Penser un continuum littéraire indianocéanique depuis les romans mauriciens et réunionnais

Thinking an Indianoceanic Literary Continuum from Mauritian and Reunionese Novels

Marie Elisa Huet

p. 67-79

References

Bibliographical reference

Marie Elisa Huet, « Penser un continuum littéraire indianocéanique depuis les romans mauriciens et réunionnais », Carnets de recherches de l'océan Indien, 1 | -1, 67-79.

Electronic reference

Marie Elisa Huet, « Penser un continuum littéraire indianocéanique depuis les romans mauriciens et réunionnais », Carnets de recherches de l'océan Indien [Online], 1 | 2018, Online since 20 February 2023, connection on 21 November 2024. URL : https://carnets-oi.univ-reunion.fr/115

Les productions romanesques mauriciennes et réunionnaises entretiennent un rapport intrinsèque à l’océan que traduit l’écriture du lieu insulaire. La nature insulaire de ces lieux, leurs histoires et leurs imaginaires demandent à étendre la compréhension de ces îles à l’horizon océanique qui loin de constituer la limite du monde insulaire incarne un réservoir de possibles et participe aux écritures et aux imaginaires de ces îles. L’île se voit tissée des récits des traversées de l’océan, des cultures d’origines de l’océan Indien. Mais ces romans relancent également le sens des significations et demandent à repenser le sens dans lequel se font les échanges au sein de l’océan Indien, puisque loin d’une quelconque forme de passivité et loin d’être isolées, les productions mauriciennes et réunionnaises font sens et participent à l’écriture de l’océan Indien. Ce dernier s’institue comme un véritable lieu d’écriture qui cristallise les conceptions, les imaginaires et les récits des pays et continents qui l’entourent. L’existence de récits et représentations connectés au sein de cet océan et sa conception comme lieu permettent de penser un continuum littéraire indianocéanique.

The novels of Mauritius and La Reunion are intrinsically linked to the ocean, through which the writing of the island location finds expression. The insular nature of such locations, their history and imaginary mean that in order to understand them we must extend our reflections to the oceanic horizon, which is far from representing the limit of the island’s world, embodies a reservoir of possibilities and plays a part in the writing and imaginings of these islands. The island is woven from histories of ocean crossings, of cultures borne of the Indian Ocean. However, these novels also re-examine the context of meaning and require our reconsideration of the context of exchange within the Indian Ocean, because far from being in some way passive and isolated, the work emerging from Mauritius and La Reunion creates context and fits into the writing of the Indian Ocean. The Indian Ocean is establishing itself as a literary hub crystallising the conceptions, imaginings and histories of the countries and continents surrounding it. The existence of connected histories and representations within this ocean and the consideration of the ocean as a place, allow us to think of an Indian Oceanic literary continuum.

DOI : 10.26171/carnets-oi_0104

Introduction

Dans Sea of Poppies, premier tome de la trilogie de l’Ibis de l’auteur indien Amitav Ghosh publié en 2008, un personnage, Zachary, franchit le Cap de Bonne-Espérance quittant l’océan Atlantique et pénétrant dans l’océan Indien. Dès cet instant la goélette à bord de laquelle il voyage et lui-même sont soumis à des transformations qui témoignent de leur entrée dans un autre univers. Zachary, fils d’une esclave du Maryland et inscrit en tant que « black » sur le registre d’embarcation du navire, devient après cette escale en Afrique du Sud, un malum, un gentleman : il fait partie des « Blancs ». Mais à un autre niveau, cette transformation mime et symbolise le passage dans un autre monde dans lequel les conceptions de l’Atlantique se délitent, sont renversées, et cet univers, c’est l’océan Indien :

« This was Zachary’s first experience of this species of sailor. He had thought that lascars were a tribe or nation, like the Cherokee or Sioux: he discovered now that they came from places that were far apart, and had nothing in common, except the Indian Ocean; among them Chinese and East Africans, Arabs and Malays, Bengalis and Goans, Tamils and Arakanese. […] To break up these groups was impossible […] »1.

L’exote atlantique découvre donc une civilisation de l’océan Indien révélatrice de la complexité du cosmos indianocéanique. Le regard de Zachary trace une distinction nette entre l’océan Atlantique et l’océan Indien, et les remarques qu’il formule jettent la trame d’une conception et d’une compréhension des lieux et des Hommes en rupture par rapport au monde atlantique qu’il a connu (comme le révèle l’échec de sa tentative de comparaison et d’appréhension du phénomène des « lascars » en les rapprochant des « cherokee » et des « sioux »). Dans un même mouvement, le personnage désigne des traits et des phénomènes spécifiques à l’océan Indien, les particularités de cet océan traversé et fondé sur des échanges, des passages d’Hommes et d’idées depuis des millénaires, qui lui ont d’ailleurs valu d’être qualifié de « largest cultural continuum in the world2 » par Neville Chittick. Or, c’est au sein de cet espace, de ce cosmos que s’inscrivent l’île de La Réunion et l’île Maurice. La question à se poser, dans le cadre de notre étude, est : quelle peut être la place des îles Maurice et de La Réunion au sein de ce « continuum culturel » indianocéanique ? Notre étude sera envisagée à partir de la discipline littéraire et se basera sur un corpus composé de romans contemporains des îles de La Réunion et de Maurice3, ainsi que sur les deux premiers tomes de la trilogie de l’Ibis d’Amitav Ghosh, qui prennent pour « objets d’écritures » l’océan Indien et sa traversée, notamment vers l’île Maurice par les engagés indiens.

Par ailleurs, si l’on revient à la citation de Ghosh, il est intéressant de noter qu’elle trouve un écho dans les conceptions de la mer proposées par Denys Lombard dans Le Carrefour Javanais :

« […] les mers qui semblent séparer rapprochent également […] les liens économiques et culturels se sont souvent établis d’une côte à l’autre […]. En prenant les étendues maritimes comme zones de gravité, on peut suggérer une autre distribution, qui, d’un point de vue historique est sans doute plus éclairante »4.

