Philosophie du Bharatanatyam

Bharatanatyam philosophy

Philippe Merlier

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Philippe Merlier, « Philosophie du Bharatanatyam », Carnets de recherches de l'océan Indien [En ligne], 9 | 2023, mis en ligne le 01 mars 2023, consulté le 21 novembre 2024. URL : https://carnets-oi.univ-reunion.fr/896

Qu’est-ce qu’une danse cosmique à la mesure de l’humain ? En quel sens la danse classique du sud de l’Inde est-elle une danse du Milieu ? Quel lien spirituel unit danseur et spectateur ? Le présent article tente d’explorer quelques rapports entre le Bharatanatyam et la philosophie indienne, à travers les notions d’hospitalité, mouvement, expression des émotions, représentation, incarnation, symbole.

What is a cosmic dance to the measure of the Human? In what sense is the classical dance of South India a dance of the middle way? What spiritual relation unites dancer and spectator? This article seeks to explore some relationship between Bharatanatyam and Indian philosophy, through the notions of hospitality, movement, expression of emotions, representation, incarnation, symbol.

Le Bharata-Natyam est l’une des danses classiques du sud de l’Inde. Le terme est construit sur bha-ra-ta, premières syllabes respectives de bavam (l’expression du visage), ragam (la musique) et thalam (le rythme) ; le natya désigne l’aspect théâtral de la danse – la danse s’appuie sur le théâtre comme une ressource pour penser la dialectique de la philosophie classique indienne. Le présent article vise modestement à soutenir la proposition suivante : avec le Bharata-natyam, danse et philosophie indiennes ont une relation intrinsèque – alors que danse et philosophie européennes entretiennent des relations extrinsèques (la philosophie vient souvent, au mieux, expliquer ou justifier la chorégraphie – et parfois, au pire, lui apporter seulement une caution intellectuelle).

Le Bharata-Natyam est considéré comme une création divine dans la tradition hindoue, elle symbolise la naissance de l’univers. D’origine millénaire, elle est d’abord l’art des danseuses de temple (les danseuses de la cour d’Indra : les davadasi), qui met en mouvement les sculptures des karana propres à la statuaire des temples shivaïtes. C’est une danse qui a été interdite sous la domination coloniale britannique, puis autorisée sous les comptoirs français de Pondichéry.

Deux précisions préliminaires s’imposent. Primo, on pourrait m’objecter que mes références à la philosophie indienne, notamment celle à Nagarjuna, le philosophe bouddhiste critique du bouddhisme, ne coïncident pas avec la religion hindouiste en général, ni avec le shivaïsme en particulier, auquel la danse sacrée du Bharata-Natyam se réfère. Mais ce serait être aveuglé par deux préjugés : d’une part, le préjugé ethnocentrique occidental d’après lequel la pensée indienne n’est qu’une spiritualité et qu’il n’existerait pas de philosophie indienne ; d’autre part, le préjugé idéologique qui prétend que les doctrines spirituelles en Inde ne recèlent pas de spéculation philosophique ou métaphysique. François Chenet a montré de manière décisive le discernement nécessaire à toute approche de la pensée indienne :

alors que dans l’histoire de la philosophie occidentale les doctrines s’engendrent, d’une part, selon une perspective diachronique et causale (genèses, filiations) et, d’autre part, selon l’intelligibilité arborescente de traditions entrecroisées (parentés), l’« histoire » de la philosophie indienne, ressaisie dans son unité globale, requiert plutôt un regard simultané, attendu qu’elle apparaît à l’évidence beaucoup moins comme le récit du progrès de la pensée à travers les âges que comme le tableau de ses variations « en rhizome », lesquelles tendent, dans leur coexistence, à se résorber dans une sorte de présent omnitemporel1.

Secundo, le texte qui suit n’est que la modeste tentative d’un non indianiste pour dégager librement quelques-uns de ces « rhizomes », et entend n’être qu’une « variation » philosophique autour du thème de la danse indienne.

