La crise des Rohingyas en Birmanie (depuis 2017) : un risque de déséquilibre pour l’océan Indien ?

The Rohingya Crisis in Myanmar since 2017: A risk of instability for the Indian Ocean?

Amaury Lorin

p. 139-148

References

Bibliographical reference

Amaury Lorin, « La crise des Rohingyas en Birmanie (depuis 2017) : un risque de déséquilibre pour l’océan Indien ? », Carnets de recherches de l'océan Indien, 7 | -1, 139-148.

Electronic reference

Amaury Lorin, « La crise des Rohingyas en Birmanie (depuis 2017) : un risque de déséquilibre pour l’océan Indien ? », Carnets de recherches de l'océan Indien [Online], 7 | 2021, Online since 01 March 2023, connection on 23 November 2024. URL : https://carnets-oi.univ-reunion.fr/737

Parmi les mouvements et les risques affectant et transformant l’océan Indien au XXIe siècle (espaces maritimes comme terrestres), la crise majeure des Rohingyas, une minorité musulmane persécutée dans l’État côtier de Rakhine (ou Arakan) par la majorité bouddhiste de Birmanie, qui a éclaté en 2017 (les violences ont commencé en réalité dès 2012), comporte un risque important de déséquilibre pour toute la partie orientale de l’océan – voire même pour tout l’océan Indien ? À l’origine d’un des pires désastres humanitaires de notre époque, l’exode forcé de près de 720 000 Rohingyas (les sources s’accordent sur cette estimation) vers le Bangladesh voisin afin d’échapper aux exactions perpétrées par l’armée birmane (Tatmadaw), d’une ampleur sans précédent, bouleverse en effet tout à la fois les flux migratoires et les données géopolitiques internes de l’océan Indien de manière dramatique. Considérés comme « la minorité la plus persécutée au monde » en 2019 par l’ONU, les Rohingyas sont victimes depuis plusieurs décennies d’une discrimination systématique. Ils formaient déjà avant la crise de 2017 la plus grande communauté apatride au monde, dont la population est estimée entre 1,5 et 3 millions de personnes selon les sources.

Several movements and risks have affected and transformed the Indian Ocean in the 21st century – both sea and land areas. Among them the major Rohingya Crisis, a Muslim minority in coastal Rakhine State (or Arakan) persecuted by the country’s Buddhist majority, has broken up in 2017 – violences have actually started in 2012. It carries an important risk of instability for the whole Eastern part of the Ocean – and even for the whole Indian Ocean? Leading to one of the worst humanitarian disasters of our time, the forced exodus of almost 720,000 Rohingya people (sources agree about this estimate) towards neighboring Bangladesh in order to escape abuses perpetrated by the Burmese Army (Tatmadaw) is of unprecedented scale. It has indeed dramatically upset both migratory flows and internal geopolitical datas within the Indian Ocean. Considered as “the world’s most persecuted minority” in 2019 by the United Nations, the Rohingya people have been systematically discriminated for several decades. Before the 2017 crisis they already were the world’s largest stateless community. According to sources their population is estimated between 1.5 and 3 million people.

DOI  : 10.26171/carnets-oi_0709

Pays bordier de l’océan Indien avec 1930 km de côte sur la rive septentrionale de cet océan, la Birmanie s’est soudainement ouverte en 2011 après cinquante ans d’isolement international, en engageant de courageuses réformes économiques et une incertaine « transition démocratique ». Parmi les mouvements et les risques affectant et transformant l’océan Indien au XXIe siècle (espaces maritimes comme terrestres), la crise majeure des Rohingyas, une minorité musulmane persécutée dans l’État côtier de Rakhine (ou Arakan) par la majorité bouddhiste de Birmanie, qui a éclaté en 2017 (les violences ont commencé en réalité dès 2012), comporte un risque important de déséquilibre pour toute la partie orientale de l’océan – voire même pour tout l’océan Indien ?

À l’origine d’un des plus grands désastres humanitaires de notre époque, l’exode forcé de près de 720 000 Rohingyas (les sources s’accordent sur cette esti­mation) vers le Bangladesh voisin afin d’échapper aux exactions perpétrées par l’ar­mée birmane (Tatmadaw), d’une ampleur sans précédent, bouleverse en effet tout à la fois les flux migratoires et les données géopolitiques internes de l’océan Indien, de manière dramatique1. En générant d’importants flux migratoires, tout à la fois par voie maritime (essentiellement vers Sri Lanka et les îles Andaman et Nicobar, appartenant à l’Inde, à travers le golfe du Bengale ; et vers la Malaisie et l’Indonésie à travers la mer d’Andaman et le détroit de Malacca) et par voie terrestre (vers Singapour et l’Indonésie à travers la Thaïlande et la Malaisie) ; enfin vers le Bangladesh voisin surtout, par les deux voies, maritime et terrestre. Avec en outre des embarcations d’infortune échouant aux Mergui, un archipel birman au large de la côte sud-ouest du pays, composé de 800 îlots.

