DOI : 10.26171/carnets-oi_0308
Analyser l’apport des voyageuses à la construction d’un imaginaire de l’océan Indien est l’objectif annoncé de cet ouvrage. Pour ce faire, il rassemble une galerie de personnages féminins parfois hors du commun.
En ouverture, l’article de Sylvain Venayre insiste sur le rôle des livres et des images comme vecteurs du voyage par les rêveries qu’ils suscitent, puis chaque contribution s’attache à éclairer des pans de récits de voyage féminin. Le thème est d’importance, car éducation, voyage et écriture sont trois éléments clés de l’émancipation féminine ainsi qu’il est rappelé en introduction. Au-delà des débats sur les témoignages de voyageuses, l’ouvrage aborde la question du genre – comment les femmes ont raconté leurs voyages, comment leurs textes ont été reçus, comment l’histoire a longtemps négligé ces textes et s’en empare aujourd’hui. Les investigations sur la prise d’initiative féminine en sont un prolongement.
La diversité des aspects abordés par les douze spécialistes réunis ici dégage la singularité des expériences et leurs similarités.
La difficulté de la réception de ces écrits féminins est régulièrement soulignée. Elle se lit dans le résultat commercial en demi-teinte de la collection « Voyageuses des Lettres » au tirage resté limité jusqu’à son interruption en 1949 (Myriam Boucharenc p. 49), dans la confidentialité du journal de Rose de Freycinet destiné à demeurer privé (Chantale Meure, p. 62). Elle est mise en évidence par la façon dont les écrits féminins sont dévalorisés au sein d’un genre lui-même considéré comme mineur (Neelam Pirbhai-Jetha, p. 75), par la volonté d’Ida Pfeiffer d’être reconnue comme une pionnière et son refus de l’appellation de « touriste » à laquelle nombre de journalistes la cantonnent (Evelyne Combeau-Mari et Jehanne-Emmanuelle Monnier, p. 94 et 117), et dans la façon dont Isabella Bird réécrit ses récits en opérant des rajouts pour gagner en crédibilité et surtout dont-elle condamne les manières des autres femmes, leur déniant toute capacité à voyager comme elle, véhiculant de ce fait le cliché anti féminin. (Shirley Doulière, p. 134-135 et p. 137). Cette minoration du récit de voyage au féminin se trouve aussi au travers des témoignages des femmes missionnaires placés en simple complément des récits des hommes (p. 143) : mais précisément en raison de leur exposition limitée ces textes s’avèrent essentiels, car par ceux-ci « les correspondantes se livrent en dévoilant ce qu’elles pensent de leur situation » (Sonja Malzner, p. 163). Pour l’édition, le journal intime d’une princesse de Savoie en voyage en Afrique est réduit par l’auteure à sa dimension familiale (id., p. 168) alors qu’il est bien plus que cela. Les Mémoires d’une princesse de Zanzibar connaissent un succès qui s’explique par l’attrait pour les Occidentaux de l’étrangeté du récit d’une auteure orientale qui remet en cause les à priori occidentaux sur un Orient perçu d’après ses apparences (Gabriele Fois-Kashel). Cet exemple de 1920 marque-t-il une rupture ? Il le semble, car les portraits qui suivent de Myriam Harry, femme de lettres française en voyage dans l’océan Indien en 1935-1936 (Evelyne Combeau-Mari) et des journalistes vedettes la Française Titaÿna et la Mauricienne Marie Edith de Bonneuil Dauban dans les années trente sont ceux d’auteures à succès de reportages-feuilletons pour la presse (Valérie Boulain). Mais elles jouissent d’une reconnaissance et d’une gloire passagères.
Avec subtilité et nuances, l’ouvrage montre combien ces femmes aux vies particulièrement « modernes » ouvrent la voie à l’indépendance féminine. Mais il dit aussi combien elles sont conformistes sur les aspects touchant à la société et au rôle dévolu aux femmes et combien leurs textes véhiculent des lieux communs colonialistes.
Ce livre fait découvrir l’histoire de l’océan Indien au travers de l’imaginaire des voyages par le regard des voyageuses. Il s’attache à décrypter les considérations émises dans ces récits sur les peuples qui bordent l’océan Indien.
Sylvain Venayre amorce les réflexions avec le délicat sujet de la réception du discours et de la façon dont l’historien peut l’appréhender. Il dresse un rapide état de la question de l’histoire des voyages, de ses acquis, de ses méthodes et des précautions à mettre en œuvre, avant de s’arrêter sur les romans d’aventures. S’interrogeant alors sur le dialogue entre écrivain et historien, il invite à relire différemment le thème de l’aventure. Les études qui suivent s’y emploient.
