Étude exploratoire d’expériences de glottophobie à l’île de La Réunion réalisée auprès d’étudiantes et d’étudiants de l’université

Exploratory study of glottophobia expreiences at Reunion Island conducted with students university

Mylène Lebon-Eyquem, Philippe Blanchet and Christian Bergeron

References

Electronic reference

Mylène Lebon-Eyquem, Philippe Blanchet and Christian Bergeron, « Étude exploratoire d’expériences de glottophobie à l’île de La Réunion réalisée auprès d’étudiantes et d’étudiants de l’université », Carnets de recherches de l'océan Indien [Online], 9 | 2023, Online since 01 March 2023, connection on 21 November 2024. URL : https://carnets-oi.univ-reunion.fr/924

L’objectif de cette étude est d’explorer les parcours sociolinguistiques d’étudiants en lien avec la question des discriminations à prétexte linguistique (ou glottophobie (Blanchet, 2016 et 2018) à La Réunion. 214 participant.e.s inscrit.e.s à l’université de La Réunion ont participé à une enquête quantitative semi-directive en ligne qui a été complétée par une enquête qualitative consistant en un récit de vie. Les réponses révèlent une pluralité linguistique importante ainsi qu’une forte présence de phénomènes langagiers majoritairement français et également des phénomènes beaucoup plus hétérogènes que les participant.e.s ont qualifiés de mélanges français/créole. Toutefois, c’est aux phénomènes langagiers majoritairement créoles que ces derniers se déclarent massivement attaché.e.s. Une grande importance est accordée, notamment par les parents des répondant.e.s, au français normatif perçu comme surtout scolaire, parisien, socialement marqué et exerçant une pression puissante. Pourtant, la glottophobie est indiquée comme connue par à peine un peu plus de la moitié des étudiant.e.s et s’avère peu citée parce que considérée comme moins importante que d’autres discriminations comme l’orientation sexuelle (68,6 %), le sexe ou le genre (52,66 %), le fait d’être transgenre (51,2 %) ou encore la race ou la couleur de peau pour près d’une personne sur deux, mettant à mal l’image idyllique d’une cohabitation harmonieuse des communautés de l’île. Les discriminations à prétexte linguistique sont pourtant considérées présentes dans différents lieux et domaines de vie et par conséquent subies au quotidien et concernent majoritairement le comorien et le shimahoré. Toutefois, les entretiens qualitatifs révèlent que les discriminations à prétexte linguistique ne sont pas toujours bien identifiées et conscientisées car banalisées et légitimées (notamment lorsqu’elles concernent le français) et qu’elles sont réalisées par des personnes de l’entourage avec de bonnes intentions et/ou par des enseignant.e.s. C’est pourquoi, la proportion d’étudiant.e.s touché.e.s de près par la glottophobie lors des trois dernières années (environ 50 %) serait à majorer. Un dispositif de vigilance s’avère plus que nécessaire afin d’assurer le respect des droits linguistiques fondamentaux et une équité de traitement des personnes quelles que soient la nature des phénomènes langagiers mobilisés.

The objective of this study is to explore the sociolinguistic paths of students in relation to the issue of linguistic discrimination (or glottophobia) in La Réunion. 214 participants enrolled at La Réunion University participated in an online semi-directive quantitative survey that was supplemented by a qualitative survey consisting of a life story. The answers reveal a large linguistic plurality as well as a strong presence of predominantly French language phenomena, and also much more heterogeneous phenomena that the participants described as French/Creole mixtures. However, it is mainly to Creole language phenomena that the latter declare themselves massively attached.
Great importance is given, especially by the respondents’ parents, to the normative variety of French perceived mainly as schoolish, Parisian, socially marked and exerting a powerful pressure on linguistic communities.
Yet, glottophobia is reported as known by just over half of students and is not cited much because it is regarded as less important than other forms of discrimination, such as sexual
orientation (68.6%), sex or gender (52.66%), the fact of being transgender (51.2%) or the race or color of skin for almost one person in two, which undermines the idyllic image of harmonious cohabitation of the island’s communities.
Discrimination on the pretext of language is, however, considered to take place in various places and areas of life and therefore experienced on a daily basis, and concerns mainly Comorian and Shimaore.
However, qualitative interviews reveal that discrimination on the pretext of language is not always well identified and recognized, because it is trivialized and legitimised (especially when it concerns French) and that it is carried out by well-intentioned people in the immediate environment and/or teachers.
For these reasons, the putative number of students closely affected by glottophobia in the last three years (around 50%) should be marked up. A vigilance mechanism is more than necessary so as to ensure respect for fundamental linguistic rights and equal treatment of people, regardless of the nature of the linguistic phenomena involved.

Aperçu de la situation économique, anthropologique, socioculturelle et sociolinguistique réunionnaise

Il nous apparait indispensable de présenter et de prendre en compte le contexte général dans lequel se sont déroulées les enquêtes puisque selon Philippe Blanchet,

produire une connaissance, c’est, pour les humains, chercher à comprendre leur environnement (naturel et socioculturel), à se comprendre eux-mêmes (en tant qu’individus et qu’être sociaux c’est-à-dire interagissant entre eux) et à comprendre leurs relations avec leur environnement spécifique. (Blanchet, 2011 : 10)

Des processus de mondialisation cohabitant avec des normes endogènes au sein du bassin india-océanique

La Réunion est un Département-Région d’Outre-Mer français depuis 1946, situé dans le sud-ouest de l’Océan Indien, légèrement au nord du tropique du Capricorne, par 21° de latitude sud et 55°30 de longitude et entouré de pays ayant des histoires assez différentes et tous indépendants. Les plus proches sont des espaces insulaires plurilingues et francophones comme Mayotte (département français depuis 2011), Madagascar, Maurice, Rodrigues et les Seychelles (ces trois derniers étant créolophones1 et avec l’anglais comme langue officielle). Un second cercle rassemble l’Afrique du Sud, le Mozambique et les Maldives, et un dernier cercle est constitué par les riverains éloignés, ce qui ne signifie pas l’absence de proximités linguistiques, religieuses et culturelles, comme c’est le cas avec l’Inde par exemple.

Le statut politique de La Réunion lui permettant de bénéficier des aides de sa « métropole » et de l’Union Européenne, elle fait figure d’îlot de prospérité face à ces espaces considérés comme en détresse économique et politique (en particulier Madagascar et les Comores et même l’île Maurice) : le produit intérieur brut réunionnais s’élève à 18,53 milliards2 d’euros en 2017 et représente plus de trois fois celui de Madagascar et celui de Maurice, ce qui confère à La Réunion le pouvoir d’achat et le niveau de vie le plus élevé de la zone sud-ouest de l’océan Indien. La comparaison s’avère évidemment moins favorable lorsqu’elle s’établit avec les standards nationaux donc autrement « contextualisés ». Malgré des mutations rapides et un essor indéniable, les indicateurs réunionnais s’avèrent alors en retrait par rapport à la moyenne de ceux de la France hexagonale. Avec une dotation massive financière, le PIB progresse rapidement et bien plus vite qu’en « métropole » (plus de 2,6 % en 2017 selon l’INSEE ) mais cette amélioration est estimée insuffisante : il est alors indiqué que le PIB réunionnais ne constitue « que » 0,65 % du PIB français en 2017 et ses inégalités sociales sont soulignés : bien qu’elle représente un des départements français où l’emploi a augmenté le plus significativement dans les années 1990 (19 %), créant chaque année beaucoup plus d’emplois qu’un département hexagonal moyen, son taux du chômage est plus de deux fois plus élevé que celui de la France hexagonale (23,6 % vs 9,9 %). En outre, en 2017, 38,9 % des Réunionnais vivent sous le seuil métropolitain de pauvreté contre 14,9 % au niveau national et la moitié des Réunionnais ont un niveau de vie inférieur à 1 250 euros par mois, soit 28 % de moins qu’au niveau national. Ces remarques sont corroborées par le fait que les revenus de solidarité (RSA, aides sociales) connaissent une extension qui dépasse largement celle que connaît la métropole. Toutefois, une voix dissonante se fait entendre, celle de Nicolas Roinsard (2013) qui fournit quelques éléments explicatifs permettant d’appréhender différemment le fonctionnement de la société réunionnaise. Il indique que des enquêtes réalisées auprès des allocataires du RMI/RSA démontrent combien la situation précaire constitue chez une partie de la population (en particulier les personnes plus âgées, mais également beaucoup de jeunes et notamment de jeunes mères de famille) une condition sociale largement intériorisée :