Cette contribution d’histoire du temps présent (ou « histoire immédiate ») souhaite insister notamment sur les racines coloniales de cette crise complexe, sous-estimées la plupart du temps dans le traitement médiatique de cette crise. Après trois guerres anglo-birmanes (1824-1826, 1852 et 1885), la Birmanie fut en effet rattachée au Raj britannique en 1886. Elle en fut détachée en 1937 avant de gagner son indépendance en 1948. De nombreuses difficultés relatives au sujet demeurent cependant, notamment la rareté voire l’absence de données fiables, la rétention d’in­formations par les autorités birmanes et l’instrumentalisation de la question rohingya, tant par le gouvernement lui-même que par des groupes islamistes.

La désillusion des partenaires de la Birmanie est aujourd’hui à la hauteur de l’espoir né de l’ouverture en 2011, aussi inattendue qu’incertaine2, de ce « pays ermite » après cinquante ans d’isolement international. La junte militaire en place depuis le coup d’État du général Ne Win en 1962 avait alors transféré le pouvoir à un gouvernement présenté à l’étranger comme « quasi civil ». S’agissait-il alors d’un malentendu3 ? Un enthousiasme mondial, non dénué d’arrière-pensées économiques, avait alors salué la naissance miraculeuse d’un « nouvel eldorado » asiatique à très fort potentiel de développement. Le pays, riche de ressources naturelles très abondantes (gaz naturel, pétrole, bois, minerais et pierres précieuses4 notamment), était en effet alors dépourvu d’infrastructures de transport, de réseaux de télécommunication, d’accès à Internet et de secteur bancaire.

À partir de 2017, cette crise des Rohingyas a brusquement rappelé au monde entier les profondes fragilités structurelles de la Birmanie. Le pays est notamment en proie à des tensions intercommunautaires qui le minent5. Et ce alors que pas moins de 135 groupes ethniques officiellement reconnus s’y côtoient sur un territoire plus vaste (676 578 km²) que la France et le Benelux réunis. À l’origine de l’une des pires crises humanitaires mondiales, l’exode forcé de centaines de milliers de Rohingyas fuyant les exactions perpétrées par l’armée birmane (Tatmadaw) a lourdement compromis les efforts de réformes entrepris par le pays depuis 2011. Au point d’hypo­théquer la réussite de la « transition démocratique » engagée par la Birmanie, une « belle histoire » birmane semblant avoir aveuglé les observateurs du pays, et de déséquilibrer la région tout entière.

Les Rohingyas, plus grande communauté apatride au monde

L’Arakan, peuplé de bouddhistes et de musulmans depuis la fin du XVe siècle (cette coprésence est attestée dans les sources), a été rebaptisé État de Rakhine en 1989 par la junte militaire au pouvoir. Les Britanniques, qui l’avaient annexé en 1826 (à l’issue d’une première guerre anglo-birmane, il y en aura trois jusqu’à l’annexion totale du pays en 1885), avaient installé des migrants musulmans du Bengale pour développer la riziculture sur les terres fertiles des Arakanais bouddhistes ayant fui à l’arrivée des Britanniques. Engagés pour cette raison auprès de l’ancien colonisateur britannique, les Rohingyas sont de ce fait détestés comme des « traîtres » par les bouddhistes, qui ne leur ont jamais pardonné cet engagement. Il s’agit donc au départ d’une question foncière, ce qui est trop rarement rappelé.

Considérés comme « la minorité la plus persécutée au monde » en 2019 par l’ONU, les Rohingyas sont des musulmans sunnites, victimes depuis plusieurs décen­nies d’une discrimination systématique. Ils formaient déjà avant la crise de 2017 la plus grande communauté apatride au monde. La population est estimée entre 1,5 et 3 millions de personnes, selon les sources, soit la plus nombreuse des communautés musulmanes de Birmanie. Des libertés fondamentales telles que la libre circulation dans le pays, l’accès à des services publics comme l’éducation et les droits élémentaires tels que le mariage ou le vote leur sont notamment refusés en vertu d’une loi restrictive datant de 1982 sur la citoyenneté birmane, dont ces parias dépourvus de nationalité, apatrides de jure, sont exclus pour cette raison juridique. Les bouddhistes de la région les appellent « métèques ». Le pouvoir birman, quant à lui, les appelle « Bengalis » pour mieux les considérer comme des étrangers venus « des Indes ».