Principe philosophique

Le Bharata-Natyam prend sa source dans le Veda. Son premier principe philosophique, c’est d’unir (yoga) le psychisme (manas) au Soi (ātman). Il s’agit donc d’exprimer des lois cosmiques plutôt que des états émotionnels (même si ceux-ci sont présents, ils ne sont qu’un moment ou une étape indissociables). La danse des karanas (les cent-huit postures de base) est en elle-même un questionnement sur le sens de l’existence, dont le danseur n’est que l’interprète – dans tous les sens du terme, aussi bien au sens de l’acteur-danseur que du messager. Selon le texte qui codifie cet art (le Natya-sastra), elle met en scène « toutes les joies et les peines de la nature humaine. Cette représentation conduit le spectateur à expérimenter, en quelques instants fugitifs, le détachement. […] Le Soi est représenté par le spectateur, à la fois celui qui est assis dans le public et l’acteur-danseur capable de se détacher de ses rôles »2. L’union du psychisme au Soi est mise en œuvre (d’art) à différents niveaux. En effet, le danseur tantôt est sujet de la danse, tantôt joue le spectateur de son propre mouvement dansé : en alternant dans son jeu le voyant et le vu, il crée un lien complice et puissant avec le spectateur, comme s’il l’accueillait dans son point de vue scénique, et comme s’il était l’hôte de son adresse au divin – au sens où Derrida envisage l’hospitalité indienne, comme on va le voir maintenant.

Hospitalité indienne et danse sacrée

« Dans la culture indienne, tout étranger qu’on reçoit, à qui on accorde l’hospitalité, dans certaines conditions, est considéré comme un dieu, l’hôte est dieu. Quand je reçois un étranger humain, si tant est que cette distinction soit possible, le fait que je le traite comme un hôte revient à le tenir pour un dieu, et inversement, tout dieu est un hôte, le dieu est quelqu’un, est quelque un que je reçois. Alors, les temples sont des lieux d’hospitalité évidemment », dit Jacques Derrida3. Dans la mesure où la pensée indienne place l’âme (ātman) au centre de tout (au centre de l’univers, du cosmos), il n’y a pas d’humain, pas plus que de divin, d’animal ou même de vivant, qui me soit entièrement étranger. Tout fait corps dans le cosmos : telle est la sympathéia universelle. Et de même que le divin est autre, tout en ayant une part du Soi, l’autre a une part du divin en soi, et l’hospitalité véritable qui consiste à accueillir l’autre, consiste à l’accueillir avec son ou ses dieux. « Accueillir l’autre, c’est l’accueillir aussi, sinon comme dieu, du moins comme quelqu’un qui est théophore, qui porte du divin avec soi »4.

La danse indienne, souvent représentée dans les temples shivaïstes, est par essence théophore. Elle porte avec elle les divinités, elle les incarne, elle représente leur théogonie, leurs métamorphoses et leurs vies. C’est pourquoi la danse représente une si précieuse ressource pour plaire aux dieux, selon les hindous : c’est la part la plus haute et la plus créative de leur être. Shiva Nataraja est le danseur cosmique – Nataraja signifiant en sanskrit le roi de la danse. Il représente le cycle cosmique création / destruction, jour / nuit, masculin / féminin, diastole / systole : la danse classique indienne de Nataraja rythme à la fois le tout et la partie, le ciel et la terre, l’infiniment grand et l’infini petit, l’univers et l’être vivant. Nataraja symbolise aussi la transformation, la métamorphose constante du Tout. Car la danse est présente « dans chaque acte (kriya) des êtres vivants. Et dans chaque kriya il y a un rythme qui détermine un temps particulier à l’acte dont les battements sont en harmonie avec ceux de l’existence. Ce rythme est celui du cosmos », écrit Louis Frédéric5. Toute la pratique du Bharata-Natyam a comme modèle « cette danse de Shiva dans le cœur de l’homme, souligne Katia Légeret-Manochhaya : la danse de mort du soi souffrant de séparation se transforme par le sentiment océanique d’une participation aux rythmes de l’univers »6.

