DOI : 10.26171/carnets-oi_0302
Introduction
Au XVIIe siècle, le roi de France fonde des colonies sur trois îles de l’océan Indien : l’Île de France (île Maurice)1, l’île Dauphine (Madagascar) et l’île Bourbon (La Réunion). Ces premières années de présence française sont des années difficiles, durant lesquelles les colons peinent à créer de véritables établissements coloniaux. Ces terres ne sont pas considérées, par les Français du XVIIe siècle, comme des colonies florissantes où aller s’établir. Seuls quelques explorateurs et aventuriers effectuent le long voyage à bord de navires où ils sont exposés à des conditions de vie pénibles, parfois même extrêmes. En 1664, Louis XIV fonde la compagnie des Indes orientales, qui a pour but de permettre le commerce dans l’océan Indien et de favoriser l’essor des colonies fondées sur les trois îles susmentionnées. Durant ces années, les acteurs de cette colonisation publient plusieurs ouvrages parmi lesquels on pourra citer l’Histoire de la Grande Isle de Madagascar, d’Etienne de Flacourt, le Discours d’un fidèle sujet du roi touchant l’établissement d’une compagnie françoise pour le commerce des Indes orientales de François Charpentier ou encore la Relation du premier voyage de la compagnie des Indes orientales en l’île de Madagascar d’Urbain Souchu de Renefort. Etienne de Flacourt et Urbain Souchu de Rennefort sont tous les deux des administrateurs coloniaux, tandis que François Charpentier est lié au pouvoir royal et, notamment, à Colbert, ministre de la marine. De par leur position, ces trois auteurs se font les porte-parole d’une politique coloniale développée en métropole. Par ailleurs, contrairement à d’autres voyageurs qui publient à la même période2, leurs écrits sont orientés en fonction de la cause qu’ils défendent. Ajoutons encore que tous trois sont de religion catholique religion qui, on le verra, aura son importance dans leurs récits.
Peut-on identifier, parmi ces écrits, une idéologie coloniale propre à la France ? Comment l’univers encore inconnu de ces îles de l’océan Indien est-il appréhendé par ces auteurs de la fin du XVIIe siècle ? Dans une première partie, nous mettrons en évidence, par une analyse comparative, les similitudes entre les textes de ces auteurs afin de dégager l’idéologie coloniale qui les sous‑tend.
Afin d’en comprendre leurs raisons, ces éléments devront être replacés dans leur contexte historique. Ainsi, la volonté du ministre Colbert de promouvoir la Compagnie des Indes orientales et de concurrencer les compagnies de commerce étrangères est un événement clé de l’idéologie coloniale présentée dans l’ouvrage de François Charpentier notamment.
Ensuite, nous nous intéresserons à la vision qu’ont ces auteurs et – pour certains, explorateurs – des peuples qu’ils rencontrent. Quelle image les textes de la fin du XVIIe siècle offrent-ils de ces peuples à leurs lecteurs ? Les éléments de l’idéologie coloniale, développés dans la première partie, nous permettront d’expliquer les raisons d’un dualisme entre admiration et critique que l’on retrouve tout au long des relations portant sur les îles de l’océan Indien.
Jusqu’à présent, peu de chercheurs se sont intéressés aux justifications politiques et juridiques des voyages des Français au XVIIe siècle dans les îles des Mascareignes3. La plupart des auteurs qui traitent des ouvrages dont il sera question ci-dessous optent pour une approche littéraire4. Notre propos se veut davantage historique et juridique. Notons encore que la plupart des travaux récents qui s’intéressent aux îles précitées portent sur les XVIIIe et XIXe siècles, périodes où la colonisation des îles Mascareignes prend véritablement son essor.
La doctrine de la découverte
Au moment où le roi de France, Henri IV, initie la colonisation de nouvelles terres, en Amérique, dès 1600, il projette également une implantation dans l’océan Indien par le biais d’une compagnie de commerce, inspirée des modèles anglais et hollandais5. Cette compagnie s’avère un échec commercial, de même que le nouveau projet de colonisation de Richelieu quelques années plus tard. Ce n’est qu’avec la venue de Colbert, ministre de la Marine chargé des colonies dès 1669, que l’intérêt pour la colonisation de l’océan Indien prend un véritable essor. Le ministre est à l’origine de la création de la Compagnie des Indes orientales, chargée d’aller s’y implanter afin d’y développer le commerce avec la France. Néanmoins, dès les années 1640, les Français se rendent dans les îles Mascareignes.
En 1642, ils jettent leur dévolu sur Madagascar, atteinte par les Portugais au début du XVIe siècle. Le roi de France, Louis XIII, décide d’y fonder une colonie afin de posséder une base dans l’océan Indien qui permette le commerce avec la Chine et l’Inde. Etienne de Flacourt, un administrateur colonial, prend part à ce premier voyage officiel et y fonde la première colonie française de l’océan Indien, Fort Dauphin, sur l’île de Madagascar. L’auteur relate son voyage et les événements qui marquent ces premiers temps de colonisation dans l’Histoire de la grande isle Madagascar, publiée en 16616. Son ouvrage a pour objectif de décrire à ses lecteurs les curiosités de l’île et de leur narrer l’aventure hors du commun vécue par ces quelques Français, envoyés pour plusieurs années à des milliers de kilomètres de chez eux, sans secours ni moyen de communication rapide avec la métropole, livrés aux éléments et aux dangers que représente un tel voyage. Néanmoins, l’auteur, mandaté par le roi de France, est également le représentant d’une politique coloniale, développée en métropole, qui transparaît dans ses écrits. Ainsi, s’adressant à Nicolas Fouquet, auquel il dédie son livre, Etienne de Flacourt écrit :
Les lettres, dont vous m’avez honoré, m’en font des preuves certaines puisque sans m’y prescrire rien des affaires qui concernent le commerce du Païs vous n’avez point eu d’autre but que de me recommander les choses qui regardent les spirituelles, & le progrez que l’on y peut faire en l’instruction des Habitans, à la conoissance de la verité de nostre Religion7.
