir le lien pour visionner la video : https://ahp.li/d/499a803e9b62ba8239e6.mov.
Un parieur qui proclame cinquantecontdix45 ou centcontdix46 met en évidence l’asymétrie des sommes à parier. L’écart des sommes désigne deux choses : la première est l’invitation qu’un parieur fait à un autre ; invitation séduisante car perdre dix euros ne semble pas une grosse somme mais la tentation d’en gagner cinquante ou cent est attractive et signifierait une victoire écrasante. La deuxième est le fait de déployer une certaine suffisance à l’égard de l’autre. Celui qui fait l’annonce est celui qui peut perdre le plus et qui, par conséquent, s’expose au risque le plus élevé. Pour les parieurs, le moment de miser l’argent est un moment fort pour se vanter, plus particulièrement pour ceux qui misent de grosses sommes. Un coqueleur déclare qu’il y a « des gens qui parient milcontdix47, ça se passe dans un tournoi et quand ils sont sûrs qu’ils vont gagner ils parient de grosses sommes ». S’exposer à perdre impliquerait l’acceptation de la tension et relativiserait la peur de la perte. S’ils sont vainqueurs et gagnent les 10 euros du pari, ils augmentent avant tout leur satisfaction à risquer leurs ressources soit parce qu’ils n’ont pas peur de perdre soit parce qu’ils sont sûrs de gagner. Mais s’ils perdent les mille euros, ils peuvent aussi se montrer « bons perdants » en payant la somme pariée. Et être « bon perdant » inspire la confiance des gagnants et garantit la perpétuation de la coutume.
Ceux qui parient de grosses sommes dans un « pari dehors », c’est-à-dire ceux qui invitent, ne maintiennent pas cette position à tous les combats. Il en est de même pour ceux qui acceptent l’invitation. La rotation des rôles d’un combat à l’autre dépend d’un bilan personnel que chacun fait : de l’historique de ses combats, s’il a gagné ou perdu récemment ; de la trajectoire des parieurs principaux en train de faire un combat pour mesurer si parier de grosses sommes est une bonne opportunité ; des coqs et enfin de l’envergure du combat. Le changement de rôles se fait indépendamment des personnes : les amateurs circulent constamment, rien n’assure que ce soit les mêmes à chaque spectacle. En ce sens, au prochain combat, ceux qui ont été unis par la victoire peuvent devenir adversaires. Ainsi, dans une soirée riche en combats de coqs, un amateur peut expérimenter diverses positions avec des personnes différentes.
La réputation et la confiance chez les coqueleurs
La réputation, une stratégie pour esquiver l’invisibilité sociale ?
La réputation en tant que production sociale émerge dans les gallodromes, espaces sociaux qui constituent des « arènes » où les coqueleurs évaluent, accordent et valident les renommées. Construite et « partagée » par les amateurs mêmes et de manière générale par le public des combats, la réputation, bonne ou mauvaise, est bâtie sur les noms à la fois des coqs et de leurs maîtres. Quelles sont donc les informations sur lesquelles les amateurs de coqs se fondent pour construire la représentation de la réputation selon la définition de Pierre-Marie Chauvin ? Pour répondre à cette question et en tenant compte du parcours des amateurs Mario et Antoine, j’ai dressé une liste des éléments qui mesureraient la réputation et seraient mobilisés cognitivement par un joueur :
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L’engagement du coqueleur. Plus l’amateur est engagé dans l’activité, plus il investit dans l’achat des coqs. L’engagement se traduit par un important parc de bons coqs, facteur incontournable de la réputation.
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L’ancienneté dans le métier. Plus celui-ci a commencé jeune, plus il structure un savoir-faire qui lui permet de maîtriser l’identification d’un bon coq ainsi que les stratégies de combat adaptées.
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Être l’héritier d’un gallodrome. L’héritage d’une « arène » inclut la transmission de ce savoir-faire et le transfert de la réputation. Être patron d’un rond de coqs implique un engagement considérable comme coqueleur : il maintient la tradition ainsi que la garantie de la continuité car il transmettra à son tour cette pratique à ses enfants.
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Être l’arbitre d’un combat. Il incarne le respect de la parole donnée des parieurs principaux, du règlement, et la maîtrise des conflits.
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Avoir dans son entourage des personnes qui s’engagent avec le coqueleur dans des activités qui garantissent le bon état des coqs. Des femmes, des enfants, des frères, des amis aident à nourrir, soigner, entraîner les coqs.
