« Fille des mers, à qui l’onde africaine
Aime à donner ses baisers les plus doux,
Qui dans les cieux levant un front de reine,
Brave des airs, l’orage et le courroux »1.
« Je marche encore jusqu’au débarcadère ; en chemin j’achète des bananes, des piments, des tomates. Je respire l’odeur de ce pays (Mayotte) que j’affectionne, je regarde le fond de l’eau, j’admire les femmes. J’aime observer les enfants qui viennent plonger dans la rade. Ils prennent leur élan sur la jetée de béton, leurs jambes noires et maigres comme des bâtons filant à toute allure. Arrivés au bout, ils se jettent dans l’océan en remontant les genoux, ouvrant les bras, criant leur joie »2.
Les îles de l’océan Indien : un infini de mondes
Plusieurs milliers d’îles et îlots s’égrènent à la surface de l’océan Indien, le troisième du monde en termes de superficie (75 millions de km2) mais le premier par l’ancienneté de son histoire. Certaines îles se caractérisent par leur taille – Madagascar est encore surnommée la Grande île – d’autres entrent dans la catégorie des petits espaces insulaires, minuscules émeraudes posées sur l’écrin bleu de la mer (photos 1 et 2). Certaines, relativement peu nombreuses, forment des blocs monolithiques, quand d’autres se morcellent en archipels. L’océan Indien offre ainsi un riche éventail d’îles, véritables microcosmes, parfois isolées, parfois centres névralgiques. Ainsi certaines, à l’instar de Maurice, jouent-elles avec succès le rôle de relais dans un monde où les mises en réseau sont de plus en plus prégnantes3.
À première vue, définir l’île semble aisé. Terre entourée d’eau de toutes parts, elle est une réalité géographique. Lieu que la mer ou l’océan enserre, l’île se distingue par rapport au continent voisin4. Ainsi, Jean-Michel Racault note :
« La conscience de l’île présuppose celle du continent. La spécificité insulaire est nécessairement dérivée et seconde : penser l’île comme île, c’est la poser dans sa différence, ce qui n’a de sens que par rapport à une norme territoriale préalablement constituée en réalité de référence »5.
Les termes d’île et de continent sont donc intimement unis. Pour autant, il n’y a pas de (dé)limitation universelle à l’objet île. Quelle île entre dans les habits du petit espace insulaire ? Les Seychelles ou Maurice, La Réunion ou Rodrigues ? Les quatre, si l’on se réfère au seuil des 1,5 million d’habitants qu’établit la Banque mondiale ? D’autres critères, à l’instar de la superficie, peuvent s’additionner. Pour faire consensus, les petites îles sont « des terres entourées d’eau de tous côtés, d’un seul tenant, dont la superficie est inférieure à 11 000 km2 et la population inférieure à 1,5 million d’habitants »6. Au-delà de cette définition, tout dépend du regard porté, insulaire ou continental, de l’approche disciplinaire, géologique, anthropologique, philosophique ou géographique, et de l’angle de vue choisi, social, économique, culturel ou politique. Qu’importe, ce n’est pas tant l’île qu’il faut interroger, ici et en règle générale, que la notion d’insularité. P. Pelletier la définit comme « la relation dynamique qui s’est construite entre un espace insulaire et la société qui y vit »7. L’insularité n’est guère un état stable, l’île est un infini de mondes8 en variation perpétuelle.
L’histoire récente des îles de l’océan Indien est marquée par de profondes mutations, qu’elles soient sociales, économiques, juridiques, littéraires et artistiques, linguistiques ou géographiques. Quand certaines sont résolument ouvertes sur la mondialisation (Singapour, Maurice), tantôt en se métamorphosant en enclave touristique, tantôt en hub portuaire, d’autres semblent rester en marge9 (archipel de Socotra, îles extérieures aux Seychelles, Lamu, Comores ou Mentawaï). Le monde insulaire régional oscille entre confinement et fonctionnement en réseau, échanges et migrations. Pour autant, les sociétés insulaires, « préservées » dans leur identité par un certain isolement et une distance géographique, doivent-elles forcément concilier modes de vie traditionnels et modernité ? Comment les îles de l’océan Indien s’inscrivent-elles sur le gradient du cosmopolitisme et de la créolisation ?
Dans quelle mesure ces mutations ou leurs résistances se retrouvent-elles dans les littératures et les pratiques artistiques insulaires ainsi que dans les langues en contact ? Et, inversement, quelle est la part de la littérature et des arts sur le plan des imaginaires, des langues, de la poétique, etc. dans ces mutations ? Au-delà des spécificités propres à chaque espace, quels liens travaillés ou inconscients ces littératures tissent-elles entre elles et comment expriment-elles les négociations propres à des territoires d’échanges de langues et de cultures ?
Les évolutions législatives et/ou statutaires d’ordre interne ou externe des îles, marquées par des dialectiques singulières (droit commun/droit local, intégration/adaptation) ou par des phénomènes de transfert de droit ou d’acculturation juridique, témoignent de situations juridiques complexes dans l’océan Indien. Les changements de statut de Mayotte à l’égard de la République française ou de l’Union européenne en constituent un exemple emblématique.