L’hostilité entre bouddhistes et musulmans dans le contexte birman

Dans les années 1920, Rangoun, à l’embouchure du delta de l’Irrawaddy, « fleuve-mère » de Birmanie, est le second port d’immigration dans le monde après New York. On y trouve pagodes, mosquées, églises, temples, synagogues, etc. : les minorités religieuses coexistent pacifiquement dans ce port marchand parmi les plus cosmopolites du monde.

Le bouddhisme, proclamé religion d’État en 1958 en Birmanie, serait aujour­d’hui pratiqué par 88 % de la population birmane, selon le recensement de 20146. L’émergence d’un nationalisme bouddhiste birman, dans sa forme la plus extrémiste, est relativement récente7. L’association Ma Ba Tha, Patriotic Association of Myanmar, a en effet été fondée en 2014. Le moine bouddhiste birman Wirathu, leader du mouve­ment anti-musulman en Birmanie, a fait la couverture du magazine américain Time en 2013 (« The Face of Buddhist Terror »), avant d’être le sujet d’un documentaire, Le Vénérable W. (Barbet Schroeder, 2017) et d’être interdit de sermon par le sangha (clergé bouddhiste). La diffusion par les médias birmans d’images associant islam et terrorisme crée le fantasme d’une « islamisation » du pays, alors que les musulmans ne représentent que 4,7 % de la population birmane8.

Contrairement à la présentation qui en est souvent faite en Occident, l’affron­tement entre bouddhistes birmans theravada et musulmans rohingyas sunnites n’est toutefois pas que religieux. Pour le gouvernement birman en effet, il s’agit d’abord de lutter contre une menace pour la sécurité intérieure, de type terroriste. La tragédie des Rohingyas a suscité en réaction la vive colère de gouvernements de pays musulmans (Indonésie, Turquie, Pakistan, Iran, Arabie saoudite, etc.), dont certains sont des États riverains de l’océan Indien. L’appel à la solidarité entre coreligionnaires musulmans d’Asie, émanant notamment de responsables d’Al-Qaïda au Yémen et de l’internationale des jihadistes, a-t-il été entendu ? Le recrutement de guérilleros rohingyas désespérés par des extrémistes jihadistes apparaît toujours comme un risque réel, renforcé par les liens tissés avec la diaspora rohingya installée au Pakistan et en Arabie saoudite depuis 2009.

Le soutien avéré, financier en particulier, apporté par des groupes indo­nésiens et malaisiens d’Al-Qaïda et de l’organisation État islamique à l’Armée du salut des Rohingyas de l’Arakan (Arakan Rohingya Salvation Army, ARSA) apparue en octobre 2016, inquiète. La rébellion armée dément cependant tout lien avec ces groupes terroristes et affirme ne recevoir de fonds d’aucune organisation. L’ARSA, mal équipée, a lancé un appel à la paix et demandé l’égalité ethnique entre tous les Birmans. Sa principale revendication se limite à faire valoir les droits dont les Rohingyas sont dépourvus. Elle ne revendique pour l’instant aucun séparatisme.

Les pays voisins de la Birmanie ont tout intérêt au retour de la stabilité dans ce pays, pour des raisons tout autant économiques que politiques. La plupart des États d’Asie du Sud-Est connaissent d’ailleurs des difficultés avec des minorités ethniques et religieuses. En Thaïlande par exemple, le gouvernement est en guerre depuis des années contre des séparatistes musulmans à l’extrême sud du pays. Enfin, près d’un million de Rohingyas sont, au total, arrivés depuis 2012 sur le sol du Bangladesh, voisin occidental de la Birmanie, pour y trouver asile. Les deux pays ont signé en novembre 2017 un accord fragile portant sur le rapatriement des Rohingyas, que le Bangladesh, le pays le plus densément peuplé de la planète (en dehors de micro-États), ne peut toutefois pas accueillir sur le long terme9.

Le gouvernement birman s’est engagé auprès de la communauté internationale à faciliter le retour des Rohingyas10. Cependant, ces derniers, ayant dû massivement fuir dans un contexte de terreur en 2017, demeurent effrayés à l’idée d’être « accueillis » par les mêmes brigades qui les ont expulsés. Deux tentatives de retour forcé de ces réfugiés, en novembre 2018 puis en août 2019, ont ainsi échoué. Trois conditions à leur retour en Birmanie ont été posées par les Rohingyas à l’occasion du deuxième anniversaire de leur exil en août 2019 : des garanties quant à leur sécurité ; l’obtention de la nationalité birmane ; et le retour dans leurs villages, quittés en 2017. Aucune de ces conditions n’est respectée à ce jour.