Nous reprenons à notre compte cette façon d’envisager la mer comme « zone de gravité », mais nous nous proposons d’appliquer cette conceptualisation à l’océan Indien. Ceci nous amène à élargir le cadre géographique de l’Insulinde, qui était l’objet d’étude de Lombard, pour étendre ces propositions à notre propre terrain, c’est-à-dire les îles créoles de Maurice et de La Réunion. Envisager les « étendues maritimes » comme éléments qui « rapprocheraient » plutôt que comme ce qui « séparerait » nous permet alors d’interroger et de penser les liens et les relations qui unissent l’île de La Réunion et l’île Maurice à ce cosmos de l’océan Indien et à l’océan Indien lui-même. Nous nous demanderons comment les productions romanesques mauriciennes et réunionnaises contemporaines conçoivent cette étendue océanique. Quelle place occupe l’océan Indien dans ces littératures ? Enfin, comment les relations entre ce cosmos de l’océan Indien et ces îles nous permettent-elles de penser, pour reprendre en partie les termes de N. Chittick, un « continuum littéraire » de l’océan Indien ?

L’île, la mer et l’horizon

La définition de ce qu’est une île présuppose et instaure un lien privilégié entre le lieu insulaire et l’étendue aquatique qui la fonde comme insularité. C’est pourquoi les liens qui unissent les îles Maurice et de La Réunion à l’océan et la façon dont les romans réunionnais et mauriciens rendent cela feront l’objet de notre attention.

Dans cette perspective, Kartiè-troi-lèt (1980), roman en créole du Réunionnais Axel Gauvin5, s’ancre dans le village côtier de Saint-Leu, ville de l’ouest de l’île de La Réunion. Le récit est centré sur une famille de pêcheurs dont l’existence est tournée vers l’océan. L’omniprésence de la « mer » est sans cesse rappelée au cours du récit : elle les suit jusqu’à chez eux « [n]adézour lï [la mèr] vien zïska lèsh le mïr i soutien la kour »6, tandis que leur « kaz » en vient à incarner pour Ti-Piér, l’un des personnages principaux du roman, et pour son jeune frère un « bato ». Le texte lui-même manifeste avec une intensité particulière son rapport à l’océan. La mer se trouve à de nombreuses reprises personnifiée, de longues descriptions lui sont dédiées (6, 7, 12, 50, 53), et de significatives comparaisons entre hommes et animaux marins sont établies au cours du récit (26, 61, 103). La présence maritime est inscrite dans l’île par le texte qui se trouve imprégné par cette mer omniprésente dans la vie des habitants de Saint-Leu : le texte mime ainsi une continuité entre la mer et l’île, la mer et les hommes, la mer et la langue. Car, si dans Kartiè-troi-lèt, les « praxèmes réglés », les « figures légalisées » ne renvoient « plus qu’à la langue elle-même7 », on peut suggérer qu’au sein d’un texte marqué par la tonalité maritime, dans ce contexte précis, les formes lexicalisées qui connotent un rapport à l’océan et un esprit métaphorique lié à la mer, font sens, deviennent significatives et marquent aussi la prégnance de la mer dans le texte : « i gaingne pa anbar la mér la sossiété, i gaigne pa défann alï bate8 » (21) ; « li té saoul konm la mér9 » (26, 49, 50). La multiplication et l’accumulation de ces références lexicales révèlent l’ancrage de l’île et de son imaginaire à la mer à travers la langue10, et témoignent d’un rapport au monde, au lieu, conditionné par la mer qui pèse sur les imaginaires et l’écriture du lieu insulaire.

Ce rapport inextricable de la mer à l’île se retrouve dans le roman Blue Bay Palace (2004) de la Mauricienne Nathacha Appanah. Maya, narratrice et personnage du récit, se compare et s’assimile à l’île : « [c]omme ce pays, je suis une enfant in extremis11 », et ce « pays » dont elle parle, c’est Maurice et plus précisément le lieu insulaire comme l’illustre le premier chapitre. Aussi, si Namrata Poddar voit une métonymie des relations de Maya à son île à travers celles de Maya à son amant12, il nous semble que le texte suggère un autre parallèle, celui de la relation de Maya à l’océan qui est relation de l’île à l’océan. Car Maya se définit également ainsi : « je suis une fille de l’eau »13, suggérant sa relation fusionnelle à l’océan. Or, si on lit Maya comme métonymie de l’île, apparaît à nouveau le lien essentiel qui unit l’île à la mer14.