Qu’elles soient confettis ou « mastodontes », nombre d’îles de l’océan Indien ont été dépendantes, à des degrés divers, d’une métropole continentale. Certaines sont des terres plus ou moins tardivement nées à l’histoire, au fil des conquêtes coloniales, d’autres sont habitées depuis des temps immémoriaux. D’autres encore sont restées vides mais ont été appropriées, sont revendiquées par plusieurs États ou font l’objet de convoitises. Par leurs civilisations, leurs modes de vie, leurs diversités, les espaces insulaires régionaux font et forment l’océan Indien. Ils cherchent leur place dans leur environnement régional, dans la ronde de la mondialisation, entre fracture et uniformité, entre compétitivité et coopération.
Ce premier numéro, qui met à l’honneur les îles de l’océan Indien, se veut résolument ouvert. Il permet le croisement d’approches disciplinaires, pluridisciplinaires et transdisciplinaires. Il interroge les mutations locales, les mutations propres à chaque île ou communes à un archipel. Ces métamorphoses s’appréhendent également sous l’angle de la comparaison, même si pour le géographe Doumenge l’île n’est à nulle autre pareille10. Néanmoins, une approche comparative de ces espaces insulaires constitue une démarche scientifique pertinente faisant ressortir les dynamiques, mais aussi les résistances, que suscitent les contacts et mutations socioculturels et linguistiques. Une telle démarche peut ainsi poser la problématique des formes de résistance identitaire face à la globalisation ou l’ouverture aux mutations en cours. Îles insérées dans les Empires coloniaux, îles aux façades maritimes résolument ouvertes, îles enjeux d’échanges et de coopération, îles terres de créolisation, sont autant de thèmes traités dans ce premier numéro. Ils appellent des approches monographiques ou globales.
Les mutations à l’œuvre
Ce numéro fondateur vise à une meilleure connaissance et à une analyse des évolutions récentes des sociétés insulaires de l’océan Indien. Il montre un fort ancrage dans le sud-ouest de l’océan Indien, contrebalancé par une étude sur l’Australie et un regard en surplomb, par le biais des accords de partenariat régionaux, de cette vastitude.
Les articles sont classés en suivant le fil allant du général au particulier, de la petite à la grande échelle. Ils explorent, selon les différentes entrées disciplinaires, les mutations des espaces insulaires. Ils couvrent la totalité de l’océan Indien insulaire ou se focalisent sur un petit territoire.
Dans un premier temps, Erwan Lannon brosse un tableau des accords de libre-échange, conclus ou en cours de négociation, entre l’Union européenne et ses partenaires insulaires de l’océan Indien. Est abordée la question des mutations engendrées par la mise en œuvre de ces accords préférentiels qui posent les bases d’une intégration économique progressive, fondée sur une convergence normative et réglementaire. Dans cette optique, plusieurs cas de figure, dont les accords conclus avec Madagascar, Maurice, les Seychelles, Singapour et l’Indonésie, illustrent le propos. Pour autant, la mise en place de ce réseau d’accords de libre-échange est aussi en butte à des freins et résistances. Trois États insulaires, en l’occurrence les Comores, le Sri Lanka et les Maldives, notamment en raison de leurs fragilités politiques et/ou économiques, restent à l’écart du processus.
S’interrogeant sur les mutations et échanges des sociétés créoles de l’Indiaocéanie, Prosper Eve propose une analyse comparée de la créolité dans les îles Mascareignes et aux Seychelles. Après s’être penché sur la constitution de cette créolité, il s’intéresse à la construction des sociétés créoles. Il retrace, ce faisant, l’évolution du processus de créolisation à l’œuvre dans les îles régionales. Il montre que dans chacune des îles du bassin indiaocéanique, le fait créole, qui peut s’appréhender à la lumière de trois réalités, économico-sociale, linguistique et culturelle, se caractérise par une histoire singulière. C’est le concept même d’Indiaocéanie que cet article interroge. Échanges et coopération sauront-ils en concrétiser les contours ?
La créolisation n’est pas en reste dans l’article de Cécile Do Huu. Elle se propose d’étudier, à travers deux œuvres, Voyage à Rodrigues de J-M.G. Le Clézio et Le Dernier frère de N. Appanah, la créolisation du récit de voyage, deux exemples choisis dans les Mascareignes. L’auteur s’attache à démontrer que dans ces deux œuvres, les codes du récit viatique sont inversés puisque le voyage ne révèle aucune vérité sur le lieu. Dans les îles créoles de Maurice et Rodrigues, le voyage s’apparente à des errances où la destination est confisquée par un deuil de l’origine. Finalement, le voyage opère davantage un déplacement du regard qu’un déplacement spatial.