Comment juger les exactions alléguées contre les Rohingyas ?

Zeid Ra’ad Al Hussein, haut-commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme, a parlé en 2017 de « cas d’école du nettoyage ethnique » pour qualifier les violences perpétrées par l’armée birmane contre les Rohingyas. Avant d’accuser la Birmanie d’avoir sciemment « planifié » ses attaques contre cette communauté. En 2018, une mission d’enquête internationale indépendante des Nations Unies a présenté un rapport détaillant les exactions commises : « assassinats », « disparitions », « tortures », « violences sexuelles »« travail forcé », etc. - soit « les crimes les plus graves au regard du droit international ». Une fin de non-recevoir a été adressée en retour à l’ONU par le chef de l’armée birmane, objectant que l’organisation n’avait pas le « droit d’interférer » dans les affaires intérieures birmanes, en respect du principe de non‑ingérence.

Ces crimes, étayés par des preuves matérielles indéniables, sont maintenant falsifiés et réinterprétés par l’armée birmane afin de les faire entrer dans le « roman national » birman. Ainsi, pour le gouvernement birman, il s’agissait, en août 2017, d’une « campagne de lutte antiterroriste » visant à neutraliser la menace islamiste émanant de « rebelles » de la guérilla rohingya. L’attaque de militants de l’ARSA contre des postes frontières le 25 août 2017, un tournant, justifiait selon lui les sanglantes représailles qui suivirent. La préméditation et l’intention génocidaire, cependant, ne font aujourd’hui plus de doute : cette attaque fut saisie comme une opportunité par l’armée birmane pour engager un « possible génocide », selon l’ONU, même s’il convient de demeurer prudent quant à l’emploi de ce terme ; préparé et organisé, avec un mode opératoire répété dans plusieurs villages et des milices civiles armées et entraînées pour tuer.

Dès lors, la comparution pour « crime contre l’humanité » devant la Cour pénale internationale (La Haye) d’Aung San Suu Kyi, lauréate du prix Nobel de la paix 1991, est-elle envisageable ? La Constitution birmane n’accorde aucun pouvoir sur les affaires militaires à la « Dame de Rangoun », chef de facto du gouvernement birman depuis mars 2016 avec le double titre de ministre des Affaires étrangères et de « conseillère d’État ». Plusieurs voix ont réclamé que la prestigieuse récompense lui soit retirée. Un tel retrait est statutairement impossible, a fait savoir le comité Nobel norvégien. La Cour pénale internationale a, de son côté, ouvert en 2018 un examen préliminaire, première étape d’un processus pouvant aboutir (ou non) à une enquête du tribunal sis à La Haye.

Un nouveau renforcement de l’influence chinoise dans l’océan Indien par la Birmanie ?

Dominant largement l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN), créée en 1967 et rejointe en 1997 par la Birmanie, la Chine, bien qu’elle n’en fasse pas partie, a développé des relations de type tributaire avec ses voisins asiatiques. Elle les considère encore aujourd’hui peu ou prou comme ses vassaux, notamment le Vietnam et la Birmanie. Le soutien apporté par Pékin aux armées rebelles de plusieurs minorités ethniques birmanes près de sa frontière est ainsi un secret de Polichinelle. Le respect, dans le cadre de l’ASEAN, du principe de non-ingérence dans les affaires intérieures des pays membres a entraîné un laissez-faire en matière de violation des droits de l’homme.

Les enjeux autour du Rakhine dépassent cependant le simple cadre national birman. La Birmanie représente un intérêt stratégique et économique considérable pour la Chine. En effet, 80 % du pétrole importé par la Chine transite par voie maritime par le détroit de Malacca, foyer de piraterie endémique, et la mer de Chine méridionale, où des contentieux territoriaux opposent la Chine aux pays riverains11. Alors que la Chine est devenue le premier importateur de pétrole au monde, on comprend tout l’intérêt que représente pour Pékin un accès par les côtes birmanes aux ressources en hydrocarbures du golfe du Bengale. Il s’agit pour elle d’ouvrir une « nouvelle route maritime de la soie » en prolongement de son fameux « collier de perles » qui s’étend sur les rives de l’océan Indien.