Mais cette mer représente aussi pour l’île son horizon et tout ce qui peut se dessiner derrière lui. Ainsi, dans Kartiè-troi-lèt, le regard de Ti-Piér, alors qu’il est à bord d’un canot, se perd face à une mer sans borne. Cette capacité à l’errance de l’esprit est liée à l’océan sur lequel il se trouve et à l’horizon d’où tout peut surgir « […] Madagaskar, […] Moris, sansa in ot péi déor »15. Or c’est face à « la grann-mèr »16, « indienne »17 précise la version en français de Kartiè-Troi-Lèt, que Ti-Pierre s’abîme, et c’est face à cette même mer et à son horizon que se trouve Vythee, engagé récemment arrivé à Maurice dans le récit de Nathacha Appanah Les Rochers de poudre d’or (2002) : « Vythee ne pouvait détacher ses yeux de cette bande bleue à l’horizon. Peut-être que derrière, là-bas, se trouvait l’Inde… »18. Ces citations illustrent une Inde à la fois présente et latente qui marque les îles et la mer, mais elles inscrivent également l’Inde dans les paysages mauriciens et réunionnais, par référence à cet océan. Or, ce tout possible signifié par le recours à l’adverbe « peut-être » de la part de Vythee, révèle une disponibilité, mais aussi une précarité, puisque cet horizon est aussi l’horizon perdu19 de la complainte d’une princesse d’autrefois chantée par les Chinois à Maurice dans le roman d’Amal Sewtohul Made in Mauritius (2012). Ainsi, dans le roman de Sewtohul, durant ce moment de tous les possibles de l’Indépendance mauricienne, la Chine surgit à Maurice20. C’est également le cas à La Réunion dans le roman en créole Loui Redona, in fonksioner (1980) de Daniel Honoré, puisque le père du narrateur, Shao, au sein de la « sosiété shinoi » se retrouve en Chine : « té konmsipoudir li té transporté en Shine, dan son famiy, èk son koutim, son manièr-viv, son tradision »21. La nostalgie de Shao imprègne sa conception du lieu et par concomitance c’est le lieu lui-même qui se trouve chargé de cette nostalgie, qui fait donc de La Réunion la Chine dans son regard. Ce qui révèle la réversibilité spatiale de l’île, par des manières de la vivre, de l’habiter, l’île devenant d’une certaine façon ce lieu où habitent les lieux des origines.

C’est donc vers l’océan Indien et les pays d’origine que semblent ouvrir cet horizon, ces abîmes de l’océan et de la pensée. Ainsi dans Amarres. Créolisations india-océanes, en faisant référence à La Réunion, Carpanin Marimoutou et Françoise Vergès évoquent : « une île qui se souvient des continents. Nous y voyons un mouvement de balancier, de va-et-vient, entre les continents et l’île, l’île et le monde insulaire. La présence de l’horizon fait que l’on ne peut pas oublier ce qui est là-bas, après lui »22. Nous retrouvons chez les auteurs d’Amarres, ce nébuleux « là-bas » de Vythee désignant cette béance, cette incommensurable possibilité incarnée par l’horizon et l’océan. Cette locution adverbiale a le bénéfice de poser trois choses dans le cadre de notre étude et pour la suite de notre propos : la première, l’île comme cet « ici » à partir duquel nous menons notre réflexion ; ensuite, cette relation de continuité et d’identité entre la mer et l’île ; enfin, ce mouvement de balancier qui rythmera la suite de notre réflexion.

Conceptions de l’océan et écritures de l’île

Les conceptions qu’ont ces îles de l’océan, de « la mer » pèsent sur la façon dont le lieu insulaire va s’écrire. Car l’île et son écriture sont travaillées, tissées des récits des traversées de l’océan Indien – suturant eux aussi par la voie/x du texte, du discours, de l’histoire l’île à l’océan – qui participent à la compréhension de l’imaginaire du lieu insulaire. C’est à ces traversées et aux récits auxquels elles ont donné lieu que nous nous intéresserons désormais.

À cet égard, des récits comme Namasté (1965) du Mauricien Marcel Cabon et Faims d’enfance (1987) d’Axel Gauvin prolongent cette continuité entre île et mer, que nous avons évoquée plus haut, et l’approfondissent. Ram et Soubaya font allusion à la traversée du Kala Pani23 à travers le récit et l’histoire de son grand-père dans le cas du premier : « Et si les dieux avaient permis à son grand-père de franchir la mer pour venir ici, dans cette île, c’est que les dieux sont partout et partout pareils »24 et de son arrière-grand-père dans le cas du second : « Papa raconte souvent cette histoire de l’arrière-grand-père qui, ayant quitté l’Inde pour s’engager dans la canne à La Réunion, a fait, au moment où le bateau allait larguer l’ancre – et après un mois entier de voyage ! – un scandale inouï […] »25. Or, de cette façon, le récit du Kala Pani se trouve intégré aux lieux mauricien et réunionnais par les récits des grands-parents dont Ram et Soubaya sont les dépositaires : récits (de passages, de traversées) qui forment une « couture », par les paroles, les mots des grands-parents, entre l’île et l’océan. Ces récits habitent ces îles créoles et le Kala Pani – récit familial, récit transmis par les grands-parents – devient donc un récit qui s’enracine dans les lieux mauriciens et réunionnais. Ainsi, c’est l’océan Indien et l’Inde qui se trouvent présents et habitent ces lieux.

En revanche, dans Made in Mauritius c’est la mère du narrateur, Laval, qui établit une continuité entre océan et île, puisque la traversée de la Chine à Maurice mène à un gouffre26. Ce gouffre incarné par l’océan et Maurice rejoint la conception des Eaux noires et de la mer comme vecteur ainsi que comme espace de chute et de malédiction27, puisque la mère de Laval « […] tomba par terre, repliée sur elle-même en pleurant toutes les larmes de son corps, écrasée par l’immensité de sa défaite, sa chute dans le dernier taudis du dernier recoin de la dernière île au coin le plus obscur de la terre »28. Mais, par concomitance, c’est l’île qui devient un espace de perte, de chute à l’instar de la mer qui habite donc l’île. Dans de telles circonstances, il est significatif que le paysage mauricien devienne aquatique et la canne un « roseau »29 dans le regard de Laval. La mer et l’île sont donc porteuses de ces récits de traversées, de déportations, d’exils, du Kala Pani. La traversée de l’océan – par conséquent l’océan Indien – pèse sur les fibres narratives, l’écriture des lieux mauriciens et réunionnais.

