DOI : 10.26171/carnets-oi_07
Je souhaite tout d’abord remercier l’Observatoire des sociétés de l’océan Indien et l’Université de La Réunion pour l’invitation faite à la Commission de l’océan Indien (COI) de partager sa réflexion sur les transitions et mutations dans notre grande région. Ce genre d’exercice réflexif est une parenthèse toujours bienvenue pour le Secrétaire général que je suis car elle permet de questionner la place de notre organisation, son rôle, ses missions, sa valeur ajoutée dans un contexte changeant.
Aussi, je voudrais partager avec vous quelques réflexions qui sont nécessairement nourries de mon parcours public, notamment en tant que ministre de la Défense de l’Union des Comores à plusieurs reprises mais aussi en tant que citoyen du monde, témoin oculaire des mutations opérées en Europe de l’Est après la chute du mur de Berlin et la dislocation de l’URSS. Vous l’aurez certainement compris, il me semble en effet que les questions globales de sécurité et leurs implications dans notre espace régional permettent d’appréhender assez justement les dynamiques qui animent notre océan mondialisé.
Questionner les transitions et mutations dans l’océan Indien oblige à revenir à l’histoire et plus particulièrement aux périodes charnières.
La fin de la Deuxième Guerre mondiale a marqué l’avènement d’une période duale, polarisée, qui a façonné les relations internationales et, dans une large mesure, les premiers pas de nos Etats qui sortaient de la colonisation. L’océan Indien, dans cette guerre froide, était le théâtre d’une compétition idéologique que le non-alignement a pu concurrencer plus particulièrement à partir du milieu des années 1960.
Dans ce « grand jeu », les thèses de l’amiral Alfred Mahan ont sans doute sous-tendu les dynamiques d’États qui entendaient étendre leur influence idéologique et économique. À cet égard, la marine militaire comme la recherche de points d’ancrage, notamment par les voies de la coopération, ont été des éléments déterminants pour la maîtrise de l’océan Indien. L’écho de Mahan ne s’est pas fait entendre qu’à Washington, Londres ou Paris. C’est aussi, plus récemment, à Pékin et à Delhi que les thèses mahanistes ont fait des émules.
De fait, la résolution 2832 de 1972 faisant de l’océan Indien « une zone de paix » ne pouvait avoir de traduction concrète sur le terrain. Bases militaires américaines, russes, françaises, britanniques ; velléités asiatiques grandissantes ; poids stratégique d’un Moyen-Orient pétrolifère… les ingrédients d’une zone de rivalités plus que d’une zone de paix sont réunis.
L’effondrement du bloc soviétique dans la foulée de la chute du mur de Berlin a accéléré et profondément modifié le cours des choses. C’est une période de pesanteur, deux décennies d’une hyperpuissance américaine qui ont figé les rapports de force dans notre région, ou plutôt, c’est ce que nous avons cru.
En effet, à mesure que des États émergeaient ou se disloquaient, c’était aussi tout un nouveau jeu d’influence qui se construisait. La Chine et l’Inde, dans un océan Indien au cœur de la carte énergétique mondiale et, de plus en plus, du commerce mondialisé, ont émergé comme de nouvelles puissances aux ambitions affichées pour les espaces maritimes. La sécurité, ou plus justement la sécurisation des intérêts nationaux face à des ancrages marqués et solides de puissances externes à notre océan, est devenue un enjeu majeur.
En parallèle de l’affirmation de puissances nouvelles qui légitiment leur présence dans notre océan par l’histoire et, en creux, par l’absence d’un passé colonial, nous avons été les spectateurs de la fragilisation d’États. L’effondrement de la Somalie comme les limitations des capacités de défense des Etats ont ouvert une ère de déstabilisation politique, sociale et culturelle dont les résonnances idéologiques nourrissent une criminalité transnationale qui, entre autres, contraint la liberté des mers.
Serions-nous donc passés à une époque de concurrence affichée entre les puissances traditionnelles et les puissances émergentes ? Une époque troublée faite d’allégeances changeantes, meurtries de foyers d’affrontements ouverts, déstabilisée par des menaces transnationales et des équilibres précaires qui relèvent d’un jaugeage constant des forces ?
Il est évident que les acteurs qui dessineront l’avenir immédiat et de long terme de notre région sont ceux qui, aujourd’hui, démontrent leur capacité de projection militaire, notamment navale, comme leur capacité à jouer de leur soft power reposant sur des intérêts supposément partagés avec les États régionaux. Dans le même temps, les puissances font de la « coopétition », une coopération d’opportunités qui ne remet pas en cause les stratégies d’influences qu’elles déploient. Dans ce cadre, c’est une stabilité minimale qui est recherchée ce qui ne contribue pas à traiter les causes profondes des soubresauts et des risques.
Ce tableau pourrait paraître pessimiste voire même alarmiste. Il n’en est rien. Nous devrions plutôt être rassurés par le fait que les grandes puissances mondiales – les États-Unis, l’Europe, la Chine, la Russie, auxquelles j’ajoute les deux puissances nucléaires de notre océan, L’Inde et le Pakistan – ne se feront pas la guerre. L’absence d’affrontements directs entre ces grands acteurs mondiaux ne signifie pas pour autant une paix globale, ni l’avènement d’une ère bienheureuse de croissance et d’épanouissement pour tous. Ce à quoi nous devrons faire face, ce que à quoi nous faisons déjà face, c’est la multiplication des risques, des trafics, des crises, des menaces.