Ces lignes font référence aux lettres patentes, reçues par l’explorateur, qui lui permettent de prendre possession de l’île de Madagascar au nom du roi de France. En effet, dès 1540, avec la commission adressée à Jean-François de La Roque de Roberval8 pour sa prise de possession du Canada, la France met en place un modèle de justification, vis-à-vis des autres Etats européens, leur permettant de s’installer sur des terres « […] inhabitez ou non possedez et donnez par aucuns princes chrestiens »9. La volonté de s’emparer de terres n’appartenant pas à d’autres souverains européens est présente durant tout le XVIIe siècle. Grâce à ses lettres patentes, le roi de France annonce aux autres souverains européens qu’il va s’emparer d’une terre encore inhabitée et s’y installer. Cette justification, que l’on nomme doctrine de la découverte, provient du droit romain. Au XVIIe siècle, elle consiste à affirmer que lorsqu’une nation chrétienne trouve une terre qui n’a pas encore été découverte par une autre nation chrétienne, elle peut s’en emparer. S’il s’agit d’une terre vide, inhabitée (du latin terra nullius), elle en obtient immédiatement la propriété10. Selon cette doctrine, les autochtones, qui vivent sur les terres en question, ne sont pas pris en compte dans cette répartition des terres. La prise de possession se fait uniquement vis-à-vis des autres nations d’Europe.
En 1642, lorsqu’Etienne de Flacourt se rend à Madagascar avec sa commission octroyée par le roi de France, les Portugais, qui avaient découvert l’île en 1500 et lui avaient donné le nom de Saint-Laurent11, ont quitté les lieux depuis le début du siècle12. Madagascar correspond à l’exigence posée par les lettres patentes françaises puisqu’elle n’est détenue par aucun prince chrétien.
La religion comme argument de colonisation
L’extrait de l’ouvrage de Flacourt, mentionné ci-dessous, fait également référence à une autre composante de la politique coloniale française au XVIIe siècle. Il s’agit de la nécessité de convertir les autochtones, sur laquelle reposent tous les voyages effectués au nom du roi de France. En effet, toutes les commissions, depuis celle attribuée à La Roque de Roberval, affirment la nécessité de convertir les peuples autochtones :
Comme pour le desir dentendre et avoir congnoissance de plusieurs pays partie desquels on dit inhabitez et autres possedez par gens sauvages et estranges vivant sans congnoissance de dieu […] Affin de myeulx parvenir à notre intention et faire chose agréable à Dieu notre Créateur sauveur et redempteur et qui soit à la sanctification de son sainct nom et à l’augmentation de notre foy chrestienne et accroissement de notre mere Ste Eglise catholique […]13.
La nécessité de convertir des peuples autochtones permet de justifier, face aux autres États européens, la prise de territoires dans le Nouveau Monde. En s’appuyant sur la religion, le roi de France démontre que l’acquisition de nouveaux territoires ne se fait pas seulement pour agrandir son royaume et augmenter sa puissance. Il se positionne face à l’Espagne et au Portugal qui se servent également de cette composante pour revendiquer de nouvelles terres14. Etienne de Flacourt tente de convaincre ses lecteurs que la colonisation de Madagascar est nécessaire et peut apporter gloire et grandeur au roi de France. Il reprend l’argument royal de la nécessité de conversion des autochtones qu’il décline à plusieurs reprises dans son texte :
La Religion Chrestienne est si facile à y establir, qu’il ne manque en cecy rien autre chose que la volonté des Ecclesiastiques, d’autant que cette nation, n’ayant encor fait choix ny election de Religion, n’en a aucune en pratique & n’a encor pû prendre aucun party15.
Etienne de Flacourt veut persuader que la conversion des autochtones sera aisée afin d’obtenir un plus grand financement pour la colonisation. L’auteur insiste également, tout au long de son ouvrage, sur le fait que certains Malgaches, premiers habitants de l’île, sont les descendants d’Abraham :
Ceux que j’estime y estre venus les premiers, ce sont les Zasse-Hibrahim, ou de la lignée d’Abraham, habitans de l’Isle de saincte Marie, & des terres voisines […] Ils celebrent & chomment le Samedy, non le Vendredy, comme les Maures […] ce qui me fait croire que leur ancestres sont passez en cette Isle dés les premieres transmigrations des Iuifs […]16.
Comme de nombreux auteurs à l’époque, Flacourt cherche à trouver une identité religieuse commune entre les Malgaches et les Européens qu’il met en évidence par leur appartenance au Judaïsme, idée que l’on retrouve, notamment, chez Joseph-François Lafitau, missionnaire jésuite au Canada au début du XVIIIe siècle, au sujet des autochtones d’Amérique du Nord17. Si les autochtones ont des connaissances, même vagues, de l’Ancien Testament, il sera plus facile de les convertir. Cette volonté de trouver chez les autochtones une identité commune avec les Français, en matière de religion ou de civilisation, est une idée développée au XVIe siècle par André Thévet qui compare les autochtones d’Amérique du Sud aux peuples de l’Antiquité18.