Or, dans Les Aventures de Sanjay, explorateur mauricien des Anciens Mondes (2009) roman d’Amal Sewtohul, cette « mer » semble habitée par des spectres. L’océan se trouve peuplé dans le regard du jeune Sanjay, à bord d’un bateau de pêche en pleine nuit avec son cousin Mahen, de « poisson[s] fantôme[s] », « d’ourite[s] diabe[s] »30. C’est un monde hors des règles qui régissent l’existence terrestre et diurne qui apparaît dans l’océan pour les passagers de cette « pirogue », car s’il s’agit d’abord de poissons et de céphalopodes, ces présences sont suivies par la matérialisation d’une voix de l’autre monde :

« Le vent porta vers lui un murmure :
“Sanjay”, dit-il. Son cousin l’entendit, lui aussi. “Sanjay”, dit-il encore. Mahen fit le signe de croix et cracha sur l’eau. Puis il prit le long bâton qu’il utilisait pour déplacer le bateau dans ses eaux peu profondes, et hissa la pirogue loin de l’endroit où ils avaient entendu le murmure.
— Qui ti été sa ? (Qu’est-ce que c’était ?), demanda Sanjay, effrayé.
— Sa oussi éna dans la mer. Name dimoune kine noyé. Sa kan li appelle toi zamais ta pas répone li sa, hein. Sinon li prend toi li allé […].
Sanjay en ressentit une grande frayeur. Il ne le montra pas à son cousin, de peur de paraître poltron, mais ce soir-là, et les soirs qui suivirent, il eut peur de s’endormir. La nuit tombée, il croyait entendre le name qui l’appelait dehors, dans la cour des Oncles et des Tantes. Il rêvait qu’une ourite diabe géante, grimpant sur la pirogue, l’étouffait de ses tentacules. Alors, il se réveillait en pleurant »31.

Une atmosphère surnaturelle et inquiétante habite l’océan et drape l’embar-cation des deux pêcheurs. La ligne de démarcation entre le monde des morts et des vivants est brouillée, la mer devenant un espace où le monde des morts côtoie celui des vivants – les animaux qui l’habitent en deviennent la métaphore ou la métonymie – et où ce qui est donc supposé mort peut revenir ou revient à la vie. Les noms des animaux marins, évoqués plus haut, révèlent donc la tonalité que possède la mer, celle-ci est associée à un espace angoissant (« effrayé », « grande frayeur », « peur ») de l’au-delà, où guettent et vivent des spectres, des revenants, comme l’illustre l’attitude de Mahen qui se doit de conjurer ces apparitions par un signe de croix, soulignant l’aspect surnaturel de cette manifestation.

Or, cette mer hantée, pleine de spectres, sur laquelle se trouvent Sanjay et son cousin, trouve un écho dans un passage des Rochers de Poudre d’Or : « Le kala pani, ils l’appellent ! […] Selon lui, des histoires circulent sur les Indiens engloutis par l’océan, brûlés ou enlevés par des âmes maléfiques qui croupissent sous l’eau »32. Dans de telles circonstances, ces « name dimoune kine noyé » prennent une autre tonalité et peuvent trouver une origine dans l’histoire même de l’île et de l’océan Indien. Car, si on peut suggérer que ces « name » peuvent être celles du Kala Pani « peopled by houglis, foul spirits and monsters »33 qui répondent à l’obscurité de la nuit dans laquelle se trouvent Sanjay et Mahen, elles peuvent également être celles de tous ceux qui ont pris part à la traversée de l’océan : « esclaves, engagés, […] bagnards, […], Juifs, […], sans-papiers, clandestins »34, comme les énumère Appanah dans son roman Tropique de la violence (2016), qui a pris pour objet d’écriture Mayotte.

Dans le cas qui nous intéresse, puisqu’Appanah généralise ce phénomène à d’autres étendues maritimes, c’est l’océan Indien dans lequel navigue Sanjay qui semble posséder une épaisseur – reflet de son histoire – et donc pouvoir être conçu comme « archive »35 permettant de mesurer et « percevoir la nature désarticulée de tout “maintenant” particulier que l’on peut habiter », puisque « telle est la fonction des passés subalternes »36 ou plutôt, préférons-nous, subalternisés, comme l’illustrent la coexistence et l’interférence de spectres du passé dans le présent de Sanjay. Dans de telles circonstances, il est utile de préciser que Kala, ne signifie pas que « noir », c’est également le temps. La question est alors : quelles épaisseurs de cet océan – de ce « Kala (entendu dans son acception de temps) Pani » – révèlent ces îles créoles ? ou en d’autres termes, que disent ces îles de l’océan Indien ?

Récits des lieux, récits de l’océan Indien

Aussi sommes-nous loin, à la lecture des romans mauriciens et réunionnais, de ce que Namrata Poddar décrit comme les « neo-colonial mythes of ‘isolated’ islands scattered across a seemingly empty oceanic basin »37. Puisque l’île comme l’océan sont pleins d’histoires, de récits, de textes, de mots, d’Hommes, mais aussi parce que loin d’être isolées, ces îles se trouvent liées à l’océan par leur géographie, et connectées par leur histoire aux pays et cultures d’origine de l’océan Indien.

Si l’on considère à nouveau ces spectres du lieu, de l’océan, des récits que nous avons évoqués, ce sont également ceux que rencontrent les engagés de la trilogie de l’Ibis d’Amitav Ghosh, à toutes les étapes de leur traversée, notamment Deeti, engagée à l’île Maurice qui fait d’une caverne qui était un ancien refuge de Marrons, le temple familial et dédié à la traversée du Kala Pani38 (traversée qui fait écho à celle que nous avons évoquée plus haut). Mais ces spectres sont aussi ceux que rencontre l’écriture de Ghosh, donc l’écriture du lieu insulaire, de l’océan Indien et de sa traversée qui n’est pas la seule histoire de l’île, mais celle de l’océan Indien. Cet entrelacement de destinées entre engagés et esclaves sur l’île, que trace l’occupation par Deeti de cet ancien refuge de Marrons, ne fait que prolonger et concrétiser un parallèle qui était déjà manifeste lors de la traversée de l’océan. Le Kala Pani chez Ghosh signifie la traversée des engagés mais aussi par métonymie celle des esclaves : car la goélette sur laquelle ils se trouvent était tout d’abord un « slave-ship »39 et par la suite reprendra, selon les termes de son nouveau propriétaire, son ancienne fonction : celle de transporter des marchandises humaines, dans ce cas des engagés indiens. Se dessinent en palimpseste de cette traversée les mémoires de la traite négrière, puisque les engagés côtoyaient des spectres depuis leur départ de l’Inde sur cet ancien « slaver »40 qui porte les marques des esclaves sur ses parois.