Les exemples de Mario et Antoine illustrent les extrêmes de la position réputationnelle : Mario est au sommet alors qu’Antoine est à la base. Entre ces deux cas, il y a un éventail de coqueleurs plus au moins renommés. L’écart de réputation entre les uns et les autres ne s’établit toutefois pas uniquement au gré des critères énumérés en amont. Il s’agit finalement d’avoir des résultats concrets à l’issue du combat. Être gagnant dans un affrontement face à un bon coq, voilà ce qui ouvre le chemin vers la réputation de bon maître. Pour y parvenir, les coqueleurs s’appuient sur les conditions signalées. Cependant, celles-ci sont aussi relatives. Autrement dit, des amateurs peuvent être réputés bons maîtres même s’ils ne réunissent pas toutes ces conditions. Il y a par exemple ceux qui n’ont pas de gallodrome mais qui disposent d’un parc important de bons coqs ou ceux qui n’ont pas de fils pour transmettre la tradition mais ont déjà désigné un enfant du quartier comme héritier. La réputation peut se voir grandir, se maintenir, être remise en cause, ou s’effondrer. Le caractère changeant de la réputation peut se constater quand un bon maître se voit déstabilisé par un autre qui grimpe en réputation parce qu’il peut compter sur de bons coqs.
À l’issue du combat, le maître et le coq deviennent un couple indissociable aux yeux des autres ; pour ceux dont l’issue est une victoire, le maître est fier de son coq : « un coq comme ça vaut tout l’or du monde » affirme Antoine. Pour ceux qui sont perdants, autant le coqueleur que les coqs perdent en réputation. Les grosses sommes en jeu indiquent l’importance, voire la renommée positive du maître et surtout les capacités combatives du coq. De ce fait, si les « paris combats » amplifient les volumes d’argent, ils amplifient aussi la réputation : ils affirment et affichent la valeur du maître et du coq. Le pari principal permet au parieur principal de se mesurer à son égal à l’image de l’égalité de taille, de poids et de force des coqs combattants et cette égalité s’exprime dans la symétrie des montants à parier. La perte d’un combat peut être une perte totale, perte d’argent mais surtout de réputation et peut-être même la mise hors-jeu durable d’un coq combattant.
Les amateurs de coqs jouent ainsi sur plusieurs facteurs pour s’assurer des victoires et par conséquent une bonne réputation, comme l’affirme Johan Huizinga à propos des jeux à caractère agonistique : « la réussite permet au vainqueur d’assurer sa réputation vis-à-vis d’autrui »48. Et parce que la bonne réputation permet la reconnaissance et la visibilité de la chose réputée, elle est le moteur, le lubrifiant des combats de coqs et des paris. Certes, cette renommée permettrait l’obtention des gains par la voie de paris. Bien que j’ai évoqué l’importance de l’argent pour les amateurs, j’insiste sur l’idée que gagner des paris, c’est aussi gagner de la réputation. Chez les coqueleurs, la lutte entre les coqs est une « lutte pour la vie » dans le sens de Pascal Ragouet, une lutte pour la réputation. L’argent est un moyen pour y parvenir. Il semblerait que pour certains de ces hommes la reconnaissance trouvée dans les ronds de coqs servirait à pallier l’invisibilité sociale – selon le terme d’Olivier Voirol. La plupart des amateurs de coqs que j’ai rencontrés font des métiers peu valorisés socialement. Des métiers dont la valorisation sociale est difficilement accordée par un monde qui s’est rapidement modernisé, sans compter les chômeurs.