L’article de Marie Élisa Huet met aussi à l’honneur les Mascareignes. Il s’agit ici de voir comment les romans mauriciens et réunionnais contemporains conçoivent l’océan Indien. Le corpus s’appuie sur des œuvres de N. Appanah, d’A. Gauvin ou encore d’A. Ghosh. L’auteure s’attache à dépeindre un continuum littéraire de/dans l’océan Indien. Cette étendue maritime se présente comme lieu et objet d’écritures, fruits de l’élaboration et de la participation de ceux qui l’écrivent. Elle dessine et révèle l’existence de récits et représentations connectés.
L’Australie, l’île-continent11, nous permet d’avoir une autre entrée géographique dans cet espace de l’océan Indien. Cap à l’Est. Jérôme Dorvidal nous propose une étude historique de la province de l’Australie occidentale. Il invite à repositionner la focale sur la côte « indocéanique » d’une Australie qui a souvent tourné son regard vers le Pacifique. Pourtant, cette façade maritime indocéanique représente, à bien des égards, un des centres de gravité de l’Australie. Elle a été l’une des portes d’entrée, symbolisées par Perth et Fremantle, de la colonisation et de la ruée vers l’or. Son intérêt ne se dément pas avec la ruée, plus récente celle-là, vers le sable blanc.
Les quatre derniers articles traduisent un intérêt pour l’archipel des Comores, en particulier pour l’île devenue française de Mayotte. L’île aux parfums, paralysée par une grève générale entre le 20 février et le 2 avril 201812, est régulièrement au cœur de l’actualité régionale et nationale. Comment ne pas penser à ce roman de Nathacha Appanah, où l’un des narrateurs, Bruce, prévient de sa voix d’outre‑tombe :
« Tu entends ce bruit, on dirait le roulement des barriques vides, on dirait le tonnerre en janvier mais tu te trompes si tu crois que c’est ça. […]. Écoute mon pays qui gronde, écoute la colère qui rampe et qui rappe jusqu’à nous. Tu entends cette musique […] »13.
La colère, Mayotte la porte en elle. Le nouveau territoire français est en butte à des problèmes de violences14 qui font jaillir des questions d’immigration, d’infrastructures15, d’éducation, de départementalisation, etc. Nous sommes loin ici de l’image de carte postale que pourraient laisser suggérer les noms évocateurs « d’île aux parfums » ou « d’île au lagon ».
C’est à la poésie comorienne que se consacre Daniel Ahmed. Il s’intéresse au Diwan, recueil de poèmes, qui présente l’histoire et la révolution comoriennes. Ainsi dans la période post-indépendance (1975-1978), la poésie, véhiculée sous forme de chansons, devient un instrument de progagande d’autant plus efficace qu’elle est l’objet d’une large diffusion. Son objectif consiste à commenter l’idéologie d’Ali Soihili, guide de la révolution comorienne. En d’autres termes, les jeunes poètes comoriens servirent l’idéologie « soihiliste » en diffusant des chansons révolutionnaires.
La contribution de Miki Mori met en relation politique linguistique, éducation plurilingue et forme écrite des langues autochtones à Mayotte. Elle détermine les enjeux linguistiques du nouveau département français, où se confrontent préser-vation des langues locales et promotion de la langue française. Elle interroge en filigrane les mutations et re-créations identidaires. Sa méthologie marie entretiens et questionnaires et s’appuie sur un public estudiantin. Entre la valeur patrimoniale du shimaoré et du kibushi et l’utilité et le prestige de la langue française, les perceptions linguistiques des étudiants diffèrent.
C’est par l’entrée géographique que Charaf Remou et Jean Louis Yengué abordent Mayotte. Ils montrent comment, dans cette phase post-départementalisation, les projets de rénovation urbaine, sur un modèle importé de la métropole française, commencent à couvrir le territoire. Ils dépeignent les modifications paysagères en cours, reflets de cet amarrage à la France. Pour autant, cette « duplication » conduit in fine à la disparition des paysages urbains typiques de l’île aux parfums. L’article se focalise sur M’Gombani, l’un des quartiers les plus pauvres de la commune de Mamoudzou, objet d’une vaste opération de rénovation urbaine.
Enfin, Francine Gémieux clôt ce numéro par une réflexion sur la condition des femmes mahoraises16. Elle passe en revue leurs droits avant et au cours du processsus de départementalisation, en en dressant les avancées mais surtout les obstacles, traductions d’un difficile alignement sur le droit commun de la République. Certes, les Mahoraises ne bénéficient pas encore d’une égalité de droits comparable à celle des femmes de la métropole et des autres départements d’outre-mer, mais elles jouent un rôle de plus en plus notable dans les domaines intimement liés à l’éducation, à la santé, voire dans les sphères politiques et économiques. Ainsi, le cheminement de Mayotte vers le droit commun s’est accompagné de l’évolution, en dépit des difficultés, du statut de la femme.
Tous les champs disciplinaires, ou presque17, ont été convoqués pour ce premier numéro afin d’apporter des regards complémentaires et largement ouverts au monde. Manifestement, le développement des îles repose sur un ensemble d’alternatives : tradition ou modernité, repli ou ouverture, continuité ou mutations. Autant de défis que doivent relever les sociétés des espaces insulaires de l’océan Indien.