Elle n’est autre qu’un mode de vie, transmis de génération en génération, où l’on adapte sans cesse les fins aux moyens et les moyens aux fins. C’est précisément sur la base de cette incessante adaptation, de la structuration de l’économie des pauvres autour du temps présent puis, en dernier lieu, d’une certaine résignation du groupe face à l’immobilité sociale dont il est sujet que certains traits de la pauvreté intégrée ont pu se reproduire sur fond de profondes mutations de la société réunionnaise. Parmi ces mutations, l’accroissement des revenus de transfert a particulièrement participé de cette transfiguration de la pauvreté intégrée, en la rendant en quelque sorte plus supportable. Que l’on soit travailleur pauvre ou pauvre et assisté, la pauvreté renvoie pour beaucoup à un ordre social sur lequel on a bien peu d’emprise, et au sein duquel les stratégies de survie dépendent des solidarités horizontales (famille, quartier, etc.) sur lesquelles se développe notamment toute l’économie informelle, mais aussi et surtout de la solidarité verticale et, dans ce cadre, du bon vouloir d’une autorité supérieure. Les « sans terre » dépendaient hier des grands propriétaires terriens, les « sans travail » dépendent aujourd’hui de l’État-providence et de ses relais locaux, en particulier les élus qui ont en charge la distribution d’un grand nombre d’emplois aidés et autres aides ponctuelles qui participent du maintien d’une paix sociale, fragile mais effective. Ce qui commençait à être observé à la fin des années 1970 (Ottino, 1977 ; Pelletier, 1983 ; Benoist, 1983) s’est très largement poursuivi avec la mise en œuvre du RMI : dans les milieux créoles défavorisés, les relations de dépendance et les conditions sociales de production des inégalités se sont progressivement déplacées de la plantation vers l’économie de transfert. Autrement dit, si le cadre organisationnel de la société locale a largement muté, on observe en revanche une certaine filiation fonctionnelle des statuts et des positions dans l’espace social. Au final, l’intégration verticale par la grande propriété – déjà fragilisée depuis quelques décennies par le déclin de la société rurale et l’accroissement du chômage – cède définitivement la place à une nouvelle intégration verticale qui repose cette fois-ci sur les dispositifs publics d’assistance et qui a l’avantage sur la première d’être plus sécurisante sur le plan de la régularité des revenus, et socialement moins violente du point de vue des rapports sociaux de production. (Roinsard, 2013)

Dans beaucoup de domaines, La Réunion doit toujours composer avec le processus d’occidentalisation, voire de mondialisation et ses normes endogènes, avec « l’importé » et « le local ». Selon les conceptions adoptées et les visées des travaux, il est considéré que l’île constitue simplement la transplantation d’une portion de la société française dans l’océan Indien avec quelques particularités qui sont loin de la valoriser. La diversité est parfois reconnue mais elle peut s’avérer simplifiée, binarisée : il est estimé que la modernité s’est substituée à la tradition ou encore que La Réunion cohabite avec deux modèles qui se juxtaposent. Enfin, d’autres analyses avancent que l’évolution sociétale locale a été particulièrement visible depuis quarante ans, en raison de son rythme rapide et soutenu et que ces transformations majeures, profondes et brutales ont engendré

un « télescopage » de deux mondes sociaux, celui de la tradition et celui de la modernité, qui s’interpénètrent « ici et maintenant » pour produire une forme originale de « modernité réunionnaise » ? (Watin, 2001 : 77).

Des tensions sous-jacentes derrière l’image idyllique de la cohabitation harmonieuse des communautés

Au niveau anthropologique, la plupart des observateurs extérieurs et bon nombre de commentateurs vivant dans l’île louent son type de cohabitation des différents segments qui composent sa population. Colonisée en 1665, peuplée d’agriculteurs et de marins français à la recherche de l’aventure d’outre-mer, elle a reçu une main d’œuvre servile originaire de Madagascar, d’Afrique de l’Est et du sous-continent indien. Après l’abolition de l’esclavage (1848) et la fin de l’engagisme3 (1880), des personnes originaires d’Inde et de Chine puis des migrants des Comores sont venus diversifier le tableau. Chaque groupe a entamé une forme d’acculturation et la langue créole, qui s’est mise en place dès les premiers jours, est aujourd’hui parlée par toutes les composantes ethniques (sauf par la composante dite « métropolitaine »), et elle est souvent comme le « ciment » de la communauté globale. Les anthropologues s’accordent cependant avec les administrateurs, les hommes d’affaires et même les officiants des différentes religions pour dire que La Réunion est une île fondamentalement créolophone diversifiée du point de vue de ses communautés, mais où d’une part le métissage est très réel et d’autre part la cohabitation se vit plutôt harmonieusement.

Toutefois, dès l’on que l’on y regarde de plus près une vraie série de clivages apparaissent. Entre ceux qui sont nés dans l’île, les Créoles, et ceux qui y sont plus récemment arrivés et là, ce sont les Français de l’Hexagone (appelés « Zoreys ») et les ressortissant.e.s de Mayotte (souvent considéré.e.s comme « étrangères.ers » malgré la départementalisation française en 2011) ou des Comores (« Komor ») qui sont le plus particulièrement visés. Ensuite d’autres distinctions s’opèrent : le DROM (Département Région d’Outre-Mer) connaît une urbanisation rapide qui a touché et touche encore aujourd’hui même toutes les cités de l’île. Exode des ruraux, apparition de nouveaux quartiers et de cités résidentielles inconnues naguère, transformation en profondeur de l’habitat… la sociologie réunionnaise est celle d’une énorme mutation en cours avec d’un côté, des agriculteurs et des campagnards âgés, continuant à vivre sur un mode conservateur mais découvrant les progrès de la vie moderne et de l’autre, des citadins plus jeunes et souvent récemment urbanisés, qui se trouvent bousculés dans une modernité inquiétante, angoissante qu’ils doivent faire cohabiter avec une culture syncrétique traditionnelle.

Une hétérogénéité linguistique forte et une idéologie diglossique qui perdure

Ce qui se note de l’anthropologie est lisible en linguistique. Selon la plupart des spécialistes, La Réunion abrite une diglossie ordinaire qui voit se superposer deux langues structurellement et génétiquement proches, le créole, idiome majoritairement usité par les habitants natifs du pays, et le français, possédant une indiscutable position de prestige. L’analyse de conversations quotidiennes montre que ces deux « codes » établissent des contacts selon des configurations que les spécialistes structuralistes du bilinguisme identifient comme des emprunts, des alternances codiques ou des interférences. Cependant sous l’impulsion du linguiste martiniquais, Lambert Félix Prudent, arrivé à La Réunion en 2001 fort de son expérience martiniquaise, la complexité et l’originalité des paroles sont davantage mises en évidence et un nouveau cadre théorique est alors adopté par les autres linguistes du LCF4. Lambert Félix Prudent considère l’existence de deux « pôles extrêmes » qui correspondent à du « créole » et à du « français », mais analyse ces phénomènes comme bien moins fréquents et importants que les formes intermédiaires « mélangées » qu’il baptise interlecte. Il récuse ainsi l’idée de trouver des règles et des structures dans la parole quotidienne, « lorsqu’on travaille dans un milieu traversé de conflits sociaux, raciaux, symboliques » (Prudent, 1981 : 26). Il montre alors que la « zone interlectale n’obéit ni au basilecte nucléaire, ni à la grammaire acrolectale » (Prudent, 1981 : 26), puisque les contraintes grammaticales des deux codes ne sont pas respectées. En outre, des termes relevant en principe du français peuvent être insérés dans une syntaxe créole, et une prosodie créole est susceptible de se retrouver dans des énoncés en français.