Il convient en outre de préciser que la composition sociale des amateurs de coqs reflète celle de la société réunionnaise. Comme je l’ai déjà évoqué, la majorité des joueurs s’identifie elle-même comme Créoles tout en faisant allusion au métissage et au brassage culturel de La Réunion. Plusieurs hommes déclarent les bienfaits du métissage et rappellent que La Réunion est une société arc-en-ciel. Mais, lorsqu’ils font référence à un autre amateur, c’est systématiquement en précisant son appartenance à un groupe particulier : « lui il est Malbar49, lui il est Petit Blanc, celui-là il est Malgache ». Mario et Thierry s’auto-désignent comme des Petits Blancs et Antoine lui s’identifie comme Cafre. Tous les trois évoquent leurs ascendants pour affirmer leur identité. Il se pourrait que la mobilisation de cette catégorisation se fasse plus par une association de phénotype comme l’affirme Laurence Pourchez50 que par appartenance culturelle à un groupe. Mais j’entr’aperçois ici que des frontières symboliques, au sens où l’emploie Lucette Labache51 citant F. Barth, seraient transcendées et permettraient le partage des affinités communes entre ceux qui appartiennent au bas de l’échelle de la pyramide sociale et faire alliance autour d’une passion. D’ailleurs, pour ces coqueleurs, les hommes identifiés comme Gros Blancs-Zarabs (Arabes)-Zoreys52 repérés dans les échelles élevées de la pyramide sociale ne viennent pas aux combats de coqs. Ainsi, si je retiens l’affirmation de Laurent Médéa53 sur la position sociale moyenne et inférieure des Cafres, Petits-Blancs, Malbars et Métis, il est possible d’envisager que les combats de coqs réunionnais fabriqueraient une réputation pour et par des personnes situées à la base de la hiérarchisation sociale. Des amateurs rechercheraient une réputation à l’intérieur de leur groupe pour esquiver l’absence de reconnaissance sociale dans l’ensemble de la société réunionnaise et combler le vide qui en résulte accessoirement. Réputation qui reste certes encastrée à l’intérieur du groupe mais dont la visibilité qu’elle leur offre paraît suffire à ces hommes.
Une autre particularité de la réputation chez les coqueleurs serait que celle-ci est une sorte de potlatch54. Huizinga établit l’idée d’apparenter le jeu agonistique au potlatch au point de nommer celui-ci comme le grand « Jeu pour la gloire et l’honneur »55.
Marcel Mauss analyse les pratiques du potlatch, rituel à caractère somptuaire où la rivalité prend une importance centrale. Le potlatch est exercé par
des collectivités qui s’obligent mutuellement, échangent et contractent (…) De plus, ce qu’ils échangent, ce n’est pas exclusivement des biens et des richesses… Ce sont avant tout des politesses, des festins, des rites, des services militaires, des femmes, des enfants, des danses, des fêtes, des foires dont le marché n’est qu’un des moments et où la circulation des richesses n’est qu’un des termes d’un contrat beaucoup plus général et beaucoup plus permanent. Cette pratique est une « … lutte de nobles pour assurer entre eux une hiérarchie dont ultérieurement profite le clan »56.
En observant globalement le combat de coqs on relève un affrontement entre deux camps associés aux maîtres du « pari combat » dont la gloire est l’enjeu. Ceux qui soutiennent l’un ou l’autre maître sont mélangés autour du rond de coqs. Le jeu est ouvert à tous grâce à la rotation des rôles expliquée dans la deuxième partie qui place l’amateur, auparavant assistant parieur, au centre de la scène pour occuper la place du maître et se faire évaluer avec son coq par les autres. Il est probable qu’un coqueleur veuille miser plus d’argent pour augmenter sa réputation face à celle de l’amateur qui a joué avant lui. La lutte sanglante, les volumes des paris, le sacrifice de l’animal guerrier qui risque des blessures importantes, même si la mort de celui-ci n’est pas l’objectif, constituent des éléments qui font des combats de coqs un jeu qui rappelle le potlatch. Pour accéder à la gloire il est nécessaire d’accepter le risque de détruire sa richesse représentée en argent parié et de risquer les coqs. Lorsque le maître, par l’annonce d’un pari écrasant, manifeste une ostentation forte, il cherche à atteindre une gloire plus éclatante.
En outre, la réputation est d’autant plus intense qu’on s’approche de la forme d’un potlatch. Ceci permet de forger une autre image des coqueleurs : celle d’hommes intrépides. Les hommes amateurs de coqs sont perçus eux-mêmes comme des hommes passionnés, preneurs de risques, des hommes combattants comme les coqs. La prise de risque à travers le système des paris contribue à construire cette image d’hommes prêts à la gloire ou à la perte totale… Risque fait sur la base de la confiance.
La confiance, entre le calcul et l’émotion de faire partie du groupe
En suivant l’analyse de Hardi, citée par Quéré57, le choix d’un parieur indiquerait que l’intérêt de celui-ci s’enchevêtre dans l’intérêt du joueur élu. Le parieur fait un vœu de confiance fondé sur un calcul : il reste soumis à cet instant à la prestation du coqueleur et de son coq. L’amateur choisi voit pour sa part sa réputation renforcée. L’issue du combat sera le renforcement ou la perte de celle-ci mais la confiance peut se maintenir jusqu’à ce que les échecs successifs menacent la réputation du coqueleur élu… ou jusqu’à ce qu’un autre joueur monte en puissance et gagne la confiance du parieur.