Le gazoduc (2013), doublé d’un oléoduc (2015), construits et financés par Pékin entre le Rakhine et le Yunnan chinois s’inscrivent dans cette perspective, créant un corridor énergétique chinois. La construction en 2016 par la Chine d’un port en eau profonde et d’une zone économique spéciale à Kyaukpyu répond au port construit par New Delhi à Sittwe12. Des gisements de titane, d’aluminium, d’uranium, de nickel et de terres rares ont en outre été découverts au Rakhine. Un secret d’État. Une population n’est-elle dès lors pas souhaitable au Rakhine afin de pouvoir mieux exploiter ces ressources convoitées ? La situation géographique de la Birmanie, pivot entre la Chine de l’intérieur et l’océan Indien13, apparaît idéale aux yeux de Pékin. L’océan Indien sera en effet fondamental pour les Chinois dans les décennies à venir. La Birmanie peut-elle dès lors devenir leur « Californie », dans la mesure où elle peut fournir un accès à une seconde côte tant recherché en application de la stratégie chinoise dite « des deux océans »14, Pacifique et Indien15 ? L’idée d’un « grand jeu » sino-indien en Birmanie, cliché certes séduisant, peut toutefois être discutée16. La partie de bras fer jouée entre l’Inde et la Chine en Birmanie apparaît malgré tout nettement à l’avantage de Pékin, malgré la velléité de New Delhi de contrer l’influence chinoise en Birmanie17. Cette dernière a su aussi développer une résistance active face aux appétits de ses deux menaçants voisins.

Un risque de déstabilisation voire de poudrière régionale ?

La grande diversité ethnique et religieuse de la Birmanie présente un potentiel non négligeable, bien qu’à relativiser, de déstabilisation régionale. C’est d’ailleurs pour mieux contrôler les minorités ethniques rebelles dans les marges du pays que le gouvernement a transféré en 2005 la capitale birmane de Rangoun à Naypyidaw dans le centre du pays. La gestion de cette diversité ethnique et religieuse déterminera assurément l’avenir du pays dans la perspective des élections générales de 2020. En 2015, un risque de surchauffe de l’économie birmane inquiétait ses partenaires. Dorénavant, une implosion ou une fragmentation (une « balkanisation ») du pays est-elle à craindre ?

L’année 2020 pourrait être un tournant – ou de rupture – pour la Birmanie, prédisent les très nombreux astrologues et numérologues birmans dans un pays très superstitieux. Parmi les scénarios évoqués, l’hypothèse d’un retour des militaires, redoutée, n’est pas écartée, y compris par les chancelleries occidentales. Alors que, compte tenu des groupes ethniques constitutifs du pays, ce dernier a tou­jours été soumis à des forces centrifuges semblant irrépressibles, l’armée, après des décennies de militarisme autocratique, se présente en effet comme l’unique garant de l’unité si précaire de la nation birmane18 ; et comme le seul corps capable d’éviter un retour au néocolonialisme, l’expérience de la colonisation britannique (1824-1948) ayant profondément traumatisé la Birmanie19. Fût-ce par l’usage de la violence et de moyens coercitifs.

L’armée birmane, fondée par le général Aung San, père d’Aung San Suu Kyi, laisserait-elle la situation dégénérer au Rakhine afin de justifier une reprise en main du pays par la force ? La Constitution birmane de 2008 l’a dotée d’un quart des sièges dans les deux chambres du Parlement20 ; des trois ministères clés de la Défense, de l’Intérieur et des Frontières ; et d’un droit de veto de facto contre tout amendement à cette Constitution. Elle légitime aussi et surtout une reprise du pouvoir par l’armée en cas de menace considérée comme avérée à la sécurité nationale. Le « possible génocide » des Rohingyas, rendu faisable par une collusion entre généraux et moines bouddhistes radicaux, profite ainsi à l’armée birmane, soucieuse que le pays se rassemble autour d’elle.

Le gouvernement birman refuse aux Rohingyas confinés dans des camps de concentration interdits aux étrangers un accès à des soins médicaux, à toute ressource alimentaire et à l’aide humanitaire internationale qui leur est destinée. Il continue ainsi sa répression mortelle, sans témoins extérieurs21. « Affamer et affai­blir systématiquement une population caractérisent une forme de génocide », poin­te l’organisation non gouvernementale Fortify Rights. Le gouvernement birman cherche-t-il à rendre la vie si invivable aux Rohingyas de manière à ce que ceux-ci soient contraints de quitter la Birmanie d’eux-mêmes ? Alors qu’un rapport accablant vient de dénoncer les « défaillances systémiques » rencontrées entre 2010 et 2018 par l’ONU dans la gestion de cette crise22, les responsables de ces crimes doivent être poursuivis. La « minorité la plus persécutée au monde » attend en effet qu’on lui rende rapidement justice.