La nécessité de convertir les autochtones se retrouve également dans les écrits de François Charpentier. Cet auteur, contemporain de Flacourt, écrit en 1665 deux ouvrages19 qui ont pour but de justifier la création de la compagnie de commerce chargée du commerce dans les Indes orientales. Cette compagnie, créée en 1664, est initiée par la couronne, contrairement aux compagnies de commerce étrangères qui sont parfois l’œuvre de privés20. Le roi de France désire pouvoir s’approvisionner en objets rares et surtout, montrer sa puissance en Orient.
Le commerce avec la Chine et l’Inde est vu comme un moyen d’enrichir le royaume de France rapidement et d’y importer des objets rares et précieux que l’on ne trouve pas en Europe. En effet, les Français ont une connaissance des produits asiatiques depuis l’époque médiévale, grâce à la route de la soie qui permet l’arrivée d’épices et de curiosités jusqu’en France. Cependant, cette route ne permet pas un approvisionnement suffisant du royaume de France. Grâce au développement de la navigation et aux possibilités offertes par les compagnies de commerce, il est désormais plus rentable d’aller commercer directement avec l’Asie21.
Néanmoins, Colbert estime qu’il est plus judicieux de s’implanter dans les îles Mascareignes, dans l’océan Indien, afin d’y développer une colonie qui puisse ensuite servir de base au commerce avec le continent asiatique. Cela permettrait aux navires de faire le plein de vivres et d’arriver avec des équipages en bonne santé. En effet, le voyage jusqu’aux îles des Mascareignes, bien que long et difficile, est plus aisé que celui qui mène au continent asiatique. Le premier choix de la royauté, dans l’océan Indien, se porte donc sur l’archipel des Mascareignes, à savoir les actuelles île Maurice et île de La Réunion ainsi que sur l’île de Madagascar.
François Charpentier écrit à la demande de Colbert son Discours d’un fidèle sujet du roi, touchant l’établissement d’une compagnie françoise pour le commerce des Indes orientales afin d’attirer des investisseurs dans la compagnie. Il désire également des volontaires pour se rendre à Madagascar et débuter véritablement une colonisation qui n’a été qu’esquissée en 1642, date à laquelle Flacourt s’y est rendu.
En effet, en 1665, la Compagnie des Indes orientales n’a qu’une année d’existence et n’a pas encore eu l’occasion de faire ses preuves. Par ailleurs, le séjour colonial auquel Flacourt a pris part s’est terminé par un échec. Des dissensions entre catholiques et protestants parmi les colons, ainsi que les maladies telles que la malaria attrapées sur l’île par les quelques colons qui ont survécu au voyage depuis la France, plombent rapidement la colonie naissante22. Sur les cinquante arrivants en 1642, seuls quatorze sont encore vivants après deux mois passés à Madagascar23. A la même période, en 1646, 12 mutins qui s’étaient opposés au premier gouverneur de l’île sont envoyés sur l’île Bourbon et seront les premiers habitants européens de cette île de l’océan Indien24. Durant la période où Etienne de Flacourt est nommé gouverneur de l’île, les guerres contre les Malgaches sont nombreuses et cela tend à fragiliser encore l’établissement français25. Entre 1648 et 1655, aucun navire n’arrive de France pour ravitailler l’île en denrées de première nécessité. Les colons n’ont plus ni outils, ni vêtements, ni nourriture, mis à part ce qu’ils peuvent trouver sur place26, raison pour laquelle Etienne de Flacourt retourne en France en 1655 afin de demander des secours pour les quelques colons survivants sur l’île. L’image de la première colonisation de Madagascar est donc peu reluisante en 1664, au moment de la création de la Compagnie des Indes orientales par Colbert. C’est la raison pour laquelle ce dernier demande à François Charpentier de rédiger un texte qui incite les investisseurs éventuels à s’intéresser à Madagascar et aux autres îles des Mascareignes.
Désireux d’aller dans le sens de la justification religieuse prônée par la monarchie, François Charpentier écrit dans sa Relation de l’établissement de la compagnie françoise, pour le commerce des Indes orientales :
Ainsi l’on peut dire avec verité, que d’entrer dans une Compagnie, qui va faire fleurir le Christianisme dans un païs habité par tant de peuples qui vivent sans la connoissance du vray Dieu, c’est estre du nombre de ceux qui travaillent d’un commun effort à respendre la foy de l’Evangile. Car aprês tout, encore que les guerres entre les Blancs & les Negres, ayent fort retardé les progrês de la Religion Chrestienne dans cette Isle, neanmoins nous apprenons par la lettre du sieur Estienne, que jamais il n’y eut tant de dispositions favorables, pour l’y establir puissamment27.
N’ayant pas effectué le voyage à destination de Madagascar, l’auteur reconnaît s’inspirer des écrits de Flacourt lorsqu’il affirme l’intérêt des Malgaches pour la religion chrétienne.
Même s’il relate l’échec d’une colonisation, Flacourt désire, comme François Charpentier, encourager la colonisation des îles Mascareignes. Il va donc chercher d’autres arguments, en lien avec l’évangélisation, qui encouragent la royauté à remplir sa mission divine :
[…] & il seroit à craindre que les Heretiques Hollandois & Anglois, ou les Mahometans des costes d’Arabie, ne s’emparassent d’une si bonne terre, pour semer leur damnable croyance, & que le proverbe commun n’y eust enfin lieu, qui est, que bonne terre apporte tousjours de mauvaises herbes28.