La confiance entre deux individus qui font un « pari dehors » prend une forme d’engagement mutuel. Dès l’instant où ils donnent leur parole, les parieurs s’engagent de manière ponctuelle et chacun doit payer ce qui a été parié comme cela a été mentionné dans la deuxième partie. Si l’un d’eux décide de ne pas payer – faute considérée comme grave –, la confiance est détruite et l’amateur qui a commis l’infraction subira les effets d’une mauvaise réputation. Une faute de cette envergure peut entraîner l’exclusion du groupe : celui qui a trahi son engagement ne trouvera plus d’amateur avec qui parier. Ainsi, si chaque parieur est engagé vis-à-vis d’un autre, c’est aussi et surtout sa réputation face au groupe qui se joue.
Dans le cas des parieurs principaux, la confiance repose sur l’arbitre qui surveille le paiement des paris et le comportement des coqs qui combattent. Ce personnage est emblématique de la confiance de tous : le groupe la lui accorde en se fiant à ses jugements. Cette délégation se fait aussi à partir d’une évaluation positive du personnage, de son expérience, et de sa réputation. L’arbitre a intérêt à l’honorer aux yeux de tous pour consolider sa réputation. Et ce, d’autant plus qu’il est à la fois hôte et patron du rond de coqs car il reçoit les coqueleurs, gère le gallodrome et incarne le système de combat de coqs auquel tous adhèrent. La réputation de ce personnage est liée à cette confiance qu’il maintient et renforce à chaque combat.
Les spectateurs des combats de coqs font quant à eux d’emblée confiance à ce système global, c’est-à-dire l’ensemble des normes qui régulent le comportement des individus et le combat lui-même, soit les lieux où se déploient ces normes, les rituels symboliques ainsi que les relations interpersonnelles. Les amateurs font confiance à cet ensemble dès qu’ils choisissent d’assister à un combat. Ils adhèrent par avance à ce monde spécifique. Quand les joueurs arrivent au rond de coqs, ils sont déjà prêts à adhérer à l’incertitude du pari. Ils sont disposés à faire, à jouer, à parier ce qui semble être une attitude de confiance dans le terme de Louis Quéré. Dès qu’ils mettent un pied au rond de coqs, ils se fient aux personnes qui assistent aux combats et y participent. Ainsi, comme me l’ont assuré plusieurs coqueleurs, ils reviendront aux gallodromes sans hésitation, confiants, même s’ils ont perdu.
Il convient de rappeler ce qui a été dit dans la deuxième partie sur l’importance d’« être bon perdant ». « J’ai perdu aujourd’hui avec ce coq mais j’ai encore deux autres… », « J’ai déjà perdu la semaine dernière, je prépare mes coqs, après je vais faire un combat, j’attends » affirment Benoît et Joseph. En acceptant la défaite, le coqueleur continue dans la course et assure son retour dans « l’arène » pour gagner. De ce fait, la victoire et la perte sont des stades transitoires traversés par la confiance. Dans le premier, la confiance augmente chez le gagnant qui projette la continuité de sa gloire pour la prochaine fois ; dans l’autre, la confiance se renforce plus que jamais chez le perdant qui s’agrippe à l’avenir, à cet instant futur d’une victoire rêvée pour atténuer l’amertume de la perte : c’est par la confiance et par l’envie grandissante de gagner que le « bon perdant » revient pour une revanche.