Or, ce parallèle entre esclaves et engagés se poursuit et se lisait déjà en Inde. Si l’on remonte le fil sémantique de ce parallèle dans Sea of Poppies, le corps de Neel, du futur engagé, est soumis en Inde aux mêmes traitements, à la même réification que celui d’un esclave, comme si aller à Maurice présupposait d’être dépossédé de son propre corps, de sa personne :

« The touch of the orderlys fingers had a feel that Neel could never have imagined between two human beings […] it was the disinterested touch of mastery, of purchase or conquest ; it was as if his body had passed into the possession of a new owner, who was taking stock of it as a man might inspect a house he had recently acquired, searching for signs of disrepair or neglect, while mentally assigning each room to a new use »41.

Ce contact d’homme à « chose » – puisque Neel est comparé à « a purchase » et « a house » – n’est pas sans évoquer la façon dont procédaient les vendeurs et acquéreurs d’esclaves (« the disinterested touch of mastery », « a new owner »). Ce passage apparaît donc comme une réminiscence de l’esclavage mais en Inde. On pourrait, toutefois, aller plus loin, puisque dans Sea of Poppies, l’ensemble de la population indienne et la nation indienne elle-même semblent tombées sous le joug de l’opium, asservies à la fois à la monoculture du pavot imposée par les Britanniques aux Indiens, mais aussi à cette dépendance à l’opium pour ceux qui le consomment. L’opium soumet ainsi les hommes et les femmes de deux façons : la première économiquement vis-à-vis de cette culture, et la seconde, à cette drogue, issue du pavot, qui contamine le pays et les Hommes qui en usent et les transforme en corps sans vie, précisément en spectres, comme l’illustre le premier mari de Deeti42. C’est donc l’Inde qui semble se peupler de spectres, devenir un pays de fantômes englouti dans cette marée noire de l’opium, dans ce « sea of poppies », cet océan de pavots qui trouve lui aussi un écho métaphorique avec les « Eaux Noires ». Il y a cette double submersion des Indiens et de l’Inde sous cette déferlante de l’opium et sous l’impulsion du système de demande et de production imposé par les Britanniques. C’est donc sous cette emprise, asservis à ce régime de l’opium que se trouvent l’Inde et les Indiens.

Ce fil rouge de l’esclavage qui est tracé au sein du récit – et qui justement « se file » dans les trois tomes de la trilogie de l’Ibis – révèle qu’il y a pénétration de ce passé, de l’esclavage, depuis l’île jusqu’en Inde et dans de telles circonstances, il est digne d’intérêt de rappeler qu’à l’époque des faits relatés par Ghosh, c’est-à-dire 1838, La Réunion alors Île Bourbon et colonie française est une île esclavagiste, l’abolition de l’esclavage n’a lieu qu’en 1848, révélant la vivacité de la traite illégale et de l’esclavage dans l’océan Indien. Et puisque l’océan Indien habite l’île, comme nous l’avons précédemment vu, dans un même mouvement l’océan Indien est hanté, habité par le contenu sémantique de ces îles qui permet de lire l’Inde et ce fil rouge de l’esclavage.

Ceci nous amène à repenser les cartographies de significations, de ce qui fait sens et dans quel sens. Car si l’océan Indien fait bien sens, donne sens et pénètre les îles, se dessinent également ce « mouvement de balancier » décrit par les auteurs d’Amarres. Créolisations india-océanes et un champ de gravité dont sont porteuses les îles. Ce champ de gravité lui aussi fait sens et donne sens non seulement à l’espace indianocéanique mais également aux pays et continents qui l’entourent. Il y a ce que nous désignons, en reprenant le concept de Sanjay Subrahmanyam43 redéfini dans le cadre de notre discipline littéraire et de nos objets d’étude, des histoires et représentations connectées au sein de l’océan Indien. Connectées par cet océan en commun mais aussi par le fait que l’écriture de l’océan Indien est pénétrée, marquée par l’esclavage colonial et plantationnaire, le marronnage et l’engagisme des îles Maurice et de La Réunion, illustrant comment se nouent des liens et les imaginaires d’un lieu à l’autre de l’océan, par l’océan Indien. Cela fait donc sens sur l’océan Indien, sur des façons de le comprendre, de le dire, ce qui influence l’écriture de celui-ci. Cet impact s’inscrit, se grave dans les fibres narratives des lieux, des espaces et du temps, dans l’écriture, la façon d’écrire l’océan Indien. Ces histoires connectées dont témoignent et qui pèsent sur les fibres narratives des récits de l’océan Indien montrent que si ce dernier est bien constitutif de ces îles créoles, les histoires de La Réunion et de Maurice irriguent cette vastitude et les pays qui l’entourent, le disent, le pensent et l’écrivent.