D’autres chercheur.e.s sont cependant interpellé.e.s par le fait que malgré la volonté farouche de récuser l’idéologie monolingue qui consiste à identifier précisément des fragments de « langues pures » et à les référencer chacun à un seul code, force est de constater que sont convoquées les notions de « switching », de « systèmes linguistiques », de « macrosystème », « de codes polaires », organisant une échelle de valeurs sociolinguistiques qui relèvent malgré tout d’une vision structurale des langues. Malgré l’affirmation de l’importance de prendre appui sur des opinions et sur des éléments implicites et de considérer des paramètres sociaux, psycho-affectifs, historiques ainsi que la dimension conflictuelle, Lambert Félix Prudent s’appuie sur des outils et références (Gumperz, 1964 et Hymes, 1967) qui ne construisent du sens qu’en prenant appui sur des signes visibles afin d’analyser les « caractéristiques de l’interaction ». Ainsi, Fabrice Georger (2011) et Mylène Lebon-Eyquem (2017) optent pour des options autres que celles consistant à décomposer la parole en traits suprasegmentaux et uniquement à l’aide de différents indices considérés comme « objectifs » (lexicaux, syntaxiques pour identifier les « langues ») relevant d’une vision « atomisante ». Mylène Lebon-Eyquem adopte alors la notion de « phénomène » (selon l’utilisation qu’en font Didier de Robillard et Philippe Blanchet). Ces derniers ne mobilisent pas ce terme dans son acception la plus commune c’est-à-dire comme « un fait observé, en particulier dans son déroulement ou comme manifestation de quelque chose d'autre » ou encore comme « une personne, chose qui se fait remarquer par son caractère extraordinaire, singulier, exceptionnel »5. Or, en raison de la complexité et de la diversité du monde que ce mot tente de donner à voir, Didier de Robillard et Philippe Blanchet estiment qu’il possède en sciences du langage une dimension générique et proposent de le substituer à ce qui est habituellement désigné comme « une production langagière », une « manifestation linguistique » ou encore un « objet ». Ainsi, selon Philippe Blanchet :

Ce que nous percevons comme des « objets » provisoirement stables et définis peuvent être considérés comme des processus ouverts en émergence récurrente, tel un être vivant qui est aussi un bouillonnement d’atomes, de molécules, de fluides, en mouvement, en circulation et renouvellement permanents, en continuité de son environnement. (2011 : 10)

Les phénomènes ne se réduisent donc pas à leur seule dimension matérielle, ils ne possèdent pas une existence autonome de tout observateur, et l’on ne peut avoir accès aux modalités de cette existence en-soi à l’aide d’instruments de mesure et de protocoles et sans que la perception de l’observateur ne colore les résultats obtenus avec sa trajectoire de vie et son identité (Robillard, 2007). Il ne s’agit plus alors d’appréhender la diversité en tentant de l’organiser de façon rationnelle mais de la considérer comme un ensemble dynamique. L’objectif consiste à donner à voir et à valoriser la trajectoire de vie des personnes participant aux enquêtes au travers de leurs récits de vie, de leur histoire et celle de leur communauté afin de déterminer comment les phénomènes langagiers s’y sont inscrits. La priorité consiste à rendre lisible le positionnement identitaire des acteurs sociaux ainsi que leurs enjeux sociaux et culturels dans une société post-coloniale qui s’est construite dans des conditions sociales d’une grande violence et qui continue à être traversée par des différences, des tensions, des conflictualités, et des dominations et de tenter de comprendre au travers du langagier, comment ces personnes vivent leur relation aux autres.  

La difficulté de rechercher des critères de distinction linguistique relève non seulement de la gageure mais d’une épistémologie avec une vision plutôt « atomisante » des phénomènes dynamiques (Blanchet, 2011 : 14), et d’une théorie et des méthodologies établies pour des objets stables ne correspondant pas à la réalité discursive réunionnaise (Lebon-Eyquem, 2017).

Dans cette entreprise, les représentations linguistiques doivent être considérées : si les phénomènes langagiers hétérogènes semblent à première vue mieux assumées par la communauté parlante, plus présente dans l’espace public notamment par le biais des affiches et publicités) et légitimées par des humoristes, des artistes ou des personnalités locales, dès qu’ils sont assignés à des fonctions sérieuses, ils se retrouvent dans un enclos de ségrégation normative qui mérite attention. En effet, si La Réunion affiche plus ouvertement sa créolité et, à côté d’une revendication croissante du patrimoine et des valeurs vernaculaires, le linguiste enregistre la profération d’un discours plus serein autour des formes qualifiées de « mixtes et métissées », la « décrispation culturelle » annoncée, l’apparente accalmie de la guerre des langues, relevées par les observateurs depuis 1990, ne sont pas de mise dans tous les contextes. Dès qu’il est question d’évaluer les usages langagiers pour des sujets sérieux ou dans des espaces institutionnels, les attitudes se modifient, le discours devient plus tendu : les phénomènes langagiers hétérogènes retrouvent les stigmates autrefois affectés aux formes majoritairement créoles (favoriser l’illettrisme, constituer un véritable handicap à l’acquisition du français, ruiner la réussite professionnelle et personnelle) et font l’objet d’un interminable procès en pureté normative. Les censeurs pratiquant dénigrement et exclusion, érigés en gardiens du temple de la langue française (dans sa forme standardisée) ou au minimum du « bon parler créole », partent alors en guerre contre la parole « métisse », ni française ni créole, non académique. L’idéologie diglossique retrouve alors ses lettres de noblesse.

Objectif et méthode des enquêtes

L’objectif principal de l’étude présentée ici est de documenter les parcours sociolinguistiques d’étudiant.e.s de l’université de La Réunion en lien avec la question des stigmatisations et discriminations à prétexte linguistique qualifiées par Philippe Blanchet de glottophobes6 (2016, 2018). Afin d’atteindre cet objectif principal, l’étude vise deux objectifs spécifiques : explorer les parcours sociolinguistiques des étudiants et identifier des phénomènes éventuels de glottophobie, leurs enjeux et leurs raisons. Nous cherchons à identifier et à comprendre les principales caractéristiques de discriminations à prétexte linguistiques vécues ou vues à La Réunion ainsi que les diverses stratégies que les individus mettent en œuvre lorsqu’ils y sont confrontés.

Le questionnaire et l’échantillon

Le questionnaire a été développé à partir d’études canadiennes (surtout, pour les questions portant sur les discriminations) et inspiré de l’ouvrage de Philippe et Clerc Conan (2018). La présentation de ce questionnaire a été reprise dans l’article, Étude exploratoire d’expériences de glottophobie en Provence réalisée auprès d’étudiants et d’étudiantes de l’université d’Aix-Marseille co-écrit par Philippe Blanchet, Christian Bergeron et Mylène Lebon-Eyquem (à paraître).