La préparation des élections générales de 2020

La réouverture au public en décembre 2017 du Secrétariat, imposant siège administratif de la Birmanie britannique à Rangoun, où le général Aung San, père d’Aung San Suu Kyi, fut assassiné le 19 juillet 1947 par l’un de ses rivaux, et l’érection ces derniers mois de monuments en son honneur attestent d’un culte grandissant de la mémoire du très populaire héros de l’indépendance birmane. La pièce où le général fut tué a été convertie en salle de prière bouddhiste. Le 19 juillet est devenu le Jour des martyrs en Birmanie. Sa fille, qui répète à l’envi qu’elle n’est pas une « icône » – cette image révérencieuse l’agace –, mais bien plutôt une « politicienne », revendique fièrement cette filiation, à l’instar d’une Indira Gandhi en Inde ou d’une Benazir Bhutto au Pakistan, autres célèbres héritières asiatiques en leur temps. Le calendrier électoral n’est sans doute pas étranger à ce regain d’activité mémorielle autour de la figure du père de la nation birmane.

Le général Aung San envisageait une Birmanie bâtie sur le principe de « l’union dans la diversité ». Il fit deux promesses lourdes de conséquences politiques aux populations minoritaires de Birmanie à l’issue de la conférence de Panglong (février 1947) : une structure fédérative qui les aurait intégrées pacifiquement, compa­rable à ce que fut en Europe la Yougoslavie (1929-2003) ; et un droit de sécession. Cet accord – une bombe à retardement ? – ne fut jamais mis en œuvre. La « fille du héros », qui veut venger son père et poursuivre son action inachevée, entretient savamment ce précieux héritage. En Occident, l’enthousiasme pour la « Dame de Rangoun », hier adulée, aujourd’hui condamnée, s’est transformé en disgrâce. Celle-ci aurait-elle uti­lisé le capital de sympathie apporté par le Prix Nobel pour couvrir l’armée birmane en campagne de génocide ? L’intéressée répète que « le point de vue occidental » sur la question rohingya ne correspond pas à la complexe réalité birmane. Dès lors, les pays occidentaux doivent-ils privilégier des sanctions ciblées contre l’armée birmane pour violations des droits de l’homme, comme les mesures annoncées le 25 juin 2018 par l’Union européenne et le Canada contre sept hauts responsables birmans, et/ou soutenir financièrement le rapatriement des exilés rohingyas vers la Birmanie ? La relation entre basses terres centrales, dominées par l’ethnie majoritaire bamar, et hautes terres périphériques, contrôlées par les ethnies minoritaires rebelles armées, demeure le nœud gordien, non tranché à ce jour, de la Birmanie.

Quelle évolution depuis 2019 ?

La comparution d’Aung San Suu Kyi en décembre 2019 devant la Cour internationale de justice (CIJ) à La Haye (Pays-Bas) n’a finalement provoqué qu’un renforcement du soutien de la population birmane à la dirigeante, confirmé dans les urnes : en novembre 2020, le triomphe électoral enregistré par la Ligue nationale pour la démocratie (NLD), le parti de la « Dame », a consacré l’adulation nationaliste dont elle est l’objet en Birmanie, contrastant avec la dégradation de son image en Occident. Devant la CIJ, la nécessité d’opérations militaires de « contre-insurrection » au Rakhine est avancée (le mot de « massacre » est soigneusement évité) dans le contexte d’un « conflit armé interne ». Le transfert, en décembre 2020, de certains réfugiés rohingya sur une île au Bangladesh, Bhasan Char, où le manque d’infrastructures notamment sanitaires et le risque d’isolement semblent élevés, apparaît comme une solution de relocalisation – forcée ? – controversée car peu viable à terme. S’agit-il en effet d’un nouveau camp de réfugiés maritime pour des Rohingyas dont l’errance apparaît sans fin ?

Quel effet, enfin, le coup d’État militaire survenu le 1er février 2021 en Birmanie, le quatrième en 63 ans, peut-il avoir sur la question rohingya ? Risque-t-il de détourner l’attention du monde sur le sort de cette minorité ou, au contraire, de la focaliser ? Dans l’actuel chaos engendré par ce bouleversement, qui n’a pas surpris les observateurs du pays, il s’agit d’une des inconnues, parmi de nombreuses autres, d’une trajectoire birmane décidément bien singulière et incertaine.