Conclusion

Enfin, si selon John Brinckerhoff Jackson « les routes sont des lieux »44, l’océan Indien, lieu de conquêtes, de commerces, de traversées et de déportations – que rappellent et qui sont constitutives des lieux réunionnais et mauriciens –, est dès lors à considérer comme un pivot pour les lieux qui l’entourent et un point focal pour les imaginaires et les littératures. Il faut donc considérer l’océan Indien comme un lieu d’écritures qu’élaborent et auquel participent ceux qui l’écrivent, faisant émerger une trame de l’océan Indien. Ainsi, si Neville Chittick qualifie l’océan Indien de « largest culturel continuum in the world »45, nous avançons que ce qui se dessine, se tisse à partir d’imaginaires, d’histoires, de représentations connectés au sein de l’océan Indien – qui reflètent aussi des productions littéraires connectées au sein de cet océan – et par cet océan comme lieu et objet d’écritures, c’est un continuum littéraire de/dans l’océan Indien, indianocéanique. Continuum qui a pour centre de gravité l’océan Indien, par ce lieu d’écriture commun qu’incarne cet océan et qui loin de cliver chacun dans ses conceptions de l’océan et des lieux relance leur compréhension.

1 Traduction : « C’était la première fois que Zachary côtoyait ce type de marins. Il avait tout d’abord pensé que les lascars était une sorte de

2 Neville Chittick, « East Africa and the Orient: ports and trade before the arrival of the Portuguese », cité par Sheriff, Abdul, Ensgeng Ho (eds)

3 Pour La Réunion : Quartier trois lettres, Kartié-troi-lète et Faims d’enfances d’Axel Gauvin, ensuite Loui Redona inn fonksioner de Daniel Honoré.

4 Denys Lombard, Le Carrefour Javanais. Essai d’histoire globale. I. Les limites de l’occidenta-lisation, Paris, Editions de l’Ecole des Hautes

5 Ce roman existe en français et en créole. Le texte en français s’intitule : Quartier 3 Lettres, et en créole : Kartié-troi-lète. J.C.C. Marimoutou

6 Axel Gauvin, Kartié-troi-lète, [1980], Ille sur Têt, Editions K’A, coll. « Pou koméla », 2006, p. 49. Traduction : « Parfois, elle [la mer] vient

7 Carpanin Marimoutou, « Quartier 3 Lettres / Kartyé Trwa Let : La réécriture du sujet », op. cit.

8 « On ne peut faire barrage à la mer de la société, on ne peut pas l’empêcher de se déchaîner ».

9 « Il était complètement soûl ».

10 Puisque selon Catherine Détrie : la « donne culturelle opère, en relation avec les circonstances historiques et anthropologiques, un découpage

11 Nathacha Appanah, Blue Bay Palace, Paris, Gallimard, coll. « Continents Noirs », 2004, p. 15.

12 Namrata Poddar, “Postcolonial Ecocriticism, Island Tourism and a Geopoetics of the Beach”, International Journal of Francophone Studies 16.1&2 (2

13 Nathacha Appanah, Blue Bay palace, op. cit., p. 18.

14 On pourrait également lire ce lien dans Quartier 3 Lettres à partir de la remarque de J.C.C. Marimoutou dans son article « Quartier 3 Lettres /

15 « Madagascar, Maurice, ou bien un autre pays de dehors » (Axel Gauvin, op. cit., p. 7).

16 Traduction : « la grande mer » (Ibid., p. 6).

17 Axel Gauvin, Quartier Trois Lettres [1979], Paris, L’Harmattan, 2016, p. 11.

18 Nathacha Appanah, Les Rochers de poudre d’or, Paris, Folio, 2002, p. 184.

19 Amal Sewtohul, Made in Mauritius, Paris, Gallimard, « Continents noirs », 2012, p. 120.

20 Ibid., p. 119-120.

21 Daniel Honoré, Loui Redona, in fonksioner. [1980]. Ille sur Têt, Editions K’A, 2010, p. 23. « C’était comme s’il était transporté en Chine, dans

22 Carpanin Marimoutou, Françoise Vergès, Amarres. Créolisations india-océanes, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 28.

23 La traversée du Kala Pani, dans la culture indienne les « Eaux Noires », renvoie dans le cas de nos textes à la traversée, par les engagés

24 Marcel Cabon, Namasté, in Océan Indien. Madagascar-La Réunion-Maurice, Paris, Omnibus, 1998, p. 966.

25 Axel Gauvin, Faims d’enfance, Paris, Points, 1987, p. 133-134.

26 Amal Sewtohul, op. cit., p. 34.

27 Selon Valérie Magdelaine-Andrianjafitrimo, le Kala Pani est également : « motif de la chute et de la malédiction » (Valérie

28 Amal Sewtohul, op. cit., p. 52-53.

29 Amal Sewtohul, op. cit., p. 157.

30 Amal Sewtohul, Les Voyages et aventures de Sanjay, explorateur mauricien des Anciens Mondes, Paris, Gallimard, coll. « Continents noirs », 2009

31 Ibid., p. 22-23. « On trouve également cela dans la mer. Les âmes des personnes qui se sont noyées. Quand elles t’appellent, il ne faut jamais

32 Nathacha Appanah, Les Rochers de poudre d’or, op. cit., p. 81.

33 Marina Carter & Khal Torabully, Coolitude: An Anthology of the Indian Labour Diaspora, London, Anthem Press, Anthem Southeast Asian Studies, 20

34 Nathacha Appanah, Tropique de la violence, Paris, Gallimard, 2016, p. 53.

35 C’est ainsi que Françoise Vergès envisage l’océan Indien : « The “sea is history,” Derek Walcott wrote. Following his insight, I propose to look

36 Dipesh Chakrabarty, Provincialiser l’Europe. La pensée postcoloniale et la différence historique, Paris, Éditions Amsterdam, 2009, p. 177.