Shiva danse l’amour, à partir de « tous ses degrés émotionnels (bhāva) jusqu’à l’expérience psychique du détachement intérieur et de la joie impersonnelle et sans objet, but de l’expérience esthétique (rasa) »7.

Danser Shiva, représenter le danseur cosmique, ne va pas de soi et engage une grande responsabilité éthique et culturelle devant les spectateurs, qui se relient aux divinités en regardant le danseur. On comprend alors pourquoi l’expression corporelle joue un rôle essentiel.

Expression dans le Natya

La danse théâtrale du Bharata-Natyam est particulièrement expressive, avec son alphabet gestuel très riche et étendu. La technique d’expression (Abhinaya) permet au danseur de transmettre « tout ce qui est exprimable et ce qui ne l’est pas »8. Exprimer l’exprimable n’est déjà pas toujours évident, mais comment exprimer l’inexprimable ? C’est là un paradoxe typique des objections et contre-objections familières à la dialectique bouddhique et aux stances de la philosophie classique indienne, lorsque les dénégations conduisent elles-mêmes au rejet de la pensée duale et des dichotomies de l’entendement.

Nāgārjuna est l’un des plus grands représentants de la philosophie indienne dont l’examen critique procède par dialectique évacuatrice9. C’est contre la pensée dualisante qu’il pense le mouvement : il n’y a pas le mouvement (par exemple de la marche) et le repos, mais plutôt la marche, le marcheur et le trajet, tous trois ne pouvant exister séparément10. De même, plutôt que l’exprimable et le non-exprimable, il y a l’exprimé, l’exprimant et l’exprimer. Tout ce qui relève des six sens11 doit être conçu sur le triple schéma : sujet, objet, opération.

Les Navarasas sont les sentiments exprimés dans le Bharata-Natyam. Leurs neuf (nava) essences (rasas) sont l’amour, la joie, la tristesse, la colère, le courage, la peur, le dégoût, l’étonnement et la paix. Bien sûr, comme ce sont les sentiments essentiels, leurs combinaisons sont multiples et leurs déclinaisons variées. L’expression de ces variations et l’interprétation de ces nuances peuvent être alors d’une immense richesse. Par proprioception, le spectateur peut être transporté par l’expression de ces sentiments et c’est alors que se noue le fil invisible qui relie la danse théophore et le public.

« Quand ces sentiments sont ressentis à la fois par l’artiste et le spectateur, il se crée alors un lien, note Kamini Rangaradjou. Ce lien est aussi nommé rasa, l’essence. Les Navarasas doivent aboutir à ce rasa liant le danseur et le spectateur. Les philosophes indiens décrivent cet état comme un état de béatitude (nirvāna) »12. Sauf qu’à proprement parler, le nirvāna n’est pas un état, ni un étant, ni un être.

Nāgārjuna et le mouvement

Fidèle à sa méthode du tétralemme, Nāgārjuna démontre que le nirvāna n’est pas un être, ni un non-être, ni à la fois un être et un non-être, ni non plus ni être ni non-être13. Entre ces paires de contraires, l’extinction tient la voie du milieu. Mais le lien qui unit le danseur et le spectateur est en réalité lui-même mouvement. Dans le spectacle vivant, il y a échange entre la scène et la salle, et si le danseur se donne au spectateur, ce dernier lui donne en retour : il y a là aussi, une certaine forme d’hospitalité. Et parfois une commune union, peut-être une communion dans la vacuité entre l’accueillant et l’accueilli, dont les rôles deviennent indistincts. Car il n’y a jamais que le danseur et le spectateur, mais plutôt le danser, le danseur et le dansé. « Shiva, en dansant, réussit l’extraordinaire performance d’être à la fois le spectateur et l’acteur, la danse et le lieu où elle est exécutée. Shiva connaît seul toutes les danses : il y en a autant que de formes de création et de destruction », note L. Frédéric14.