La contribution de Myriam Boucharenc s’attache aux points de méthode en questionnant la relation du principe de collection à l’écriture des auteures : la collection « Voyageuses de lettres » offre aux femmes des perspectives d’écriture inédites. L’article dévoile aussi la diversité des écrivaines publiées, les stratégies de promotion et l’accueil de cette collection dans la presse.
Le journal de Rose de Freycinet est analysé par Chantal Meure qui fait ressortir les différentes facettes d’un exceptionnel carnet de voyage qui n’était pas destiné à la publication : ainsi se découvre l’aventure ambigüe d’une épouse soumise et aimante…
Pour Neelam Pirbhai-Jetha, la littérature de voyage ouvre des interrogations sur la personnalité des femmes voyageuses et leur discours. Elle donne un sens à l’observation de l’Autre proposée par ces femmes, qui constituent elles-mêmes un autre Autre au sein de la société occidentale. Un regard d’Autres sur des Autres lointains…
Ida Pfeiffer est présentée par Evelyne Combeau-Mari et Jehanne-Emmanuelle Monnier comme une personnalité déterminante du voyage au féminin qui frappe les lecteurs européens. Une femme face à l’inconnu qui se revendique comme une pionnière.
Il faut voir en Isabella L. Bird une autre exploratrice de régions peu visitées. Shirley Doulière confronte observations et correspondance privée pour mettre en évidence la volonté de l’auteure de forger sa propre image et de réécrire ses voyages afin de construire son identité publique. Nous apprendrons que le texte épistolaire prétendument constitué de lettres originales traduit de fait la volonté d’Isabella L. Bird de se distancier de son milieu et d’atteindre par l’écriture notoriété et réputation.
Les femmes missionnaires sont une autre source exceptionnelle explique Jean-Michel Vasquez. Son enquête met en évidence à la fois l’intérêt limité de ces textes pour les connaissances qu’ils apportent sur le voyage et l’étranger, car ces femmes sont dès leur arrivée « sédentarisées », et la richesse de leur témoignage. Elles nous livrent en effet les aspects d’une réalité quotidienne habituellement tenue sous silence. La richesse de l’apport spécifique d’un ressenti féminin, soumis aux conditions de vie particulière des femmes missionnaires, en est ici illustrée.
Sonja Malzner s’attache à décrypter la perception de l’Afrique par la duchesse d’Aoste dans un journal intime publié en 1913 qui combine textes et photographies. L’analyse fait ressortir un regard attentif, tourné vers les femmes et montrant les Africaines et les Africains différemment des stéréotypes érotisés masculins. Ce n’est pas une remise en cause du cliché sur le « primitif », mais une autre façon de le cultiver, sans la nudité…
Le changement de regard se poursuit avec la princesse de Zanzibar et d’Oman. Cette dernière en effet, explique Gabrielle Fois-Kaschel, s’affranchit des règles de l’écriture autobiographique occidentale. Ses Mémoires d’une princesse arabe illustrent une rencontre des cultures dans laquelle il n’existe pas de hiérarchie entre Orient et Occident, de supériorité civilisationnelle du second sur le premier.
Plusieurs femmes sont ensuite au cœur du sujet développé par Yaelle Arasa. Huit femmes agrégées de l’enseignement, titulaires d’une bourse, s’embarquent pour l’océan Indien entre 1910 et 1930. Yaelle Arasa analyse ce dépaysement comme un bouleversement fait de prises de conscience et d’interrogations sur le monde autre qu’elles découvrent.
Evelyne Combeau-Mari présente l’orientalisme au féminin au travers de Myriam Harry, une femme de lettres. Cette dimension est mise en évidence dans le basculement du reportage au roman opéré par l’écrivaine.