En tant que fils aîné de l’Eglise catholique29 le roi de France ne peut laisser une nation protestante ou musulmane s’emparer de ces terres. Depuis le XVIe siècle, le catholicisme est mis à mal par l’émergence du protestantisme et il est du devoir du roi de France de faire en sorte que des missionnaires huguenots ne convertissent pas des âmes qui pourraient facilement rejoindre l’Église catholique. D’autant plus que, selon Flacourt, les autochtones sont particulièrement dociles et n’attendent que la venue des Français pour se convertir :
La disposition y est toute entière, Monseigneur, ils le souhaitent avec tant de passion, que quand ils nous voyoient aux prieres dans nostre Chapelle ils y entroient à la foule, pour tascher à nous imiter […]30.
Pour inciter encore davantage les autorités françaises à agir en faveur de la religion par la colonisation de Madagascar, l’auteur affirme que, si la conversion des autochtones ne suffit pas, l’île peut être utilisée comme une base pour mener des croisades en Afrique du Nord :
Il est à propos que ie parle des commoditez que l’on y pourroit percevoir, en cas que l’on voulust quelque iour travailler à la ruine de la fausse Religion de Mahomet, & de l’Empire des Sectateurs […] Les Colonies estans establies dans icelle [cette île], l’on en peut tirer des soldats en un nombre infiny, y construire des vaisseaux, fregates, galliotes, & barques longues, pour aller dans la mer rouge faire la guerre aux Turcs & Mores, où l’on peut de là faire alliance avec le grand Roy des Abissins, & avoir retraite dans les ports de mer […] afin d’aller coniointement quelque iour attaquer ces villes d’abomination, la Mecque & Medine31.
Argument économique
Au XVIIe siècle, l’argument de la religion, dans la prise de possession de nouvelles terres, s’adresse essentiellement aux autres nations européennes. En effet, en 1493, le pape Alexandre VI effectue, par les bulles Inter Caetera, un partage des terres découvertes et à découvrir entre l’Espagne et le Portugal afin d’évangéliser les peuples autochtones du nouveau monde :
Pour vous, à l’exemple de vos ancêtres, les Rois d’illustre mémoire, toutes choses bien considérées, et surtout comme il convient à des Rois et Princes Catholiques, en vue de l’exaltation et du développement de la foi Catholique, vous vous êtes proposé, avec le secours de la clémence divine, de soumettre et de convertir à la foi Catholique ces continents et ces îles précités, leurs habitants et indigènes. Nous louons très vivement, dans le Seigneur, votre saint et louable projet ; nous désirons qu’il soit conduit à bonne fin, et que le culte même de Notre Sauveur soit établi dans ces pays […]32.
Le royaume de France n’est pas compris dans ce partage, raison pour laquelle il lui faut trouver un moyen de justifier son droit à s’emparer lui aussi de nouvelles terres33. La religion est mise en avant, afin de montrer au pape, à l’Espagne et au Portugal que le roi de France est bien le fils aîné de l’Église catholique et qu’il remplit sa mission chrétienne. En revanche, l’argument religieux ne suffit pas à convaincre les investisseurs des compagnies de commerce d’envoyer des vaisseaux et des hommes dans les Mascareignes. C’est pourquoi tous les auteurs vont essayer d’intéresser leurs lecteurs avec des critères économiques :
S’il est de la grandeur d’un Estat, que ses peuples s’appliquent aux exercices militaires, pour resister aux entreprises des Estrangers ; il n’est pas moins de son utilité qu’ils s’adonnent au Commerce, pour aller chercher dans les parties du Monde les plus éloignées, ce qui peut contribuer au bonheur & à l’ornement de leur pays34.
Dans sa volonté de convaincre du bien-fondé de la création de la Compagnie des Indes orientales, François Charpentier commence son discours par l’importance du commerce qui peut être effectué grâce à la possession des îles des Mascareignes. Or, pour l’auteur, les Indes orientales et l’océan Indien sont les parties du monde les plus lucratives, bien plus que les colonies déjà possédées par le roi de France telles que le Canada et les îles des Antilles qui, à cette époque, restent peu lucratives :
Or entre tous les Commerces qui se font dans toutes les parties du Monde, il n’y en a point de plus riche ni de plus considerable, que celuy des Indes Orientales […] C’est de là qu’on tire l’Or & les Pierreries ; C’est de là que viennent ces marchandises si renommées & d’un debit si asseuré, la Soye, la Canelle, le Poivre, le Gingembre, la Muscade, les toiles de Cotton, la Oüate, la Porcelaine, les bois qui servent à toutes les teintures, l’Ivoire, l’Encens, le Bezout, & mille autres commoditez […]35.
Ces richesses ne se trouvent cependant pas dans les îles des Mascareignes. Il est néanmoins nécessaires de s’y installer car :
De là on peut trafiquer sans peine dans toutes les Indes, à la Chine, au Japon, & encore plus commodément sur les costes d’Ethiopie, & dans les terres de l’Empereur des Abissins […] En un mot, il n’y a pas de lieu plus propre pour faire un magazin general des marchandises que l’on feroit venir de tous costez pour estre apportées dans l’Europe36.
En outre, c’est presque une obligation, pour les Français que d’aller s’établir dans des îles qui sont faciles d’accès et pour lesquelles l’investissement est minime :
Mais à present que les premiers [les Portugais] nous ont frayé le chemin de ces Terres fortunées, & que les autres nous ont détrompé de la crainte de ceux qui y sont devant nous, il y auroit de l’aveuglement volontaire, à ne vouloir pas demeurer d’accord des biens qui nous sont asseurez, & de la facilité avec laquelle nous les pouvons obtenir37.
François Charpentier voit également la création d’une compagnie de commerce comme un moyen de faire concurrence aux autres nations qui possèdent déjà leurs propres compagnies38. Pour l’auteur, il est plus rentable pour la France de faire elle-même du commerce dans l’océan Indien plutôt que d’acheter des denrées rares à l’étranger :
[…] je ne voy pas pourquoy nous les voudrions toûjours recevoir de la main d’autruy, & pourquoy nous refuserions de faire gagner doresnavant à nos Citoyens, ce que des estrangers ont gagné sur eux jusqu’à present39.