Le tétralemme deviendrait alors : la danse, la non-danse, la danse et la non-danse, ni la danse ni la non-danse. Ce problème est vertigineux, mais le vertige exige l’équilibre, et l’équilibre passe inaperçu.

Coïncidence historique étonnante, Nāgārjuna, fondateur de l’école du Milieu, écrit ses Madhyamaka-kāritās à la même époque (IIème siècle de notre ère) que celle où paraît le Nâtya-shâstra de Bharata Mouni, le traité de codification du Bharata-Natyam. Mais Nāgārjuna interroge le mouvement d’une manière singulière, dans le deuxième chapitre de ses Stances (sûtra)15. Son raisonnement se fonde tout d’abord sur les trois modes temporels du mouvement : un mouvement passé n’est plus en mouvement, un mouvement à venir n’est pas encore en mouvement, et un mouvement en train de s’accomplir sans passé ni avenir n’est pas un mouvement. L’idée qu’il s’efforce de démontrer, c’est que le mouvement ne peut pas venir de l’extérieur de lui-même, d’ailleurs que du mouvement se faisant. On a tort de substantialiser le mouvement. Soutenir au contraire que le mouvement provient de l’intérieur du mouvement en cours, c’est imaginer à tort qu’il puisse être figé, et par conséquent sans mouvement. Donc le mouvement ne vient ni de l’extérieur, ni de l’intérieur.

Concevoir un mouvement qui meut le mouvement en acte supposerait non pas un, mais deux mouvements : le mouvement en acte et le mouvement qui le met en mouvement en son sein. Mais il ne faut pas penser le mouvement seulement dans les domaines de la physique et de la logique : Nāgārjuna ajoute la dimension du langage. Se mouvoir exige un agent – il n’y a pas de mouvement sans agent (kāraka) du mouvement – et cet agent est une puissance, non une substance. Le problème est qu’il n’y a pas de mouvement sans agent – il faut bien que le mouvement soit mû. Mais il n’y a pas non plus d’agent en mouvement sans mouvement, puisque l’acteur se meut. On ne commence pas un mouvement lorsqu’il est accompli : s’il est accompli c’est qu’il a déjà commencé et qu’il est en acte. Auteur EP2023-01-07T13:14:00EPMais on ne commence pas non plus un mouvement tant qu’on ne s’est pas encore mû. Et on ne le commence pas davantage lorsqu’on est déjà en train de se mouvoir. Auteur EP2023-01-07T13:12:00EPLe mouvement ne commence donc pas quand il a eu lieu, ni quand il n’a pas encore lieu, ni quand il est en train d’avoir lieu. Avant de commencer à marcher, ça ne marche pas et ça n’a pas marché (entendons-le dans les deux sens : cela ne comporte pas de mouvement, et ça ne fonctionne pas, ce n’est pas intelligible).

Nāgārjuna critique toute pensée dualisante, et contre-objecte à l’idée que le mouvement existe parce que son contraire – le repos, existe, qu’on ne peut pas dire que celui qui ne se meut pas stationne, pour la même raison qu’on ne peut pas dire que le marcheur marche – ce sont des tautologies. De surcroît, celui qui stationne ne fait pas rien, car 1°) en physique, tout repos est une vibration stationnaire, un mouvement sur place ; l’immobilité n’existe pas – comme le montrent les yogin ; et 2°) en grammaire sanskrite, la station est conçue comme l’activité d’un agent. Non seulement il n’est pas de mouvement sans agent du mouvement, mais mouvement et agent du mouvement ne peuvent être confondus (il ne peut y avoir unité de nature, il n’y a d’unité que de coproduction conditionnée). Si on détache l’agent du mouvement du mouvement lui-même, si on coupe le marcheur et la marche, alors un marcheur sans marche ne marche pas et une marche sans marcheur non plus. Il n’existe pas de mouvement sans agent et pas d’agent mobile sans mouvement. L’acte et l’agent, le mouvement et le mouvant ne sont ni identiques, ni différents ; l’agent se mouvant ne se confond pas avec son mouvement, il n’est pas identique à son mouvement, mais il n’y a pas non plus deux mouvements pour un agent en mouvement, car il n’est pas non plus différent de son mouvement. Il n’y a pas d’agent en mouvement avant (ni après) le mouvement. Il y a mouvement sans départ ni arrivée.