D’autres cas se présentent dans les combats de coqs. Il s’agit des amateurs de coqs qui arrivent aux ronds de coqs sans l’intention de parier. Au fur et à mesure que les affrontements ont lieu, il est fort possible que certains prennent à chaud la décision de parier. La contagion des émotions sur « l’arène » peut déclencher chez ces amateurs la décision de parier. C’est le cas de Benoît : un soir, il commente son intention de ne pas parier. Lors du troisième combat de la soirée, je l’ai observé sous l’effet des émotions « je vais parier, le combat est chaud ». L’effervescence de l’affrontement, les cris, l’émotion montante, le désir d’être soudé aux autres et d’accepter le défi de quelqu’un pourraient pousser un homme à parier, ce qui pour moi serait une confiance fondée sur l’émotion, une confiance émotionnelle. Il est possible aussi que certains amateurs hésitants choisissent un des coqueleurs à partir de la contagion émotionnelle suscitée dans le groupe. La confiance ouvre la possibilité de participer à un événement collectif où les amateurs prennent des risques. Mais si la confiance émerge dans les actes de risque chez les amateurs, la méfiance peut apparaître aussi. Elle est le fruit d’une indécision lorsque les joueurs estiment que les combattants se trouvent à la même hauteur de réputation. Incapables de se décider pour un des joueurs, ils parient pour tous les deux. De cette manière, ces amateurs veulent assurer un bénéfice et tentent de réduire au maximum une perte importante en argent. Dans ce cas, le calcul du gain dominerait sur les évaluations de réputation qu’ils font sur les combattants et sur les émotions qu’ils peuvent expérimenter avec les autres parieurs.
Le dernier ingrédient de la confiance est le coq. Peut-on dire que les coqueleurs font confiance à leurs coqs ? Si « le cas paradigmatique de la confiance est celui d’une relation de confiance entre deux personnes »58, il n’est pas possible de mettre à égalité les conditions cognitives du coq et du maître. Rien ne permet d’affirmer que le coq accepte de combattre pour son maître et qu’il fera tout pour ne pas le décevoir. L’amateur, lui, aurait plus justement une attente sur la prestation du coq. Si on peut toutefois supposer que l’amateur fait de toute façon confiance à son coq, celle-ci serait une « attitude de confiance ». L’amateur de coqs peut éprouver la foi en son coq mais il mobilise en parallèle des pratiques et des stratégies nécessaires pour entretenir l’animal dans le but de lui faire gagner des combats ; il fait confiance à la capacité guerrière de l’animal et à sa performance, pour lesquelles il s’efforcera de mettre en place des conditions favorables. Néanmoins, la répétition de l’échec d’un coq entraînera la chute de la confiance du maître envers l’animal. Outre la perte de la réputation, celle-là déclencherait un détachement du maître de son coq perdant. Le geste symbolique de prendre par les pattes un coq vaincu, en laissant pendre sa tête, en témoigne (fig. 3). Des amateurs m’ont expliqué que ce geste signifie le dépit de son maître, une véritable distance du propriétaire avec le coq qui l’a déçu. Ils ont ajouté qu’un tel animal risquait de terminer sa course dans… la marmite. Le dessin 3 illustre la contrariété du joueur envers son coq perdant.
C’est ainsi qu’il est probable d’affirmer que la confiance s’établit de manière variée, selon les façons dont elle émerge au sein des combats de coqs. Elle est la condition pour les paris car c’est par la confiance mutuelle que les parieurs orchestrent les gains et les pertes sans animosité. Les paris-la réputation-la confiance constituent ainsi une boucle qui permet le bon fonctionnement des combats de coqs.
Vers une conclusion
Le coq est un animal à plusieurs usages sociaux. Grâce à cet animal, les amateurs de combats de coqs gagnent de l’argent, se divertissent, et surtout se construisent une réputation. Des amateurs réunionnais ont avoué que l’argent est le plus important. Certes, l’argent est important car il permet le pari qui lui-même est la base de la confiance entre différents acteurs. Mais la particularité réunionnaise des combats de coqs exprimerait la production d’une réputation pour et par les amateurs de coqs. Réputation qui servirait à atténuer l’invisibilité sociale des coqueleurs, laquelle serait associée à leurs métiers peu valorisés.
La bonne réputation comme enjeu majeur des combats serait obtenue à partir de certaines conditions favorables aux amateurs aptes à devenir un « bon maître ». La confiance, établie entre les amateurs de coqs pour faire fonctionner le système des paris, prend diverses formes. Parmi les principales seraient la confiance comme attitude, terme analysé par Louis Quéré ainsi que la confiance faite sur les informations des coqueleurs et leurs coqs qui s’affrontent. Une autre confiance émerge lors des paris, celle qui pour moi serait une confiance émotionnelle.
Le système de paris s’apparenterait à une sorte de potlatch à travers les positions que les amateurs prennent lors des paris : ils peuvent se mesurer avec les autres à travers l’invitation provocatrice à parier. La confiance en la parole donnée, le paiement des paris et la réputation fonctionneraient en boucle pour que tous ceux, petits et grands parieurs, qui jouissent d’une réputation favorable puissent la maintenir ou la faire grandir.