Cette vision, que partage Etienne de Flacourt40 s’appuie sur la théorie économique relative aux colonies au XVIIe siècle, développée par Montchrétien en 1615, dans son Traicté de l’oeconomie politique41 et reprise ensuite par Richelieu et Colbert. Cette théorie, nommée mercantilisme cent ans après sa mise en œuvre42, postule qu’une nation doit rechercher l’autosuffisance43. Les auteurs de cette théorie considèrent que la quantité d’argent et d’or disponible dans le monde est fixe et qu’il vaut mieux éviter de dépenser ces matières précieuses pour l’achat de biens auprès de l’étranger44, tout comme il est nécessaire d’éviter de céder les productions du royaume de France à l’étranger, ainsi que l’affirme le ministre de la marine Colbert, à l’origine de la création de la Compagnie des Indes orientales :
Sur ce principe, il est certain qu’il sort tous les ans hors du royaume, en denrées de son cru nécessaires pour la consommation des pays estrangers (ces denrées sont vins, eaux-de-vie, vinaigre, fer, fruits, papiers, toiles, quincailleries, soyeries, merceries), pour 12 à 18 millions de livres. Ce sont là les mines de nostre royaume, à la conservation desquelles il faut soigneusement travailler45.
C’est la raison pour laquelle la création de colonies dans l’océan Indien ne peut qu’être utile à l’accroissement des richesses de la nation.
Ensuite, tous les auteurs qui traitent des Mascareignes décrivent ces îles comme des paradis terrestres. Etienne de Flacourt, affirme que :
Cette Isle est une des plus grandes qu’il y aye au monde, remplie de montagnes fertiles en bois, pasturages & plantages de campagnes arrousées de rivieres & d’estangs poissonneux, elle nourrit un nombre infiny de bœufs bien differens de ceux de l’Europe […]46.
L’île Bourbon (actuelle Réunion) qu’il désire également coloniser obtient les mêmes louanges :
Là au lieu d’y avoir eu disette, ils n’avoient pas eu le moindre accez de fiévre, & m’ont tous asseuré que c’est l’Isle la plus saine qui soit au monde, où les vivres y sont à foison, le cochon tres-savoureux, la tortuë de terre, tortuë de mer, toutes sortes d’oyseaux en si grande abondance, qu’il ne faut qu’une houssine à la main, pour trouver en quelque lieu que ce soit de quoy disner, & avoir un fossaire que l’on nomme fuzil à allumer du feu47.
En effet, l’île Bourbon est régulièrement comparée à un paradis terrestre, image que les douze mutins qui y ont vécu de 1646 à 164948 ont contribué à créer49.
François Charpentier, qui ne s’est pourtant pas rendu dans les Mascareignes, reprend les propos de son prédécesseur au sujet de Madagascar :
La terre y est admirable pour toutes sortes de grains & d’arbres, & ne demande qu’à estre cultivée pour estre merveilleuse. Il n’est point necessaire comme aux autres Isles d’y apporter des vivres pour y faire subsister les Colonies, on y trouve de toutes choses en abondance, & le pays en produit non seulement assez pour nourrir ses habitans, mais assez encore pour en faire part à d’autres peuples […] & l’on peut dire sans exaggeration, qu’il est aisé d’en faire un vray Paradis terrestre50.
Urbain Souchu de Renefort, un administrateur colonial qui se rend, lors du premier voyage de la compagnie des Indes orientales, en 1665, à Madagascar, décrit l’île Mascareigne51, qu’il visite, dans les mêmes termes que Flacourt :
L’Isle de Mascareigne scituée entre vingt & un & vingt-deux degrés de latitude […] pousse des vapeurs si medicinales, que les malades qui y furent descendus des Vaisseaux, y guerirent en peu de temps […] les oyseaux bien loin de s’épouvanter à la mort d’un de leur espece, & la veuë du chasseur, venoient les entourer & se laissoient choisir à l’apparence de leur embonpoint. Les bœufs, vaches & veaux y étoient communs […]52.
Elle aurait ainsi des vertus permettant de rendre la santé aux malades ce qui, à l’époque, est particulièrement engageant. En effet, les voyages à destination des futures colonies sont longs et éprouvants, la mortalité élevée et, même arrivés à destination, les équipages continuent à être décimés par diverses maladies telles que la malaria.
Quelques années plus tard, en 1692, François Leguat, un protestant, désire créer un refuge huguenot sur l’île Mascareigne (la Réunion)53. Le capitaine du vaisseau sur lequel il embarque avec dix compagnons refuse de s’arrêter sur cette île et continue jusqu’à Rodrigues où les dix protestants débarquent et s’installent. Dans ses mémoires, l’auteur décrit cette île comme un lieu idyllique :
Nous admirâmes les secrets & divins refforts de la Providence, qui après avoir permis que nous eussions été ruïnez, dans nôtre Patrie, nous en avoit ensuite arrachez par diverses merveilles, & voulut enfin essuyer nos larmes dans le Paradis Terrestre qu’elle nous montroit, & où il ne tiendroit qu’à nous d’être riches, libres, & heureux […]54.
L’ouvrage de l’auteur consiste en une longue description des bienfaits de Rodrigues, de sa fertilité, de la pureté de son air et des richesses qu’elle contient. L’auteur affirme que ses compagnons et lui-même auraient pu y vivre indéfiniment s’ils n’avaient pas ressenti un certain ennui dans leur solitude et une envie, pour certains, de rencontrer des femmes et de fonder une famille55.