À notre connaissance, il n’existait pas de questionnaire quantitatif précédemment élaboré pour étudier la glottophobie et son corrélat d’insécurité linguistique. Afin d’explorer ces deux aspects liés, nous avons développé un questionnaire intitulé : Parcours francophone et discriminations glottophobes (« à prétexte linguistique »). Nous l’avons construit à partir de la littérature existante en sociolinguistique, notamment sur la glottophobie et autres aspects corrélés et de notre expertise des différents terrains étudiés (Canada et France). L’ouvrage de Blanchet et Clerc Conan (2018), qui recense des témoignages de stigmatisations et de discriminations glottophobes en France, a inspiré la formulation de plusieurs énoncés du questionnaire. Au Canada, un récent rapport publié par la Commission ontarienne des droits de la personne (2017 : 2) « questionnait les gens à propos de leurs connaissances des droits de la personne, de leurs attitudes envers divers groupes et de leurs expériences personnelles en matière de discrimination ». Les questions portant sur les discriminations ont été reprises dans notre questionnaire. Cependant, cette enquête n’a pas étudié d’une manière spécifique les discriminations glottophobes. Nous avons donc élaboré les énoncés sur la glottophobie en nous inspirant de celles sur les autres discriminations. Concernant les stratégies à adopter dans le cas d’une discrimination vécue ou vue par des individus, Statistique Canada (2017a) a réalisé un sondage auprès des fonctionnaires fédéraux. L’Enquête sociale générale - Cycle 28 Victimisation (Statistique Canada, 2017b) a également été une source importante d’inspiration pour nous. Ainsi, nous avons repris et adapté des énoncés sur les discriminations. Enfin, les questions portant sur les trajectoires linguistiques de la petite enfance à la vie adulte (parcours en français) ont été inspirées de l’Enquête sur la vitalité des minorités de langue officielle (Statistique Canada, 2006). Au total, le questionnaire compte 53 questions. Il a été ensuite présenté à des experts dans le domaine afin qu’ils puissent le critiquer (vérification de la clarté et de la précision des énoncés) et suggérer des reformulations, le cas échéant. Les experts évaluaient aussi la pertinence des questions. Comme suite à leurs suggestions, le questionnaire a été revu et amélioré, avec les co-chercheur.e.s, en prévision de l’enquête auprès des participant.e.s.

L’enquête a été réalisée en ligne à partir de l’université d’Ottawa via la plateforme SurveyMonkey7. Les participant.e.s devaient comprendre le français, être âgés de 18 ans et plus, être étudiant.e.s dans chacune des universités retenues (Ottawa, Rennes 2, Aix-Marseille et La Réunion) ainsi qu’être en mesure de remplir seul.e un questionnaire en ligne. La recherche ne vise pas à généraliser des conclusions à partir de nos résultats mais à comprendre, dans le cadre d’une étude exploratoire, des situations et des processus relevant des questions étudiées et d’estimer leurs fréquences. La méthode priorisée d’invitation à participer a été indirecte (Johnston et Sabin, 2010), c'est-à-dire qu'il n'y a pas eu d'invitations directes aux individus (messages téléphoniques, lettres d'invitation, courriels à des participant.e.s potentiel.le.s). L'invitation à remplir le questionnaire a été faite en ligne et des enseignant.e.s ont été sollicité.e.s pour inviter leurs étudiant.e.s à y répondre (messages oraux en cours, courriels collectifs). Le nombre de participant.e.s recherché était de 100 par site de recherche. À l’université de La Réunion, 2148 étudiant.e.s de l’UFR Lettres et Sciences Humaines de Licence et de Master suivant des cours de sciences du langage, de Lettres, de langues, de sciences sociales, de créole, d’histoire, de géographie et de sciences de l’information et de la communication, ont été contacté.e.s par deux enseignant.e.s-chercheur.e.s en sociolinguistique.

Méthodologie adoptée pour la définition des items du questionnaire en ligne

Au vu de la complexité des phénomènes langagiers hétérogènes réunionnais et du positionnement de recherche exposé dans la première partie de cet article, il a été délicat de définir des items permettant aux répondant.e.s d’identifier les variétés linguistiques les plus saillantes en présence. Toutefois, il est difficile de demander à des personnes non spécialistes de remettre en question les fondements même de la linguistique positiviste hégémonique et même de la grammaire scolaire. En outre, la distinction des différents lectes est apparue nécessaire dans une enquête relative aux discriminations et notamment linguistiques, en particulier dans un espace régi par des représentations diglossiques, avec une minoration forte de certains lectes et ce, afin de tenter d’identifier les objets et raisons ces discriminations et de mieux les comprendre. Comment procéder ? En prenant appui sur l’expérience des personnes ordinaires et sur leurs idéologies et options linguistiques. Ce sont alors les caractérisations des différentes variétés formulées par des Réunionnais eux-mêmes dans des recherches précédentes qui ont été retenues (mélange créole/français ; créole ; français régional ou local, etc.).

L’enquête qualitative

Les 28 étudiant.e.s qui avaient laissé leurs coordonnées à la suite du questionnaire en ligne ont été recontacté.e.s afin de participer à une enquête qualitative qui avait pour but de compléter, d’approfondir, d’affiner les résultats de l’enquête quantitative. 20 d’entre eux ont alors donné leur accord pour un échange.

L’enquête qualitative réalisée par Mylène Lebon-Eyquem a consisté en une biographie langagière au cours de laquelle chaque étudiant.e a procédé à la narration de son parcours en encourageant les mises en tension entre un avant et un après. Il s’est agi pour la/le participant.e de saisir l’évolution de sa trajectoire de vie, entre la singularité de son moi et la pluralité des autres afin de déterminer son inscription dans une histoire collective sociale. En outre, certaines réponses du questionnaire en ligne qui ont posé question ou qui semblaient receler quelques contradictions ou faire émerger quelques tensions ou encore qui méritaient des précisions ont été soumises à l’étudiant.e au cours de l’échange afin qu’elle/il y apporte son éclairage.

Principaux résultats

Voici les principaux résultats de l’enquête en ligne réalisée des mois d’octobre 2019 à janvier 2020 concernant 214 étudiants de La Réunion. Des extraits des entretiens qualitatifs viendront compléter, enrichir cette première analyse.

Caractéristiques sociodémographiques généraux : un espace insulaire indianocéanique marqué par une forte représentation de départements français

Elles sont consignées dans les tableaux ci-après.

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Comme dans les résultats des enquêtes menées en Ontario, en Bretagne et en Provence (Bergeron et Blanchet, à paraître) on constate une sur-représentation des femmes (86 %) au niveau des répondant.e.s. qui peut s’expliquer par le fait c’est une majorité d’étudiant.e.s de l’UFR Lettres et Sciences Humaines où les femmes sont les plus nombreuses, qui a répondu. Comme en Provence et en Bretagne, 87 % d’entre elles/eux ont entre 18 et 24 ans et la majorité d’entre elles/eux sont en licence (71% vs 29 % en master).

Près de 72 % des répondant.e.s sont né.e.s à La Réunion et si 86 % sont originaires d’espaces indianocéaniques, environ 80%, relèvent des deux départements français (La Réunion et Mayotte). Si on ajoute les 10,75 % d’enquêté.e.s natives/natifs de la France continentale, c’est 91 % qui sont né.e.s dans des départements français.

On retrouve ces caractéristiques pour le lieu de naissance des parents des personnes ayant accepté de répondre au questionnaire. Un peu plus de 64 % des répondant.e.s ont leurs deux parents eux-mêmes nés à La Réunion. En outre, dans la catégorie « autre », il est signalé pour 12 personnes sur 34 (soit 5,60 %), qu’un des parents est également né dans l’île. 74,5 % des répondant.e.s ont grandi dans des territoires insulaires de l’océan Indien auxquels il faut ajouter environ 10 % des personnes ayant au moins un des parents résidant dans un de ces territoires. Toutefois, si on prend en compte les 10 % de parents des répondant.e.s nés en France continentale et les 7, 48 % nés à Mayotte, on constate que plus de 81 % des parents des enquêté.e.s sont nés dans un département français.