Il revient à Valérie Boulain de clore ces investigations par une dernière étude, celle des articles politiques de deux femmes de presse amatrices d’aventure et d’ordre : éloge des colonies sous l’ordre de Pétain contre critique de l’administration coloniale, interview de Mussolini pour l’une et de Hitler pour l’autre. Une illustration de l’ambition journalistique au féminin mêlant commentaire géopolitique et attirance pour l’Europe nouvelle des extrêmes…
Plusieurs portraits sensibles de femmes sont ici réunis. Le premier est celui de Rose de Freycinet déguisée en homme pour accompagner son époux commandant la corvette Uranie dans son périple autour du monde entre 1817 et 1820. Se joignent au tableau des éléments de la vie de ladies anglaises, Lady Bartram venue à Maurice en 1820 aux côtés de son mari, île dans laquelle elle se retrouve veuve, et Lady Mary Ann Barker qui suit dans l’océan Indien son deuxième époux, Frederick Napier Broome en 1875, laissant ses deux fils en Angleterre. Ida Pfeiffer est ensuite dépeinte : après une première vie de mère et d’épouse, elle aborde à 45 ans une carrière de voyageuse, de 1847 à 1857. Bourgeoise, qualifiée en son temps de personnage de légende, et saluée par les historiens, elle est une héroïne autrichienne en expédition à Madagascar et à Maurice. L’ouvrage s’arrête aussi sur Isabella L. Bird une Anglaise partie en voyage au-delà des mers à partir de 1879 et dont la vie dans l’océan Indien est présentée comme une « déconstruction de “l’ange du foyer” ». Le titre dit tout de la dimension hors du commun de l’existence de cette femme : une figure féminine en tension entre l’image de la « respectable lady » et la réalité d’une vie hors des contraintes domestiques, un personnage construit par les textes. Pour Hélène de France duchesse d’Aoste, le voyage n’est pas une aventure, elle est une aristocrate en quête de pittoresque. Ancrée dans ses préjugés à l’égard des « sauvages », elle porte sur eux un regard bienveillant et se distingue par son désir d’aller à leur rencontre. Ces contacts l’ouvrent à une réalité différente. La seule femme de ces portraits à ne pas être extérieure à l’océan Indien est Salme bin Said al-Busaid devenue Emily Ruete, une princesse de Zanzibar ayant quitté son île natale pour Hambourg (Allemagne) en 1866. Au-delà de l’évocation d’une destinée exceptionnelle, l’intérêt de ce portrait est de faire ressortir la complexité d’une identité construite sur le choix d’une disparition, l’évasion d’une île de Zanzibar où elle était princesse, pour une liberté à l’occidentale. Souvenir d’une jeunesse orientale, désir d’émancipation féminine, rupture, isolement et fuite marquent ses Mémoires dont la publication connut le succès en 1886. Mais l’inconnu, une vie bourgeoise aisée en Europe du Nord, familiale et morne, n’est pas un horizon de rêve pour celle qui est devenue selon ses mots « un peu plus qu’une demi-allemande ». Ainsi « milieu social d’origine » et « environnement d’accueil » sont-ils tous deux mis à distance par Salme bin Said al-Busaid qui accède à sa liberté par une double critique, celle de l’Orient de ses origines et celle de l’Occident d’accueil. Changements volontaires de nom et de destin construisent une féminité affirmée en pensant par soi-même, dans l’obstination et le non-conformisme. Myriam Harry en reportage dans l’océan Indien – Zanzibar, Madagascar, les îles du sud-ouest – pour le quotidien républicain Le Journal ouvre au portrait de l’écrivaine-voyageuse. Par une mise en abyme, nous apprenons que le portrait de cette femme de lettres est construit à partir d’un récit de voyage qui lui-même « repose sur une galerie de portraits, essentiellement de femmes ». L’ouvrage se termine avec la redoutable Titaÿna et la consensuelle Marie Edith de Bonneuil Dauban. On découvre comment la première écrit d’abord des reportages sur son île, Maurice, puis des textes à la gloire de la colonisation française de Madagascar et comment la seconde trace un tableau féroce de La Réunion. Deux caractères, deux choix d’écriture en partie opposés, mais deux destinées somme toute assez proches, de la gloire à la déchéance.
Tout cela pour n’évoquer que les tableaux les plus dessinés des nombreuses femmes actrices de l’histoire des voyages présentée dans ce livre.
Les Voyageuses dans l’océan Indien est un livre d’histoire, certes, mais aussi une lecture plaisir. A l’apport scientifique se joignent la qualité d’écriture des différentes contributions, une exigence rigoureuse des éditrices et le style agréable des auteures. Le lexique universitaire spécialisé reste limité à quelques pages. Cette composition d’articles s’organise ainsi en un solide ouvrage qui nous conduit agréablement des expériences pionnières du XIXe siècle aux voyages féminins entrés dans les mœurs entre 1870 et les années 20. Il s’arrête enfin sur les années 30, temps de « la professionnalisation du voyage féminin qui s’accompagne d’une forte résonance médiatique ». C’est un livre savant et rigoureusement mené. Il met en évidence les césures et les continuités. Le tout répond bien au projet annoncé d’une étude approfondie de l’écriture féminine du voyage et de sa réception.
De la belle ouvrage par la qualité de la réflexion et par une cohésion d’ensemble tout à fait remarquable pour une publication collective. Passionnant.