D’autres auteurs et voyageurs, tant de la fin du XVIIe siècle que du début du XVIIIe siècle reprennent les descriptions flatteuses que nous avons vues ci-dessus au sujet des Mascareignes56 afin de convaincre leurs lecteurs de la beauté de ces îles et de l’investissement qui peut y être fait. En effet, tous sont confrontés au même problème : la monarchie n’envoie pas suffisamment de colons dans ces nouvelles colonies pour les peupler et permettre aux établissements de subsister.
Urbain Souchu de Rennefort, qui relate son aventure à Madagascar, affirme que l’absence de ravitaillement par des navires français contribue à mettre en danger la colonie :
[…] l’attente d’une seconde flotte souhaittée ardemment de tous ceux qui affectionnoient le bien de la Compagnie, qui voyoient le deplorable état où la dissipation continuelle de ce qu’elle’avoit de plus precieux, l’entraisonoit, & ce qui devoit étre pour le surable soulagement de tous […]57.
Pour Etienne de Flacourt, un seul navire par année suffirait à maintenir la colonie :
Toutes ces choses ainsi establies ne peuvent manquer à apporter en peu d’années de grands profits à la Compagnie, moyennant qu’elle continuë tous les ans à faire partir au moins un Navire de France, dans lequel l’on passe des hommes le plus que l’on pourra pour demeurer dans l’Isle […]58.
Il ajoute qu’il a tout de même besoin de 500 hommes pour maîtriser l’île et assurer aux Français la domination sur les Malgaches59.
Cette demande constante d’hommes et de ravitaillement, que l’on retrouve chez tous les auteurs de la période, est une constante de la politique coloniale française, liée également à la théorie mercantiliste. En effet, outre le fait de considérer que l’or et l’argent se trouvent en quantité limitée sur terre, cette doctrine affirme que la métropole doit être privilégiée par rapport aux colonies60. Celles-ci ne sont là que pour lui apporter un bénéfice et ne doivent pas lui faire concurrence. En outre, selon la théorie mercantiliste, la population fait la richesse d’un pays car il s’agit de sa force de travail61. Chaque personne peut produire des biens, chaque personne est donc indispensable à la richesse d’un État. Dans ce contexte, il est nécessaire de conserver une population nombreuse en métropole et non de l’envoyer dans les colonies car cela créerait un manque à gagner pour le royaume. Les îles des Mascareignes ne doivent servir qu’à enrichir le royaume et ne peuvent lui faire concurrence. Les colons qui se rendent sur place doivent le faire parce que leur travail n’est pas nécessaire à la métropole. C’est la raison pour laquelle les autorités proposent, à plusieurs reprises au XVIIe siècle, d’envoyer des repris de justice et autres populations indésirables dans les colonies62.
Cependant, ces choix déplaisent aux personnes impliquées dans la colonisation qui, comme Etienne de Flacourt, se plaignent de l’envoi de personnes inadaptées à leur nouvelle vie dans les colonies et insistent sur la nécessité de la venue de gens de qualité :
[…] le malheur n’estant venu que des volontaires que l’on avoit envoyé par le passé qui avoient tout perdu ; enquoy il faut remarquer qu’il ne faut embarquer que de bons artisans maçons, charpentiers, sçieurs de long, laboureurs, iardiniers, & païsans, conduits par des gens d’honneur, discrets, & avisez point esvantez, & d’âge assez avancé63.
L’auteur ne désire pas non plus de femmes « débauchées » et préfère la solution du mariage avec les autochtones plutôt que de risquer de déséquilibrer la colonie avec des personnes indésirables :
Il ne faut point en ce païs-là de vagabonds, ny y passer de femmes desbauchées, si ce n’est en l’Isle de Bourbon, ou on pourroit passer quelques-unes pour les y marier à des François qui y sont, & que l’on y voudra passer pour peupler. Pour l’Isle de Madagascar, il y a assez de femmes de toutes couleurs, blanches & noires, au choix de ceux qui les voudront espouser64.
Cette idée du mariage entre femmes autochtones et colons français n’est pas nouvelle. En raison de la doctrine mercantiliste et du faible peuplement, très peu de femmes sont envoyées dans les colonies françaises. Comme les femmes sont évidemment nécessaires pour augmenter la population coloniale, au XVIIe siècle, la royauté désire encourager les mariages interethniques. Ainsi, en 1685, le ministre de la marine écrit au gouverneur du Canada, une colonie déjà bien implantée, afin qu’il encourage les mariages entre colons et autochtones :
Sa Majesté a accordé 2000 livres aux ouvrieres qui monstreront a travailler aux filles des Sauvages. Je l’excite a perfectionner cet establissement et faire ensorte d’establir l’usage des mariages entr’elles et les françois65.
À Madagascar, où le peuplement est bien inférieur à celui du Canada, l’idée de mariage avec les autochtones est également à l’ordre du jour. Cependant, en lien avec l’exigence d’évangélisation, ces mariages doivent permettre la conversion des femmes autochtones, comme le précise Etienne de Flacourt : « Il y a plusieurs François mariez à des femmes du Païs converties à la Religion Chrestienne, & beaucoup d’enfans qui en sont issus. »66 Les statuts de la compagnie des Indes orientales, précisent d’ailleurs, à leur article IV que :
Nul François ne se pourra marier à une Originaire de l’Isle, si auparavant elle n’est instruite en la Religion Chrestienne, Catholique, Apostolique & Romaine, & qu’elle n’ait receu le S. Sacrement de Baptesme, & la Sainte Communion […]67.