Il est à souligner que 71 % des enquêté.e.s déclarent habiter depuis toujours à La Réunion et 11,70 % depuis 10 ans et plus. De plus, 66 % d’entre elles/eux considèrent que leur lieu d’origine ou décrivant le mieux leur ascendance est réunionnais et près de 84,65 % estiment qu’il relève d’un département français (avec 6% mahorais et 12,62 % de France continentale. La part des territoires insulaires indianocéaniques ne possédant pas le statut de département français est faible (autour de 11 % dont 2,34 % comorien, 1,40 % mauricien et 7 % malgache).

Caractéristiques sociolinguistiques : une forte cohabitation du créole et du français

Elles sont consignées dans le tableau 2 ci-après.

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Avant de procéder à l’analyse proprement dite, il est à noter que l’identification des « mélanges créole/français » a posé question à des répondant.e.s. Même si comme signalé plus haut, cette qualification provient de beaucoup de Réunionnais, lorsqu’il a fallu analyser précisément les énoncés s’y rapportant, la tâche est apparue plus complexe que prévue et des hésitations et des interrogations ont surgi. Ainsi, toutes les étudiant.e.s qui ont accepté de participer à l’enquête qualitative se sont demandé s’il fallait considérer que les « mélanges créole/ français » se repèrent dans un même tour de parole ou dans une même conversation. En outre, la proximité structurelle des deux langues en présence rend particulièrement délicate la distinction de ce qui relève des « mélanges », du créole et du français. Comme le souligne Robert Chaudenson,

« dans les aires créolophones par exemple, la considérable osmoticité entre français et créoles fait que presque tout lexème français peut-être « créolisé » et que, dans l’autre sens, la quasi-totalité des termes créoles peut apparaître en français. S’ajoutent à cela les problèmes que suscite le fait que 95 % du « matériau lexical » créole est d’origine française » (1993  : 391)

Les problématiques de la norme de référence en créole ont été soulevées tout comme l’absence de standard et les variations. Voici quelques interrogations et réponses d’étudiant.e.s :

« quand on dit créole, ben quel créole je dois prendre, le gros créole, le un peu moins gros, celui du sud, du nord, ben moi, j’ai pris mon créole mais j’ai quand même indiqué le créole possible, celui que j’entends autour de moi, même si je ne le parle pas » (Sophie).

« Pour le créole et pour les mélanges, j’ai estimé. Quand je trouvais il y avait beaucoup de créole, j’ai coché créole et quand il y avait un peu de créole et un peu de français, j’ai coché « mélanges » (Jérôme).

« J’ai pas trop réfléchi, enfin pas précisément pour les mélanges. Parfois, il y a des mélanges avec plus de français, parfois plus de créole ».

Ces options semblent avoir été adoptées majoritairement par les participants aux entretiens qualitatifs et il apparaît que la variation du créole a été considérée et le répertoire langagier comprend plusieurs lectes dont certains sont susceptibles de se combiner selon des configurations diverses. L’existence de langues pures et réifiées, le créole et le français, est affirmée mais la dynamique des paroles qui relèvent de constructions de personnes, groupes, institutions et sociétés, à la faveur d’enjeux, de volontés de changement, de politiques a été également prise en compte.

Si l’on observe les résultats relatifs aux pratiques langagières des parents des répondants, il s’avère que le français et le créole sont considérés par le même nombre de répondant.e.s, comme les langues majoritairement utilisées : environ 60 % d’entre eux mobilisent le créole et un pourcentage à peu près identique, le créole mélangé au français. C’est le français normatif qui est déclaré comme employé par environ 50 % des parents des personnes interrogées alors que la variété régionale n’est citée que pour 10 %, ce qui signifie que 60 % des parents mobilisent le français. Toutefois, pour cette question, plusieurs réponses pouvaient être fournies et en analysant les résultats plus détaillés, on constate que lorsqu’une réponse unique a été donnée, le créole a été cité par uniquement 13 personnes (soit 6,1 %), le français normatif par 4 personnes (soit 1,8 %) et le français régional par 1 seule personne (soit 0,47 %). La plupart du temps, plusieurs lectes cohabitent dans le répertoire langagier des répondant.e.s, notamment le créole et le français, et les pratiques langagières sont marquées par une grande hétérogénéité. Les autres langues de l’océan Indien (malgache, comorien, mahorais), bien qu’évoquées dans peu de réponses (< 10 %) de la catégorie « autres », participent à la pluralité linguistique tout comme l’anglais (signalé par 11 personnes).

Il est à noter que le « français régional ou local » est très peu mentionné. Ce lecte a fait l’objet de plusieurs recherches depuis la fin des années 1970. Michel Carayol qui s’y est intéressé le premier le différencie du français standard et des français parlés de la France hexagonale. Il a alors mis en évidence ses particularités, c’est-à-dire « le fait qu’il soit attesté auprès des « couches les plus évoluées de la population » qui s’en servent, « dans certaines situations surtout « publiques » de leur vie quotidienne […] et qui, par ailleurs font usage du créole dans les situations familières de communication » (Carayol 1972 : 10). En 1977, le linguiste se centre sur les traits phonologiques de ce lecte qu’il analyse de façon détaillée et à partir desquels il réalise de nombreuses études sur les spécificités lexicales. Son inventaire des Particularités lexicales du français réunionnais (1985), à visée pédagogique, a pour objectif d’admettre dans l’usage scolaire « un certain nombre de termes du lexique créole et qui sont d’un usage courant en français régional » (1985 : 5), spécifiques à La Réunion, désignant des réalités familières. Ainsi, « j’ai amarré mes chaussures » (amarrer signifiant attacher) relève du français régional tout comme « amuser » dans le sens de « s’attarder », « bander » signifiant « se fâcher, se mettre en colère ».

Toutefois, ces spécificités sont appréhendées selon une approche contrastive et il s’agit de remédier à ces « créolismes », ces « interférences » du créole et de les différencier de « simples fautes » de français ou encore « d’erreurs intralinguales » que l’on rencontre en France hexagonale chez des enfants en cours d’apprentissage. Des activités de structuration répondant aux normes pédagogiques en vigueur à l’époque sont alors proposées et visent essentiellement à repérer ces « faux amis » et à les utiliser à bon escient au travers d’exercices écrits techniques privilégiant l’aspect formel de la langue et décontextualisés de toute situation de communication.

Bien que, selon Michel Beniamino qui reprendra la question du français régional à la fin des années 1990, ce lecte ne doive pas être assimilé à un français empreint de créolismes mais être considéré comme une variété de langue clairement définie et circonscrite et « possédant sa propre histoire et sa spécificité par rapport aux autres langues en présence (le créole et le français standard) » (1996 : 27), il demeure fréquemment associé à des formes fautives et s’avère minoré voire stigmatisé. Il est qualifié de « français cochon ou de « français makot » qui signifient « français sale » (Lebon-Eyquem, 2004, 2007, 2017) et est considéré comme du « mauvais français » (expression citée par 12 participants sur 20 à l’enquête qualitative). Pour certaines personnes, le prendre en compte, reviendrait à reconnaitre que l’on ne dispose pas des compétences en « français de France », la norme dominante fantasmée, révèlerait la perception négative que certaines personnes ont de leurs capacités langagières et donnerait à voir l’insécurité alors engendrée.

Concernant la ou les langues la/les plus apprise(s) et la /les plus comprise(s) à la maison, le français arrive en tête des réponses avec 69 % (60 % concernant le français normatif et une faible proportion concernant le français régional/local (9%)). Le créole est aussi cité par bon nombre de personnes (54,7 %) tout comme les mélanges, mentionnés à environ 49 %. Toutefois, cette dernière catégorie est nettement moins citée que dans les pratiques déclarées des parents (-13 %) probablement parce que, comme le signale une étudiante lors de son récit de vie ; « il est difficile d’apprendre des mélanges, on apprend une langue comme le français ou le créole et après on réalise des mélanges quand on parle » (Nathalie). Du reste, il s’agit d’une opinion très répandue dans la société réunionnaise, une représentation idéalisée des langues comme des systèmes autonomes et réifiés, les mélanges se retrouvent alors déplacés dans le discours et l’interaction (Lebon-Eyquem, 2007).