37 Namrata Poddar, op. cit.

38 Amitav Ghosh, River of smoke, [2011], London, John Murray, 2012,p. 12.

39 Amitav Ghosh, Sea of Poppies, op. cit., p. 12.

40 Ibid., p. 83.

41 Ibid., p. 302. « Ce que ressentit Neel au contact des doigts de l’infirmier, fut une sensation qu’il n’aurait jamais pu imaginer entre deux êtres

42 Hukam Singh, le premier mari de Deeti, est un « afeemkhor », c’est-à-dire un toxicomane, qui mourra de sa dépendance à l’opium. Mais avant d’y

43 Propositions qu’il développe notamment dans Explorations In Connected History. From the Tagus to the Ganges, New Delhi, Oxford India Paperbacks

44 John Brinckerhoff Jackson, À la découverte du paysage vernaculaire, Traduit de l’américain par Xavier Carrère, Arles, Actes Sud/ENSP, 2003, p. 25

45 Neville Chittick, « East Africa and the Orient: ports and trade before the arrival of the Portuguese » op. cit.

Corpus

Appanah, Nathacha, Les Rochers de poudre d’or, Paris, Folio, 2002.

Appanah, Nathacha, Blue Bay Palace, Paris, Gallimard, coll. « Continents Noirs », 2004.

Appanah, Nathacha, Tropique de la violence, Paris, Gallimard, 2016.

Cabon, Marcel, « Namasté », in Océan Indien. Madagascar-La Réunion-Maurice, Paris, Omnibus, 1998.

Gauvin, Axel, Quartier Trois Lettres [1979], Paris, L’Harmattan, 2016.

Gauvin, Axel, Kartié-troi-lète, [1980], Ille sur Têt, Editions K’A, coll. « Pou koméla », 2006.

Gauvin, Axel, Faims d’enfance, Paris, Points, 1987.

Ghosh, Amitav, Sea of Poppies, [2008], London, John Murray, 2009.

Ghosh, Amitav, River of Smoke, [2011], London, John Murray, 2012.

Honoré, Daniel, Loui Redona, in fonksioner. [1980]. Ille sur Têt, Editions K’A, 2010.

Sewtohul, Amal, Les Voyages et aventures de Sanjay, explorateur mauricien des Anciens Mondes, Paris, Gallimard, coll. « Continents noirs », 2009.

Sewtohul, Amal, Made in Mauritius, Paris, Gallimard, « Continents noirs », 2012.

Références

Brinckerhoff Jackson, John, À la découverte du paysage vernaculaire, Arles, Actes Sud/ENSP, 2003.

Carter Marina & Khal Torabully, Coolitude : An Anthology of the Indian Labour Diaspora, London, Anthem Press, Anthem Southeast Asian Studies, 2002.

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Vergès, Françoise, « Writing on water: Peripheries, flows, capital, and struggles in the Indian Ocean », Positions, 11 : 1, 2003, p. 241‑257.

1 Traduction : « C’était la première fois que Zachary côtoyait ce type de marins. Il avait tout d’abord pensé que les lascars était une sorte de tribu ou une nation, à l’instar des Cherokees ou des Sioux : il découvrait maintenant qu’ils venaient de lieux fort éloignés les uns des autres, et qu’ils n’avaient rien en commun, à l’exception de l’océan Indien ; parmi eux se trouvaient des Chinois et des Africains de l’Est, des Arabes et des Malais, des Bengalis et des Goanais, des Tamouls et des Arakanais […]. Séparer ces groupes relevait de l’impossible » (Amitav Ghosh, Sea of Poppies, [2008], London, John Murray, 2009, p. 14).

2 Neville Chittick, « East Africa and the Orient: ports and trade before the arrival of the Portuguese », cité par Sheriff, Abdul, Ensgeng Ho (eds), The Indian Ocean. Oceanic connections and the creation of new societies, London, Hurst & Company, 2014, p. 24.

3 Pour La Réunion : Quartier trois lettres, Kartié-troi-lète et Faims d’enfances d’Axel Gauvin, ensuite Loui Redona inn fonksioner de Daniel Honoré. Pour Maurice : Les voyages et aventures de Sanjay, explorateur mauricien des Anciens Mondes et Made in Mauritius d’Amal Sewtohul, Blue Bay Palace et Les Rochers de poudre d’or de Nathacha Appanah, et Namasté de Marcel Cabon.

4 Denys Lombard, Le Carrefour Javanais. Essai d’histoire globale. I. Les limites de l’occidenta-lisation, Paris, Editions de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 1990, p. 15.

5 Ce roman existe en français et en créole. Le texte en français s’intitule : Quartier 3 Lettres, et en créole : Kartié-troi-lète. J.C.C. Marimoutou note que « […] les deux textes […] sont l’aboutissement d’une longue chaîne de textes, puisque Q3L n’a pas connu moins de six versions, la première en français, la dernière en créole » (J.C.C. Marimoutou, « Quartier 3 Lettres / Kartyé Trwa Let : La réécriture du sujet », in Daniel Baggioni et Martine Mathieu, Culture(s) empirique(s) et identité(s) culturelle(s) à La Réunion, Saint-Denis, Publications de l’Université de La Réunion, 1985, p. 101-106). Partageant l’opinion de Marimoutou qui y voit « deux textes à part entière » (ibid.), nous faisons le choix de travailler à partir de la version en créole.

6 Axel Gauvin, Kartié-troi-lète, [1980], Ille sur Têt, Editions K’A, coll. « Pou koméla », 2006, p. 49. Traduction : « Parfois, elle [la mer] vient même lécher le mur qui délimite le jardin ».

7 Carpanin Marimoutou, « Quartier 3 Lettres / Kartyé Trwa Let : La réécriture du sujet », op. cit.

8 « On ne peut faire barrage à la mer de la société, on ne peut pas l’empêcher de se déchaîner ».

9 « Il était complètement soûl ».

10 Puisque selon Catherine Détrie : la « donne culturelle opère, en relation avec les circonstances historiques et anthropologiques, un découpage qui agit sur la représentation linguistique à tous les niveaux » (Catherine Détrie, Du Sens dans le processus métaphorique, Paris, Honoré Champion, 2001, p. 87-88).