Ce qui doit retenir notre attention, c’est aussi l’affirmation d’une grande dynamique indo-pacifique qui créé un continuum de notre région de l’océan Indien occidental à l’autre bout du Pacifique. Cette nouvelle vision stratégique aiguise l’intérêt de Washington mais aussi de Pékin, de Delhi et de Paris. Ainsi, l’ancienne rivalité entre la Chine et l’Inde présente des signes d’inflexion qui témoignent de politiques extérieures réfléchies et indépendantes. L’Organisation de coopération de Shanghai, dont Moscou et Pékin sont les principaux acteurs, n’a-t-elle pas accepté l’adhésion de l’Inde et du Pakistan ? À cet égard, quel rôle économique, en plus de sa vocation sécuritaire, cette organisation est-elle en mesure de jouer, loin des interférences occidentales, sur l’affirmation d’un espace indo-pacifique ? Est-ce l’affirmation d’un nouveau centre, englobant l’océan Indien, qui s’affirme à mesure que ces puissances émergentes mettent en œuvre la « One Belt One Road » d’un côté et « Sagar » de l’autre ? Est-ce un motif d’inquiétude pour nos États qui, par la géographie, par la diplomatie, par l’économie et le commerce, sont liés à ces puissances chinoise et indienne qui ont des ambitions affichées pour notre océan et pour notre région ?
La stabilité de notre espace est un enjeu de premier ordre au regard des risques que représente la multiplication des menaces, ou, plus précisément de ces « zones grises » de la criminalité transnationales et des foyers de tension comme les nomment les stratèges occidentaux. Il en est de même pour l’ensemble des grands acteurs internationaux.
La COI, qui est une organisation intergouvernementale de coopération qui œuvre pour le développement de ses États membres, s’est graduellement affirmée comme un nouvel acteur de la sécurité régionale plus particulièrement sur le plan maritime. Avec l’appui de l’Union européenne, qui a un intérêt évident à la sécurité maritime régionale, ne serait-ce que pour le commerce et la pêche, la COI a mis en œuvre deux composantes cruciales du programme régional de promotion de la sécurité maritime (MASE) qui ont conduit à la signature de deux accords régionaux de sécurité maritime par nos cinq Etats membres ainsi que Djibouti et le Kenya. Ces accords créent une architecture de sécurité maritime reposant sur l’échange d’information et la coordination d’actions en mer avec deux centres régionaux dédiés à Madagascar et aux Seychelles. En parallèle, la COI a également accédé à la présidence du Groupe de contact sur la piraterie au large des côtes somaliennes, forum d’échanges et d’actions ad hoc créé par les Nations unies en 2009 qui réunit plus de 60 Etats et organisations. Cette action grandissante, reconnue et mobilisatrice de la COI pour la sécurité maritime a suscité l’intérêt de nombreux Etats, de puissances, qui voient dans notre organisation un acteur important de ce continuum indo-pacifique que le président Emmanuel Macron a présenté, en octobre dernier ici à La Réunion1, comme un axe d’avenir pour notre sous‑région.
La nouvelle donne énergétique régionale, notamment avec les prévisions de production dans le nord du canal du Mozambique, le potentiel des nodules polymétalliques de nos planchers sous-marins, la productivité de nos zones de pêches, conditionneront, dans une large mesure, notre positionnement stratégique et notre contribution à ce vaste espace de l’indo-pacifique qui s’affirme comme un nouveau cœur du monde.
L’action de nos États ne pourra, seule, inscrire l’Indianocéanie dans ce nouvel axe de l’Indo-pacifique. Les ambitions nationales, celles des puissances, comme celles de nos îles, devront composer avec l’affirmation d’acteurs transnationaux ou régionaux organisés pour stabiliser un ordre transrégional qui connecte une grande part de l’humanité. J’ai dit stabiliser et non pacifier car il est évident que l’action multilatérale n’est pas en mesure de régler les causes profondes de conflits qui perdurent comme on peut le voir au Moyen‑Orient.
C’est donc une nouvelle transition que notre Indianocéanie s’apprête à vivre. C’est une transition qui suscite des ambitions qui pour le moment retiennent l’attention à Paris, Delhi, Pékin, Moscou et Washington plus qu’à Antananarivo, Port-Louis, Moroni ou Victoria. L’indo-pacifique sera-t-il le nouveau prisme de notre vision du monde ?
La COI, comme expression des ambitions communes des îles du Sud-Ouest de l’océan Indien, a ici une carte maitresse à jouer pour faire valoir les intérêts spécifiques des îles en développement rejoignant ainsi le plaidoyer des espaces insulaires du Pacifique. La stature politique de la COI est naturellement appelée à évoluer pour répondre aux enjeux d’un monde en mouvement dans lequel les intérêts spécifiques des États insulaires d’Afrique et de l’océan Indien doivent être pris en compte qu’il s’agisse des cadres de coopération en recomposition notamment dans le cadre d’une relation Afrique-Caraïbe-Pacifique (ACP) et Union européenne « Post-Cotonou2 » ou qu’il s’agisse des actions collectives de sécurité maritime qui ne sont plus l’apanage des pourvoyeurs extérieurs de sécurité.
En 1969 Vasile Tara et Jean-Claude Woillet3 écrivent :
les îles et archipels de l’océan Indien occidental […] ne sont pas des morceaux d’Afrique, d’Asie ou d’Europe, mais des contrées ayant une vie propre, où des peuples originaux sont nés et ont affirmé au monde, tout au long de l’histoire, leur personnalité.
Je souhaitais terminer en revenant à l’humain, à ce qui nous caractérise, nous, les Indianocéaniens. Que l’axe indo-pacifique soit un nouvel horizon, nous en serons sans doute un des particularismes.