Le mouvement, en réalité, n’a ni début ni fin, comme tout dans le monde, d’ailleurs. Nāgārjuna ne dit pas que le mouvement n’existe pas, mais qu’on ne peut pas parler de mouvement si on considère le mouvement, l’agent du mouvement et le trajet séparément. Aucun des trois n’existe par soi-même tout seul. Acte, agir et agent sont interdépendants. Le mû, le mouvement et l’agent moteur sont inséparables, ils n’existent qu’en coproduction.

De même le dansé, le danser et le danseur sont indissociables. L’acte dansé (son trajet et son empreinte), l’agir de la danse en train de s’accomplir, et l’acteur-danseur – les trois se coproduisant. Et si l’on applique cette lecture du philosophe indien du milieu, le Bharata-Natyam nous apparaît aussi comme une danse qui se tient à « mi-lieux », entre l’humain et le divin. C’est aussi une danse dans laquelle la symétrie mathématique a une place prépondérante, avec la dimension géométrique des poses (karanas) sculpturales, le corps tenant l’équilibre entre les contraires, car il s’agit de danser l’univers, le Milieu avec ses contraires – soleil et lune, ciel et terre, création et destruction, etc. : « la danse de Shiva est elle-même la divinité, les gestes sont l’être même qui se réalise à travers eux, ceux-ci étant, au premier chef, sans signification et sans objet, le propre de la nature transcendantale de la divinité étant d’exister par elle-même et en elle-même, à la fois réalité et non-réalité, créatrice et destructrice »16. Le Bharata-Natyam danse le visible qui aspire à l’invisible, le particulier qui tend à l’universel, l’humain qui désire se relier au divin ; le Shabdam est ainsi une partie de la danse Alarippou « où la danseuse, représentant l’âme individuelle, souffre du désir impatient de son union avec le principe universel »17. L’expression de la danse indienne est dès lors de nature représentative certes, mais également symbolique, avec sa langue des gestes si singulière.

Sens, signe et symbole des mudrā

Le mudrā (geste de la main) est toujours suivi du regard, et le regard est suivi de l’esprit : la relation de la main à l’intelligence, dont on sait l’importante que lui accordait Aristote18, est dans la danse indienne un allant de soi, une évidence. Les mudrā ont chacun plusieurs significations, et expriment aussi les symboles divins. « Une qualité symbolique d’un dieu défini ne peut s’exprimer autrement que par le mudrā correspondant à la forme corporelle et terrestre de ce dieu, en l’occurrence un animal ou un être vivant »19, comme le taureau pour Shiva, le cygne pour Sarasvati, le paon pour Kartikeya, etc. Danser les multiples êtres vivants et les animaux eux-mêmes (l’aigle, le serpent, le lion, l’éléphant, le scorpion etc.) a un sens précis : cela sert à « rappeler à l’homme qu’il n’est qu’une forme possible dans l’univers »20.

On pourrait croire que des symboles de la main ne peuvent pas exprimer des idées abstraites ou des sentiments complexes ; c’est inexact car cela réduirait leur sens, leur essence et leur portée : les mudrā les représentent, notamment « par des symboles empruntés à la nature : l’eau représente un état de conscience, une fleur de lotus peut tenir la place de l’univers »21.