Cependant, dans les faits, les lois ne sont pas toujours respectées par les colons puisque Jacques Pronis, gouverneur de Madagascar de 1642 à 1648, avant qu’Etienne de Flacourt ne reprenne son poste, se marie avec une Malgache qu’il choisit de suivre plutôt que de lui imposer la vie de la colonie. Ce mariage lui est reproché par les colons qui l’accusent de nourrir toute la tribu d’origine de sa femme avec les vivres destinés aux Français68 et de faire des alliances militaires peu avantageuses. L’ancien gouverneur subit également une mutinerie de la part des habitants, raison pour laquelle Etienne de Flacourt est envoyé à Madagascar pour remettre de l’ordre dans la colonie et reprendre le poste de gouverneur69.
Image de l’Autre
Le « bon sauvage »
Ce mariage entre le gouverneur Pronis et la fille d’un chef malgache démontre qu’il existe des interactions entre colons et autochtones dans les îles de l’océan Indien. Les auteurs qui relatent leur voyage à Madagascar et dans les îles voisines abordent tous la question des autochtones présents sur ces terres, avec lesquels ils doivent composer, entretenir des relations tant commerciales que militaires, les guerres entre chefs malgaches et Français étant particulièrement courantes durant la deuxième moitié du XVIIe siècle.
Malgré la situation houleuse avec les autochtones de Madagascar, Etienne de Flacourt a recours à une description usuelle, que l’on retrouve chez ses contemporains, non seulement au sujet des îles Mascareignes mais également dans les autres colonies françaises :
Ils vivent toutefois à plus prest à la façon de nos anciens Patriarches, ils nourissent des trouppeaux de bouefs, Cabrits & moutons, ils n’ont que de petites maisons assez commodes pour eux. Ils vivent de ce que leur rapporte la terre qu’ils cultivent […]70.
L’auteur présente les Malgaches comme des peuples simples, qu’il compare aux Européens de l’antiquité grecque. Il affirme également qu’ :
Ils sont sans ambition & sans luxe, & vivent plus contens des fruicts que la terre leur donne, & des bestiaux qu’elle leur nourrit, passant plus doucement leur vie que les autres habitans de l’Europe71.
La comparaison avec les Européens a pour but de montrer que les autochtones sont des êtres purs, dénués de tous les vices que l’on trouve en métropole. Au moment de la rencontre avec les explorateurs, les autochtones ne sont pas encore convertis au catholicisme. L’objectif des auteurs est de montrer qu’il s’agit de peuples simples, à un stade d’évolution inférieur à celui des Européens mais dénués de leurs vices. Leur pureté leur permet d’avoir l’esprit disponible pour les missionnaires qui viendront les convertir. En effet, il est nécessaire de les convertir au plus vite, avant que des missionnaires protestants ne viennent ruiner un terrain si avantageux :
C’est pourquoy il est tres necessaire, & de grande importance pour le service de Dieu, pour l’honneur de nostre Religion, & pour la charité que l’on doit avoir pour cette pauvre Nation, d’y envoyer promptement de bons Ouvriers & Pasteurs qui s’emparent des Troupeaux, avant que les Loups soient entrez dans les Bergeries, & qu’ils en ayent devoré les Oüailles72.
L’image de la simplicité des peuples malgaches permet également d’argumenter en faveur de la colonisation de Madagascar. François Charpentier affirme que Madagascar :
[…] est peuplée de gens d’humeur assez traittable, & que l’on employeroit en toutes sortes de service, pourveu qu’on les gouvernast doucement. Ce sont des hommes qui sont humbles, sousmis, & qui ne ressemblent pas aux peuples des Pays & des Isles plus avancées dans les Indes, qui pour quoy que ce soit au monde ne se veulent pas assujetir au travail. Au contraire, ceux-cy s’y plaisent, & prennent plaisir à voir travailler les Chrestiens73.
L’auteur voit les Malgaches comme une main d’œuvre utile et peu chère, qui pourrait être utilisée pour bâtir une colonie. Etienne de Flacourt, va plus loin en affirmant qu’à terme, les Malgaches pourront adopter le mode de vie des Français :
Les Habitans voyans de bonnes habitations fondées, & de la façon que l’on vit dans l’Europe, dans la politique, & dans l’ordre qu’il y a dans les Villes, […], prendroient aussi-tost goust à ce genre de vivre, & tascheroient à imiter les Chrestiens, & mesme par une certaine emulation à les surpasser en cela, qui seroit un tres-grand advantage pour la compagnie de ceux qui s’y interesseroient !74.
Là encore, cette description a pour objectif de convaincre les autorités de financer la colonisation. En adoptant les habitudes des Français, les Malgaches pourront apprendre à cultiver des champs et développer une industrie qui se révélerait très rentable pour le commerce avec la métropole.
La réalité de l’expérience
Cette vision d’un peuple pur et simple s’oppose pourtant aux expériences effectuées par les voyageurs dans l’océan Indien. Mis à part François Charpentier, qui écrit d’après les récits d’autres voyageurs, tous les auteurs qui publient au XVIIe siècle sur les îles de l’océan Indien relatent leur propre expérience sur place. Ils ont été en contact avec les Malgaches et savent que ce ne sont pas les êtres simples décrits par Etienne de Flacourt au début de son ouvrage. En effet, celui-ci affirme un peu plus bas que :
[…] ce sont les plus grands adulateurs, menteurs, & dissimulez qu’il y aye au monde, gens sans cœur […] C’est la nation la plus vindicative du monde, & de la vengeance & trahison ils en font leur deux principales vertus, estimans ceux-là niais, & sans esprit qui pardonnent75.