1 Amaury Lorin, « Birmanie : désastre humanitaire, déstabilisation régionale », Questions internationales (La Documentation française), n° 93

2 Amaury Lorin, « Birmanie (Myanmar) : une ouverture incertaine », Questions interna­tionales (La Documentation française), n° 77, janvier-février 

3 Mary P. Callahan, Making Enemies: War and State Building in Burma, Ithaca, Cornell University Press, 2005 ; Égreteau Renaud et Jagan Larry, Soldiers

4 Joseph Kessel, La vallée des rubis, Paris, Gallimard, 1955 : Amaury Lorin, « Discover a land of treasures in Mogok », The Myanmar Times, supplément

5 Jacques P. Leide, « Rohingya: The Name, the Movement and the Quest for Identity », in Nation Building in Myanmar, Rangoun, Myanmar EGRESS/Myanmar

6 « Census results: The full picture », The Myanmar Times, 1er juin 2015, p. 1. Le premier recensement post junte militaire depuis trente ans

7 Bénédicte Brac de la Perrière, « Ma Ba Tha : les trois syllabes du nationalisme religieux birman », L’Asie du Sud-Est 2015 : bilan, enjeux et

8 « Census results: The full picture », op. cit.

9 Bill Richardson, « The West’s role in fixing the Rohingya crisis », Time, 19 mars 2018, p. 19-20.

10 Kenneth Wong, « Time to Return Home? », The Irrawaddy, juin 2015, p. 18-21.

11 Myint-U Thant, Where China Meets India: Burma and the New Crossroads of Asia, Londres, Faber & Faber, 2011, p. 119-140.

12 Éric Frécon, « Sittwe : point de (dés)équilibre social et diplomatique au cœur d’une Birmanie en mutation ? », Paris, Asia Centre/DGRIS

13 Amaury Lorin, « Le pivot birman, entre Inde et Chine », Paris, Asia Centre/DGRIS, Obser­vatoire Asie du Sud-est, Étude trimestrielle pays, n° 3

14 Robert D. Kaplan, Monsoon: The Indian Ocean and the Future of American Power, New York, Random House Trade Paperback, 2011, p. 277-293.

15 Ibid., p. 5-17.

16 Gilles Boquérat, « India’s Confrontation with Chinese Interests in Myanmar », in Frédéric Grare et Amitabh Mattoo (éd.), India and ASEAN: The

17 Robert D Kaplan., Monsoon, op. cit., p. 213-239.

18 Renaud Égreteau, Histoire de la Birmanie contemporaine : le pays des prétoriens, Paris, Fayard, 2010, p. 103-190.

19 Michael W. Charney, A History of Modern Burma, Cambridge, Cambridge University Press, 2009, p. 5-17 ; Amaury Lorin, « Blood and Spirit: Reading

20 Renaud Égreteau, « Patterns of Military Behaviour in Myanmar’s New Legislature », Asia Pacific Bulletin, n° 233, 24 septembre 2013.

21 Nicholas Kristof, « A slow-motion genocide », The New York Times, 3-4 mars 2018, p. 7.

22 Guy Dinmore, « Big stick or softly-softly? UN split over tackling human rights in Myanmar », The Myanmar Times, 11 juin 2015, p. 3.

Bibliographie sélective récente

Debomy F., Aung San Suu Kyi, l’armée et les Rohingyas, Paris, L’Atelier, 2018.

Égreteau R., Caretaking Democratization: The Military and Political Change in Myanmar, Oxford, Oxford University Press, 2016.

Ibrahim A., The Rohingyas: Inside Myanmar’s Hidden Genocide, Londres, Hurst & Co., 2016.

Jaquet C., Unité et diversité : les défis de la transition birmane, Paris, MkF éditions, 2015.

Lall M., Understanding Reform in Myanmar: People and Society in the Wake of Military Rule, Londres, Hurst & Co., 2016.

Lorin A., Le pivot birman, entre Inde et Chine, Paris, Asia Centre/DGRIS, 2015.

Philip B., Aung San Suu Kyi, l’icône fracassée, Paris, Équateurs, 2017.

Sfeir A. C., Histoire de la Birmanie : des rois de Pagan à Aung San Suu Kyi, Paris, Tallandier, 2018.

1 Amaury Lorin, « Birmanie : désastre humanitaire, déstabilisation régionale », Questions internationales (La Documentation française), n° 93, septembre-octobre 2018, p. 113-119.

2 Amaury Lorin, « Birmanie (Myanmar) : une ouverture incertaine », Questions interna­tionales (La Documentation française), n° 77, janvier-février 2016, p. 102-110.