Pour cette question également, plusieurs réponses pouvaient être fournies et l’hétérogénéité langagière est aussi attestée puisque peu de personnes signalent n’avoir acquis ou ne comprendre qu’une seule variété de langue : le créole est cité par 14 personnes (soit 6,6 %), le français normatif concerne à peine plus de répondants (16, soit 7,6 %) et le français régional par une seule personne (soit 0,47 %). D’autres variétés précisées dans la rubrique autres, associées dans les réponses à d’autres lectes, viennent accréditer l’idée de la grande la diversité langagière : anglais (pour 13 personnes, soit 0,6 %), malgache (15, soit, 0,7 %), mahorais (13 soit 0,6 %) et comorien (4, soit 1,9%)). Enfin, lorsqu’on interroge les participant.e.s sur le nombre de langues comprises, 54 % indiquent trois langues, 23 %, deux langues, 21,1 % quatre langues et seulement 1,88 %, une langue.

Pour les langues parlées le plus souvent, c’est également le français normatif qui est mis en avant avec 57,5 %. Toutefois, il constitue la langue parlée unique pour 36 répondant.e.s (16 %) soit environ deux fois plus que pour les langues apprises et comprises. La proportion de réponses relatives au français régional/ local s’avère particulièrement faible (autour 1,9 %). Le créole seul n’est pas le lecte le plus fréquemment mobilisé lors des productions (38,2 %) alors qu’il fait partie de ceux les mieux compris (54,7 %). En outre, peu de répondant.e.s le citent comme leur lecte unique (6,6 %). En revanche, 54,7 % d’entre elles/eux se servent des mélanges (soit 15 % de plus que pour les langues acquises et comprises), le créole demeure donc toujours fortement présent dans les pratiques langagières mais davantage dans des configurations fusionnelles avec le français. Ici aussi, la pluralité linguistique déclarée est donc forte et est confirmée par les réponses à la question « Combien de langues parlez-vous même de façon rudimentaire ? » : 38 % spécifient deux langues, 28,6 % trois langues, 19,25 % quatre langues. Seuls 14 % des étudiant.e.s se déclarent monolingues. Enfin, 64,8 % estiment appartenir à la communauté du groupe créolophone et francophone (contre 16 % du groupe francophone et 6 % du groupe créolophone).

Toutefois, c’est au créole que près de la moitié des répondant.e.s (46,5 %) déclarent être le plus attaché.e.s. Dans l’échelle de valeurs sociolinguistiques, les mélanges français/créole et le français normatif arrivent loin derrière et ne concernent que 19,7 % et 17 % des réponses. Selon les opinions des participant.e.s aux enquêtes qualitatives, pour affirmer son identité, il faut un pilier de la linguistique positiviste qui postule une relation forte entre langue et nation, un objet social et immanent, un code polaire bien identifié et de plus en plus reconnu comme langue dans la société réunionnaise (contrairement à quelques années) afin de majorer l’importance de son statut socio-politique pour se démarquer du français, langue de prestige et valorisée. Le conflit linguistique se donne alors à voir :

Lorsqu’on se trouve dans un climat de coopération, d’entente, on s’accommode facilement de la différence, du flou, et il est non seulement acceptable, mais bienvenu (signe de connivence) de mélanger des éléments en provenance de zones, par exemple, proches du pôle supérieur et d’autres venant du pôle inférieur9. C’est d’ailleurs une façon pour des bilingues de se dire en permanence, par le biais de ce mélange de codes, qu’ils font bien partie de la même communauté, et non pas de la communauté des francophone seuls ou de celle des unilingues créolophones.

Lorsque c’est le conflit qui prédomine, on peut avoir tendance à « durcir » les choses, et par exemple, à montrer que l’on se différencie de l’autre par le fait qu’on ne parle pas la même langue. La moindre différence, dans ce cas, est susceptible d’être érigée en marque d’une différence, dès lors présentée comme radicale, binaire, sans zone de transition, tranchée, tranchante dans tous les sens du terme » (Robillard, 2002 : 41).

Des discriminations pas toujours bien identifiées, que l’on minore, hiérarchise et cumule

Pour réaliser une analyse des discriminations, il est intéressant de se pencher sur les compétences déclarées des répondant.e.s en français.

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La majorité des répondant.e.s (89,26 %) évaluent positivement leurs capacités à s’exprimer en français : plus de la moitié d’entre elles/eux estiment avoir un bon niveau (50,47 %) ou un très bon niveau (38,79 %). Il en est pratiquement de même pour la capacité à écrire en français avec 78 % des participant.e.s qui s’autoévaluent favorablement et qui se répartissent ainsi : satisfaisant, 47,2 % et très satisfaisant, 30,84 %. Comme vu précédemment, la pratique déclarée en français est le français normatif (associé au français de l’école pour 62,38 %, au français des classes sociales supérieures pour 11,9 %, le français des gens de la ville pour 6,2 %) qui est la variété la plus souvent utilisée et dans laquelle les répondants se sentent le plus à l’aise. C’est pourquoi, elle est perçue massivement de façon positive par 78 % des participant.e.s (dont 22,5 % d’opinions très favorables et 55, 4 % de favorables) lorsqu’elle est comparée au français d’autres régions. Il est à noter que les mélanges créole/français pourtant cités comme mobilisés presqu’autant que le français (par 54,72 % des personnes) est signalé comme une variété dans laquelle on se sent peu à l’aise. 13 participant.e.s aux enquêtes qualitatives indiquent qu’en raison de leur statut d’étudiant.e.s, elles/ils ne se sentent pas légitimé.e.s à utiliser les mélanges. Cette affirmation des compétences en français standard peut donc s’expliquer, du moins partiellement, par le fait que les répondant.e.s, influencé.e.s par l’idéologie diglossique, se conforment aux attendus de l’enseignement supérieur qui valorise exclusivement le français standard, norme socialement dominante, considérée comme la seule permettant la réussite au niveau des études et au niveau professionnel.

Le rôle de la famille et des politiques linguistiques familiales étant indéniable sur ces positionnements et attitudes, voici des résultats le concernant.

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On constate que pour 87,26 % des répondant.e.s, les parents accordent de l’importance à la langue française, ce qui confirme des résultats précédents (Lebon-Eyquem, 2007, 2012, 2013, 2017) : de façon conséquente pour 53,3 % et plus modérée pour près de 34 %. L’insistance à parler un « bon français » est effective pour un peu plus de la moitié des participants et l’est un peu moins pour 23,11 % et pas du tout pour 20, 28 %, ce qui signifie que la politique familiale favorise explicitement le français qui ne constitue pas un sujet de disputes avec les parents et ami.e.s dans une grande majorité des cas (83,49 %). Toutefois, tout dépend de l’acception du terme « dispute » qui est retenue. En effet, lors des entretiens qualitatifs, une dizaine de participants ont indiqué que l’insistance des parents à s’exprimer en français était parfois très forte mais que comme les intentions de ces derniers étaient bonnes, ces tensions n’étaient pas mal vécues et n’engendraient pas à proprement parler, de dispute. Voici quelques paroles rapportées donnant à voir ce point de vue :

  • « À l’adolescence surtout, j’étais un peu rebelle, mes parents voulaient absolument que j’utilise le français parce que pour eux, sans le français, je pouvais pas aller de l’avant, mon père disait : ben tu es bien avec ton créole, tu iras où ? Va parler en France avec ton créole, tu seras bien, ça ne mène nulle part mais moi, je savais que c’était vrai et puis je savais que c’était pour mon bien en quelque sorte, les parents ils pensent au bien de leurs enfants, c’est sûr parce les parents font comme cela avec leurs enfants mais moi, j’avais des fois besoin de parler créole, en mode rebelle, je vous dis, ben, là dès fois ça criait chez moi, ça criait fort, et après je parlais plus créole en tous cas pas quand ils m’entendaient, en mode rebelle, avec les gars, seulement » (Fabrice).