Cette véritable dichotomie dans le texte d’Etienne de Flacourt s’explique par son grand sens de l’observation et son étude des habitants de Madagascar dont il apprend, petit à petit, à connaître les lois et les coutumes :
Ils se gouvernent par villages, dont les maistres se nomment Philoubei, d’entre lesquels ils eslisent un ancien de la lignée pour estre l’arbitre des autres Philoubei, & chacun fait la iustice dans son village ; ils s’entre-assistent quand ils ont guerre contre ceux qui ne sont pas de la lignée, mais si entre eux quelques Philoubei ont guerre, ils les laissent combattre […]76.
Ajoutons encore que tous les auteurs dont il est question ici n’écrivent pas leurs textes avec une perspective littéraire. Au contraire, tous ont pour but de convaincre leurs lecteurs du bienfondé de la colonisation des Mascareignes et de la nécessité d’y investir des sommes suffisamment élevées pour permettre le développement d’une colonie. Leurs liens avec le pouvoir royal – Etienne de Flacourt et Urbain Souchu de Renefort sont des agents coloniaux tandis que François Charpentier écrit ses deux ouvrages à la demande de Colbert lors de la création de la compagnie des Indes orientales – démontrent l’orientation politique de leurs textes. C’est la raison pour laquelle ils s’efforcent de présenter les autochtones comme des êtres qui répondent en tous points au critères coloniaux désirés par la royauté. Cependant, même volontairement orientés, les ouvrages de Flacourt et de Renefort relatent leurs expériences dans l’océan Indien. Ils sont donc obligés d’abandonner l’image du « bon sauvage » pour des descriptions plus proches de leur vécu.
Urbain Souchu de Renefort, qui se rend à Madagascar quelques années après Flacourt, démontre également une bonne connaissance des Malgaches dont le jugement, après avoir été enthousiaste dans les premières pages de son ouvrage77, s’avère vite négatif. En effet, l’auteur relate le travail d’un missionnaire français qui tente de convertir Dian Mananghe, un chef malgache. Lors de cette entreprise, le religieux se heurte à de nombreux refus, avant d’obtenir l’adhésion du chef à la foi chrétienne, pour autant que les Français aident la tribu malgache dans ses guerres contre d’autres tribus et lui fournissent des vivres. Malgré tous les efforts du missionnaire et des colons, Dian Mananghe se retourne contre les Français, leur déclare la guerre et finit par empoisonner le missionnaire78. Nous sommes donc loin des peuples purs de l’antiquité, décrits par Etienne de Flacourt au début de son ouvrage, qui n’attendent que la venue de missionnaires chrétiens pour embrasser le catholicisme.
Pas plus qu’elle ne permet d’en faire des êtres simples, l’expérience sur place ne permet de faire des autochtones des nations peu évoluées. En effet, les auteurs démontrent tous une admiration certaine pour les habitants des îles de l’océan Indien et, en particulier des Malgaches, qui sont des guerriers redoutables79. En effet, lorsque les Français veulent mettre un terme aux guerres contre les autochtones qui mettent en danger la colonie naissante, ils doivent se conformer aux coutumes du pays et ne peuvent imposer leurs habitudes. Ils doivent notamment se conformer à une tradition qui consiste à avaler un foie de taureau cru pour sceller un accord de paix80, seul moyen que cet accord soit considéré comme valable par les chefs malgaches. Cette coutume, bien loin de la vision simple et idyllique des peuples de l’antiquité, démontre que les auteurs français ne peuvent imposer leur cadre théorique aux réalités qu’ils rencontrent sur place.
Conclusion
Les écrits des auteurs du XVIIe siècle, relatifs aux îles Mascareignes permettent d’entrevoir une politique coloniale qui se met en place à cette époque dans les colonies françaises. Par le biais des lettres patentes, le roi de France justifie la prise de possession de nouvelles terres en insistant sur la nécessaire conversion des autochtones. Etienne de Flacourt et François Charpentier notamment, insistent sur la facilité de cette évangélisation. D’après la lecture de leurs ouvrages, les Malgaches n’attendent que la venue de missionnaires pour les convertir. Cette présentation idyllique des peuples autochtones a pour objectif d’attirer des soutiens, capables de financer la colonisation naissante des îles Mascareignes et d’investir dans la compagnie des Indes orientales, créée en 1664. L’argument religieux n’est cependant pas suffisant pour attirer les investisseurs qui cherchent à obtenir des bénéfices par le biais du commerce avec les Indes orientales. C’est la raison pour laquelle tous les auteurs s’entendent pour décrire des îles fertiles, foisonnantes de gibier, recelant des richesses infinies et parfaites en tant qu’escales pour les échanges avec le continent asiatique.
Ce tableau se heurte pourtant à la réalité des événements vécus par les explorateurs sur place. La lecture de leurs aventures quotidiennes offre une image mouvementée des relations entre Français et autochtones, des peuples qui ne correspondent pas à l’image du « bon sauvage » que l’on souhaiterait les voir endosser. Cette dichotomie entre le message colonial et les faits relatés par les auteurs susmentionnés démontre la difficulté d’imposer une politique coloniale développée en métropole dans des colonies aussi éloignées. En effet, les théories développées dans les bureaux du ministre de la marine peinent à s’appliquer sur des îles où il n’existe encore aucune infrastructure, où les colons sont en si petit nombre qu’il est difficile d’y faire régner la justice et, a fortiori, appliquer des directives et lois gouvernementales pensées à Paris. La volonté de convertir les îles Mascareignes au catholicisme tout en permettant aux membres de la compagnie des Indes orientales d’y faire fortune s’avère, au XVIIe siècle, un échec retentissant dans les deux domaines.