3 Mary P. Callahan, Making Enemies: War and State Building in Burma, Ithaca, Cornell University Press, 2005 ; Égreteau Renaud et Jagan Larry, Soldiers and Diplomacy in Burma: Understanding the Foreign Relations of the Burmese Praetorian State, Singapour, National University of Singapore Press, 2013.

4 Joseph Kessel, La vallée des rubis, Paris, Gallimard, 1955 : Amaury Lorin, « Discover a land of treasures in Mogok », The Myanmar Times, supplément « Weekend », n° 17, 10-16 juillet 2015, p. 16-17.

5 Jacques P. Leide, « Rohingya: The Name, the Movement and the Quest for Identity », in Nation Building in Myanmar, Rangoun, Myanmar EGRESS/Myanmar Peace Center, 2013, p. 204-255.

6 « Census results: The full picture », The Myanmar Times, 1er juin 2015, p. 1. Le premier recensement post junte militaire depuis trente ans, organisé en 2014 en Birmanie, a révélé que le pays comptait 51,5 millions d’habitants. L’estimation de 60 millions d’habitants qui circulait jusqu’alors était fondée sur des estimations erronées, fondées sur le précédent recensement de 1983.

7 Bénédicte Brac de la Perrière, « Ma Ba Tha : les trois syllabes du nationalisme religieux birman », L’Asie du Sud-Est 2015 : bilan, enjeux et perspectives, Pesses, Abigaël et Robinne François (éd.), Paris-Bangkok, Les Indes savantes-IRASEC, 2015, p. 31-44.

8 « Census results: The full picture », op. cit.

9 Bill Richardson, « The West’s role in fixing the Rohingya crisis », Time, 19 mars 2018, p. 19-20.

10 Kenneth Wong, « Time to Return Home? », The Irrawaddy, juin 2015, p. 18-21.

11 Myint-U Thant, Where China Meets India: Burma and the New Crossroads of Asia, Londres, Faber & Faber, 2011, p. 119-140.

12 Éric Frécon, « Sittwe : point de (dés)équilibre social et diplomatique au cœur d’une Birmanie en mutation ? », Paris, Asia Centre/DGRIS, Observatoire Asie du Sud-est, Étude quadrimestrielle, n° 3, 2013, p. 6-8.

13 Amaury Lorin, « Le pivot birman, entre Inde et Chine », Paris, Asia Centre/DGRIS, Obser­vatoire Asie du Sud-est, Étude trimestrielle pays, n° 3, 2015 ; Steinberg David I., Burma/Myanmar: What everyone needs to know, Oxford, Oxford University Press, 2010, p. 162 ; Lintner Bertil, Great Game East: India, China and the Struggle for Asia’s Most Volatile Frontier, New Delhi, Harper Collins India, 2012.

14 Robert D. Kaplan, Monsoon: The Indian Ocean and the Future of American Power, New York, Random House Trade Paperback, 2011, p. 277-293.

15 Ibid., p. 5-17.

16 Gilles Boquérat, « India’s Confrontation with Chinese Interests in Myanmar », in Frédéric Grare et Amitabh Mattoo (éd.), India and ASEAN: The Politics of India’s Look East Policy, New Delhi, CSH-Manohar, 2001, p. 161-190.

17 Robert D Kaplan., Monsoon, op. cit., p. 213-239.

18 Renaud Égreteau, Histoire de la Birmanie contemporaine : le pays des prétoriens, Paris, Fayard, 2010, p. 103-190.

19 Michael W. Charney, A History of Modern Burma, Cambridge, Cambridge University Press, 2009, p. 5-17 ; Amaury Lorin, « Blood and Spirit: Reading beyond Orwell for a glimpse of British Burma », The Myanmar Times, n° 710, 30 décembre 2013-5 janvier 2014, p. 35 ; et « A critic in Katha Searching for the essence of colonial times », The Myanmar Times, n° 725, 14-20 avril 2014, p. 34-35.

20 Renaud Égreteau, « Patterns of Military Behaviour in Myanmar’s New Legislature », Asia Pacific Bulletin, n° 233, 24 septembre 2013.

21 Nicholas Kristof, « A slow-motion genocide », The New York Times, 3-4 mars 2018, p. 7.

22 Guy Dinmore, « Big stick or softly-softly? UN split over tackling human rights in Myanmar », The Myanmar Times, 11 juin 2015, p. 3.

Amaury Lorin

Professeur d’histoire-géographie, docteur en histoire de l’Institut d’études politiques de Paris, ancien boursier de l’École française d’Extrême-Orient, Lycée Angellier à Dunkerque (académie de Lille)
amaury.lorin@sciencespo.fr