  • « Moi, c’est simple, le français était pas admis chez moi, enfin je veux dire que ma mère, enfin je veux dire le créole n’était pas vraiment, je ne peux pas dire admis parce qu’autour de moi, on parlait créole, mélangé. Disons, pour faire simple que ma mère souhaitait que je parle français et elle me le disait, me le répétait toujours. Elle me disait aussi que ça avait été dur pour elle et donc pour elle, c’était le français à tout prix qu’il fallait choisir. Pas de discussion possible. Donc, je ne discutais pas parce qu’elle a plus d’expérience que moi et le sujet est un peu sensible et puis de toutes manières, je voulais faire des études, donc je savais que le français est important, voire super important, donc comme demandé dans la question est ce qu’il y avait des disputes, non, on se disputait pas mais voilà, quoi » (Sabine).

Lors des entretiens qualitatifs, il s’avère également qu’à l’école, les critiques ne sont pas toujours perçues si elles ne sont pas agressives ou violentes ou elles sont minorées voire légitimées car réalisées par une figure d’autorité dans le cadre d’un apprentissage qui a pour objectif la langue de prestige. Certaines enquêtes montrent qu’à La Réunion, même si l’école s’efforce de prendre en compte les spécificités langagières des élèves, les stigmatisations linguistiques perdurent mais se réalisent davantage à bas bruit (Lebon-Eyquem, 2012, 2013). C’est pourquoi, les 72,04 % de répondant.e.s qui indiquent dans l’enquête quantitative que leur accent ou leur qualité de français n’ont jamais été critiqués interrogent et méritent d’être mis en relation avec d’autres résultats, ce qui sera réalisé ci-après.

Ainsi, certaines stigmatisations et discriminations linguistiques que Philippe Blanchet (2016) qualifie de glottophobes peuvent ne pas être toujours bien identifiées. Du reste, seuls 57,87 % des répondant.e.s déclarent les connaître contre 42,13 % qui les ignorent. Une grande majorité (79,55 %) estiment qu’il s’agit d’un vrai problème contre lequel il faut absolument lutter mais pour 13,64 %, les discriminations sont surmédiatisées et pour 6,82 %, elles ne constituent pas un réel problème. Pour 70 % elles s’avèrent moralement inacceptables mais pour 30 % seulement elles sont interdites par la loi. Aussi, quand les répondant.e.s en ont été victimes, elles/ils sont assez démuni.e.s pour y faire face : 17,50 % ont gardé le silence ou n’ont pas réagi, environ 22 % mettent en place des stratégies d’évitement (12,50% s’autocensurent et 6,88% évitent de parler avec les locuteurs de la langue concernée par les critiques). Seuls 6,88% discutent avec les personnes responsables des discriminations et 6,88% affirment leurs droits linguistiques.

Les discriminations à prétexte linguistique peuvent être également minorées parce qu’estimées moins importantes que d’autres. En effet, parmi les discriminations les plus courantes, elles arrivent en 15e position sur 18 et semblent toucher peu de personnes (6,26 %), les catégories les plus citées étant l’orientation sexuelle (68,6 %), le sexe ou le genre (52, 66 %), le fait d’être transgenre (51,2 %), l’ethnie ou couleur de peau pour près d’une personne sur deux, alors que La Réunion est souvent citée en exemple pour la cohabitation harmonieuse de ses différentes communautés, la pauvreté (35,75 %), le fait de percevoir une aide sociale (32, 37 %), le handicap (34,78 %), la croyance ou la religion (28,5 %). Il est à noter qu’il est très rare qu’une seule réponse soit indiquée. La plupart du temps, au moins trois sont associées ce qui signifie que les mêmes personnes subissent plusieurs discriminations, une tendance forte constatée dans d’autres espaces qui ont fait l’objet de recherches sur les discriminations (Blanchet, 2018, 2019).

Les répondant.es déclarent être également peu concerné.e.s personnellement par les discriminations glottophobes (3,66 %) mais davantage par celles ayant trait à la « race » / « couleur de peau » (25,61 %) et au sexe / genre (20,7 %). Toutefois, il est indiqué qu’au cours des trois dernières années, seul.e.s 49, 7 % des participant.e.s n’ont pas été confronté.e.s en tant que témoins ou victimes à des discriminations linguistiques (contre 34, 1 % qui affirment l’avoir été et 16,20 % qui n’en sont pas certain.e.s mais qui en admettent la possibilité) ce qui constitue une proportion importante pour un type de discrimination considéré comme non fréquent. Grâce aux échanges qualitatifs des précisions particulièrement éclairantes ont pu être apportées : il en ressort que 18 participant.e.s sur 20 subissent des discriminations linguistiques depuis leur plus jeune âge et qu’elles/ils ont fini par les intégrer dans leur quotidien voire les banaliser. C’est pourquoi, quand il leur est demandé de citer des discriminations, elles/ils évoquent d’autres que celles à prétexte linguistique. Voici par exemple ce que déclare Paul :

Dire « parle français, parle avec une vraie langue que tout le monde comprendra, ou ton accent en français montre bien que tu es créole, et là on voit bien qu’on ne parle pas complètement le français de France », pour moi, ce en sont pas des discriminations. Parfois, c’est vrai, cela fait un peu honte, c’est vrai, là je me rends compte que cela nous différencie des autres et nous fait comprendre qu’on ne parle pas comme certains, vous savez, certains métropolitains qui arrivent mais après, en France aussi, dans toutes les régions, on en parle pas pareil. Mais c’est vrai, je réfléchis en même temps que je parle, c’est vrai que cela peut être blessant mais quand même oui. Mais quand je pense pense à certaines autres discriminations, enfin, quand même ben non, enfin moins parce que par exemple, certaines critiques envers le sexe de la personne ou son enfin, ceux qui sont bi par exemple sont très très violentes et la personne peut penser parfois à se suicider. Moi, je connais quelqu’un qui a été harcelé matin et soir, tout le temps, dans la rue, sur le chemin de sa maison, par téléphone, par mel et qui n’en pouvait plus, il a failli se suicider. Il ne l’a pas fait mais il a été très mal, il est toujours (Paul).

Les discriminations sont donc en quelque sorte hiérarchisées en fonction des résonances plus ou moins fortes et violentes qu’elles sont susceptibles d’engendrer. Voici les lieux et les situations tout particulièrement concernés par elles selon les répondant.e.s :

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Dans la plupart des réponses, plusieurs items sont cités, ce qui signifie que les participant.e.s estiment que les discriminations à prétexte linguistique impactent différents domaines de vie d’une personne. Ce sont les situations d’embauche qui arrivent en tête (91,5 %). Sont ensuite mentionnés les établissements d’enseignement (65,3 %) suivis des administrations ou services aux personnes (55,11%) ainsi que les évolutions de carrière, une fois en poste (44,9 %), situations dans lesquelles l’idéologie hégémonique d’un français normé est très prégnante. Viennent ensuite les interactions sur réseaux sociaux (environ 33 %) dans les lieux publics (31,8 %) et celles qui ont pour but de trouver un logement (29,5 %).

Les langues considérées comme faisant l’objet de discriminations, présentées dans le tableau ci-dessous, sont en majorité les langues des autres espaces de l’océan Indien : le comorien (30,51 %), la langue « perçue comme relevant de « l’immigration » pour 17,5 % (identifiée majoritairement par les participants de l’enquête qualitative comme le mahorais, le comorien, le malgache), le shimahoré (15,8 %) et une autre langue de l’océan Indien (5%). Ces résultats confirment les études qualitatives mettant en évidence les stigmatisations fortes subies par les communautés mahoraise et comorienne depuis une bonne dizaine d’années (Lebon-Eyquem, 2012, 2013, 2017). Le créole arrive en 4e position avec 13,56 % mais si on tient compte du fait que la hiérarchisation des discriminations entraine la minoration de certaines glottophobies, il se pourrait que ce résultat soit en réalité plus important. Il est à noter que le taux de non-réponses concernant les discriminations à prétexte linguistique est particulièrement fort (au moins 30 personnes allant jusqu’à plus de 60). Même si ces questions arrivent en fin de questionnaire, on peut penser qu’elles sont particulièrement sensibles et délicates.