Dans la symbolique des gestes, les trente-deux mudrā de base et leurs variantes (plusieurs centaines) ont des significations différentes « selon la position qu’ils occupent par rapport au corps, l’émotion montrée et le mouvement général auquel ils appartiennent »22. Triple schéma ici encore : émotion, position, mouvement. La symbolique des mudrā est ainsi une langue des signes à part entière, de structure iconique. Elle est d’une richesse et d’une diversité inouïes, qui se combine avec la musique indienne qui l’est tout autant, avec ses vingt-deux micro-notes, ses assonnantes et ses dissonnantes, et ses rythmes « en accord avec les syllabes-guides ou Sholoukattous »23. On sait depuis Ferdinand de Saussure la différence qu’il y a entre langue et langage d’une part, entre geste et mouvement d’autre part. Mais ici, la langue de gestes est en même temps un langage de mouvements, et un langage en mouvement.

Concluons provisoirement notre variation. Le Bharata-Natyam est bel et bien une danse cosmique à la mesure de l’humain, et une danse du Milieu entre l’humain, le non-humain et le divin. Il est une danse océanique : il est le deuxième océan Indien – un océan intérieur et insondable. Danser demande de l’incarnation et son renouvellement continu, je n’ose dire des « ré-incarnations ». Il y a là aussi un dépassement dialectique du paradoxe que représente une réincarnation ici-bas, ici et maintenant, sur scène : une danse-événement qui fait lieu plus qu’elle n’a lieu, et même, qui fait milieu tout en faisant lieu. Le danseur offre son corps aux divinités et son âme s’enrichit sans cesse au fil de ses divines incarnations. On comprend mieux alors pourquoi les philosophes indiens comparent le Bharata-Natyam à « un océan dont on ne peut concevoir la profondeur en une seule vie »24.

1 François Chenet, La Philosophie indienne, Contribution d’un continent à la vie de l’esprit, II – 5, Paris, éd. A. Colin (Dunod), coll. « La Lettre

2 Katia Légeret-Manochhaya, Les 108 Karana, Danse et théâtre en Inde, Paris, éd. Geuthner, 2017, p. 38.

3 Jacques Derrida, Hospitalité, vol. 1, séminaire 1995-1996, séance de discussion du 31 janvier 1996, Paris, éd. Seuil, 2021, p. 184.

4 Ibid.,p. 185.

5 Louis Frédéric (Frédéric Louis Nussbaum), La Danse sacrée de l’Inde, éd. Chariot d’Or (Piktos), 2010, p. 25.

6 Katia Légeret-Manochhaya, Les 108 Karana, op. cit., p. 38.

7 Ibid.,p. 36.

8 Kamini Rangaradjou, Bharata-Natyam, la danse classique du sud de l’Inde, Paris, éd. L’Harmattan, coll. « Univers de la danse », 2010, p. 57.

9 Nagarjuna, Stances du Milieu par excellence (Madhyamaka-kārikās), trad. G. Bugault, Paris, éd. Gallimard-NRF, 2002, coll. « Connaissance de l’Orient

10 Ibid.,p. 53-64.

11 Il y a en effet six sens, et non cinq : la vue, l’ouïe, le toucher, le goût, l’odorat et le sens interne des idées ou objets mentaux (dharma).

12 Karimi.Rangaradjou, Bharata-Natyam, op. cit., p. 69.

13 Nagarjuna, op. cit., p. 317-335.

14 Louis Frédéric, La Danse sacrée de l’Inde, op. cit., p. 44.

15 Nagarjuna, op. cit., chap. 2.

16 Louis Frédéric, La Danse sacrée de l’Inde, op. cit., p. 50 (nous soulignons).

17 Ibid.,p. 111.

18 Aristote, Parties des animaux, § 10, 687b, trad. P. Louis, Paris, éd. Les Belles Lettres, p. 136-137.

19 Louis Frédéric,op. cit.,p. 72.

20 Katia Légeret-Manochhaya,Les 108 Karana, op. cit.,p. 45.

21 Louis Frédéric, op. cit.

22 Ibid.,p. 74 (nous soulignons).

23 Ibid.,p. 85.

24 Kamini.Rangaradjou, Bharata-Natyam, op. cit., p. 81.

Aristote, Les Parties des animaux, trad. P. Louis, Paris, éd. Les Belles Lettres, coll. « Budé », 1982.