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Si on se centre sur les discriminations à prétexte linguistique qui touchent de près environ un sur deux des répondant.e.s (personnellement ou en tant que témoins) (Cf. tableaux ci-après), on constate que ces derniers sont confrontés à la glottophobie dans plusieurs de leurs espaces de vie et par conséquent régulièrement voire quotidiennement. Là aussi, les établissements d’enseignement constituent des lieux où s’exerce la domination. Ils sont mentionnés en premier (26,62 %) tout comme le français employé (14,2 %), ce qui relativise le fort taux de réponses concernant l’absence de critiques sur l’accent ou la qualité de français (Cf. plus haut). Les mélanges sont également incriminés, que ce soit le mélange créole/français employé (14,2 %) ou le mélange créole et autres langues de l’océan Indien (15,54 %). Le créole seul est la langue la moins stigmatisée (environ 8%). Des situations moins formelles sont ensuite évoquées : les lieux publics (environ 26 %), les transports (12,34 %), les réseaux sociaux (11,7 %). Enfin, viennent les administrations, ou services aux personnes pour 10,30 %. Le taux de non-réponse s’avère particulièrement important pour ces deux questions. Ces silences constituent de précieuses indications qu’il conviendra d’analyser plus finement dans une autre étude.

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Conclusion

L’objectif principal de cette étude exploratoire était d’étudier les parcours d’étudiants à l’université en lien avec la glottophobie dans un DOM de l’océan Indien, se situant à 10 000 kms de la France continentale La Réunion. Il était important de comprendre les discriminations linguistiques vécues dans cette ancienne colonie française, devenue département français, espace plurilingue où les phénomènes langagiers s’avèrent particulièrement hétérogènes et où l’idéologie diglossique domine les représentations linguistiques.

Le travail réalisé est venu en complément de nombreuses années d’enquêtes qualitatives, sur le terrain, qui ont permis de recueillir de nombreux témoignages, d’observer de nombreuses situations, où a été identifiée une glottophobie notamment à La Réunion (Lebon-Eyquem, 2012, 2013, 2017) et en Provence (Blanchet, 2016 et 19 ; Blanchet et Clerc Conan, 2018 ; Gasquet-Cyrus, 2012 et 2013 ; Apathie et Feltin-Palas, 2020). Il a tenté, dans une première approche, de commencer à vérifier une étendue quantitative des observations qualitatives et à partir de ces observations.

Cette étude confirme que la décrispation des attitudes face aux paroles qualifiées de « mixtes » constatée depuis les années 2000 n’est pas toujours de mise dans les contextes formels. Une grande importance est toujours accordée, notamment par les parents des répondant.e.s, au français normatif perçu comme surtout scolaire, parisien, socialement marqué et exerçant une pression puissante. Les discriminations à prétexte linguistique très présentes dans différents lieux et domaines de vie, et par conséquent subies au quotidien, concernent majoritairement le comorien et le shimahoré. Toutefois, les entretiens qualitatifs révèlent que les discriminations à prétexte linguistique ne sont pas toujours bien identifiées et conscientisées car banalisées et légitimées (notamment lorsqu’elles concernent le français) et qu’elles sont réalisées par des personnes de l’entourage avec de bonnes intentions et/ou par des enseignant.e.s. C’est pourquoi la proportion des discriminations concernant le français employé ou les mélanges, que ce soit le mélange créole/français employé ou le mélange créole et autres langues de l’océan Indien, mérite d’être questionné et devrait être probablement revu à la hausse.

L’objectif est de considérer la pluralité, d’envisager la circulation des usages, la création de réseaux, non pas comme un fantasme au service d’une image idéalisée de l’ile, mais comme la rencontre des langues et des cultures dans les mêmes espaces dans des relations plus apaisées, de respect.

Dans la lutte contre les insécurités linguistiques, nous devrions être en mesure de nous assurer que nos milieux d’éducation encouragent l’inclusion de la diversité des accents et des répertoires linguistiques pluriels vécus par les étudiants et les professeurs. Dans la lutte contre la glottophobie, nous devrions nous attarder sur les structures sociétales et organisationnelles qui « tolèrent » les discriminations à prétexte linguistique. La cible devrait être les discriminations systémiques dans la société au lieu de porter l’attention sur la modification des adaptations individuelles (insécurité linguistique, auto-dévaluation, auto-censure, atténuations) aux agressions et discriminations vécues par les francophones.

1 Il s’agit de créoles à base française.

2 Sources : Insee-DGFiP-Cnaf-Cnav-Ccmsa, Fichier localisé social et fiscal en géographie au 01/01/2021

3 Quelques années avant l’abolition et surtout après la période esclavagiste, sont « engagés » des milliers de personnes en provenance d’Inde, d’

4 Il s’agit du Laboratoire de recherche sur les Espaces créoles et Francophones (LCF) de l’université de la Réunion qui centre ses recherches sur des

5 http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/ph%C3%A9nom%C3%A8ne/60204

6 Un historique de la notion est proposé dans Blanchet, Bergeron et Eyquem (à paraître).

7 L’étude a été préalablement approuvée par le Comité d’éthique de la recherche de l’Université d’Ottawa.

8 Ce chiffre plus important que dans les autres espaces s’explique par l’intérêt des étudiant.e.s pour la thématique de la recherche et pour la

9 Le pôle supérieur est le français (acrolecte) et le pôle inférieur, le créole (basilecte).

Beniamino M., Le français de La Réunion. Inventaire des particularités lexicales, AUPELF-UREF / EDICEF, 1996.

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Watin M., Réseaux publics. Émergence des espaces urbains et communicationnels à La Réunion, Paris : L’Harmattan, 2004.

1 Il s’agit de créoles à base française.

2 Sources : Insee-DGFiP-Cnaf-Cnav-Ccmsa, Fichier localisé social et fiscal en géographie au 01/01/2021

3 Quelques années avant l’abolition et surtout après la période esclavagiste, sont « engagés » des milliers de personnes en provenance d’Inde, d’Afrique, de Madagascar, des Comores, de Chine, d’Australie, d’Europe, et de façon plus marginale d’autres colonies. L'engagisme consiste à proposer à des travailleurs étrangers à l’île, un contrat de travail d'une durée de 5 ans renouvelable. L'engagé est alors au service d'un engagiste, généralement propriétaire terrien colon.

4 Il s’agit du Laboratoire de recherche sur les Espaces créoles et Francophones (LCF) de l’université de la Réunion qui centre ses recherches sur des phénomènes de contacts de langues, de culture, de littérature, d’information et de communication qui caractérisent les sociétés créoles et francophones.

5 http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/ph%C3%A9nom%C3%A8ne/60204

6 Un historique de la notion est proposé dans Blanchet, Bergeron et Eyquem (à paraître).

7 L’étude a été préalablement approuvée par le Comité d’éthique de la recherche de l’Université d’Ottawa.

8 Ce chiffre plus important que dans les autres espaces s’explique par l’intérêt des étudiant.e.s pour la thématique de la recherche et pour la participation à une étude.

9 Le pôle supérieur est le français (acrolecte) et le pôle inférieur, le créole (basilecte).

Mylène Lebon-Eyquem

Laboratoire LCF EA 7390, Université de La Réunion

Philippe Blanchet

Laboratoire PREFICS-CERESIF EA 7469, Université Rennes 2

Christian Bergeron

Faculté d’éducation, Université d’Ottawa, Canada