Chenet F., La Philosophie indienne, Contribution d’un continent à la vie de l’esprit, Paris, éd. A. Colin (Dunod), coll. « La Lettre et l’idée », 2019.

Derrida J., Hospitalité, vol. 1, séminaire 1995-1996, Paris, éd. Seuil, 2021.

Frédéric L. (Frédéric Louis Nussbaum), La Danse sacrée de l’Inde, éd. Chariot d’Or (Piktos), 2010.

Légeret-Manochhaya K., Les 108 Karana, Danse et théâtre en Inde, Paris, éd. Geuthner, 2017.

Nagarjuna, Stances du Milieu par excellence (Madhyamaka-kārikās), trad. G. Bugault, Paris, éd. Gallimard-NRF, coll. « Connaissance de l’Orient », 2014 (2002).

Rangaradjou K., Bharata-Natyam, la danse classique du sud de l’Inde, Paris, éd. L’Harmattan, coll. « Univers de la danse », 2010.

1 François Chenet, La Philosophie indienne, Contribution d’un continent à la vie de l’esprit, II – 5, Paris, éd. A. Colin (Dunod), coll. « La Lettre et l’idée », 2019, p. 59.

2 Katia Légeret-Manochhaya, Les 108 Karana, Danse et théâtre en Inde, Paris, éd. Geuthner, 2017, p. 38.

3 Jacques Derrida, Hospitalité, vol. 1, séminaire 1995-1996, séance de discussion du 31 janvier 1996, Paris, éd. Seuil, 2021, p. 184.

4 Ibid., p. 185.

5 Louis Frédéric (Frédéric Louis Nussbaum), La Danse sacrée de l’Inde, éd. Chariot d’Or (Piktos), 2010, p. 25.

6 Katia Légeret-Manochhaya, Les 108 Karana, op. cit., p. 38.

7 Ibid., p. 36.

8 Kamini Rangaradjou, Bharata-Natyam, la danse classique du sud de l’Inde, Paris, éd. L’Harmattan, coll. « Univers de la danse », 2010, p. 57.

9 Nagarjuna, Stances du Milieu par excellence (Madhyamaka-kārikās), trad. G. Bugault, Paris, éd. Gallimard-NRF, 2002, coll. « Connaissance de l’Orient », 2014.

10 Ibid., p. 53-64.

11 Il y a en effet six sens, et non cinq : la vue, l’ouïe, le toucher, le goût, l’odorat et le sens interne des idées ou objets mentaux (dharma).

12 Karimi.Rangaradjou, Bharata-Natyam, op. cit., p. 69.

13 Nagarjuna, op. cit., p. 317-335.

14 Louis Frédéric, La Danse sacrée de l’Inde, op. cit., p. 44.

15 Nagarjuna, op. cit., chap. 2.

16 Louis Frédéric, La Danse sacrée de l’Inde, op. cit., p. 50 (nous soulignons).

17 Ibid., p. 111.

18 Aristote, Parties des animaux, § 10, 687b, trad. P. Louis, Paris, éd. Les Belles Lettres, p. 136-137.

19 Louis Frédéric, op. cit., p. 72.

20 Katia Légeret-Manochhaya, Les 108 Karana, op. cit., p. 45.

21 Louis Frédéric, op. cit.

22 Ibid., p. 74 (nous soulignons).

23 Ibid., p. 85.

24 Kamini.Rangaradjou, Bharata-Natyam, op. cit., p. 81.

Philippe Merlier

Professeur agrégé de philosophie, Lycée Bois d’Olives de Saint-Pierre de La Réunion, Habilité à Diriger les Recherches en Philosophie, Chercheur associé EA DIRE, École Doctorale SHS 541 Université de La Réunion