11 Nathacha Appanah, Blue Bay Palace, Paris, Gallimard, coll. « Continents Noirs », 2004, p. 15.

12 Namrata Poddar, “Postcolonial Ecocriticism, Island Tourism and a Geopoetics of the Beach”, International Journal of Francophone Studies 16.1&2 (2013) : 51-71.

13 Nathacha Appanah, Blue Bay palace, op. cit., p. 18.

14 On pourrait également lire ce lien dans Quartier 3 Lettres à partir de la remarque de J.C.C. Marimoutou dans son article « Quartier 3 Lettres / Kartyé Trwa Let : La réécriture du sujet ». Il note, en effet, que le nom du bateau « Santa Apollonia » sur lequel naviguent les pêcheurs renvoie aussi à un des noms qu’a porté l’île de La Réunion. Or, cette association par la nomination entre l’île et le bateau dans l’analyse de Marimoutou – bateau qui tire sa fonction, sa raison d’être de l’eau (océan ou tout autre étendue aquatique), comme l’île tire sa nature insulaire de l’océan qui l’entoure – souligne elle aussi ce lien essentiel entre l’océan et l’île.

15 « Madagascar, Maurice, ou bien un autre pays de dehors » (Axel Gauvin, op. cit., p. 7).

16 Traduction : « la grande mer » (Ibid., p. 6).

17 Axel Gauvin, Quartier Trois Lettres [1979], Paris, L’Harmattan, 2016, p. 11.

18 Nathacha Appanah, Les Rochers de poudre d’or, Paris, Folio, 2002, p. 184.

19 Amal Sewtohul, Made in Mauritius, Paris, Gallimard, « Continents noirs », 2012, p. 120.

20 Ibid., p. 119-120.

21 Daniel Honoré, Loui Redona, in fonksioner. [1980]. Ille sur Têt, Editions K’A, 2010, p. 23. « C’était comme s’il était transporté en Chine, dans sa famille, avec ses coutumes, ses manières de vivre, ses traditions ».

22 Carpanin Marimoutou, Françoise Vergès, Amarres. Créolisations india-océanes, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 28.

23 La traversée du Kala Pani, dans la culture indienne les « Eaux Noires », renvoie dans le cas de nos textes à la traversée, par les engagés indiens, de l’océan Indien depuis l’Inde à destination de Maurice et de La Réunion. Les engagés sont les travailleurs des plantations sous contrats d’engagement qui furent recrutés suite à l’abolition de l’esclavage afin de remplacer les esclaves sur les plantations. Rehana Ebr.-Vally dans son ouvrage Kala Pani, Caste and Colour in South Africa, mentionne, à propos de l’interdiction de traverser l’océan pour les Hindous : « a text from the Law of Manu that forbids Hindus from crossing the seas under the threat of harsh expiation. » (Rehana Ebr.-Vally, Kala Pani. Caste and colour in South Africa, Cape Town, Kwela Books and Sa History Online, Social Identities South Africa Series, p. 124). Cette transgression vaut pour une malédiction : entraînant déchéance de la caste et rupture définitive avec la terre-mère. Un peu plus loin et dans ce même ordre d’idées, Vally énumère les sentiments auxquels étaient en proie les hommes et les femmes ayant effectué cette traversée des « Eaux Noires » : « guilty feeling », « polluted », « shame, disappointment and dishonour » (ibid. p. 138), révélant la dimension traumatique de cette traversée de l’océan et la tonalité terrifiante, angoissante que possède cette entité océanique.

24 Marcel Cabon, Namasté, in Océan Indien. Madagascar-La Réunion-Maurice, Paris, Omnibus, 1998, p. 966.

25 Axel Gauvin, Faims d’enfance, Paris, Points, 1987, p. 133-134.

26 Amal Sewtohul, op. cit., p. 34.

27 Selon Valérie Magdelaine-Andrianjafitrimo, le Kala Pani est également : « motif de la chute et de la malédiction » (Valérie Magdelaine-Andrianjafitrimo, « Fantasme d’une terre matricielle : la représentation de l’Inde dans les romans francophones de “l’engagisme” aux Antilles et dans l’océan Indien », in Dr. Vidya Vencatesan (coord.) Synergies Inde, n° 1, année 2006, revue du Gerflint, p. 207-220).

28 Amal Sewtohul, op. cit., p. 52-53.

29 Amal Sewtohul, op. cit., p. 157.

30 Amal Sewtohul, Les Voyages et aventures de Sanjay, explorateur mauricien des Anciens Mondes, Paris, Gallimard, coll. « Continents noirs », 2009, p. 22.

31 Ibid., p. 22-23. « On trouve également cela dans la mer. Les âmes des personnes qui se sont noyées. Quand elles t’appellent, il ne faut jamais leur répondre, d’accord. Sinon elles t’emporteront […] ».

32 Nathacha Appanah, Les Rochers de poudre d’or, op. cit., p. 81.

33 Marina Carter & Khal Torabully, Coolitude: An Anthology of the Indian Labour Diaspora, London, Anthem Press, Anthem Southeast Asian Studies, 2002, p. 164.

34 Nathacha Appanah, Tropique de la violence, Paris, Gallimard, 2016, p. 53.

35 C’est ainsi que Françoise Vergès envisage l’océan Indien : « The “sea is history,” Derek Walcott wrote. Following his insight, I propose to look at the Indian Ocean as an archive […] » (Françoise Vergès, « Writing on water: Peripheries, flows, capital, and struggles in the Indian Ocean », Positions, 11 : 1, 2003, p. 241-257).

36 Dipesh Chakrabarty, Provincialiser l’Europe. La pensée postcoloniale et la différence historique, Paris, Éditions Amsterdam, 2009, p. 177.

37 Namrata Poddar, op. cit.

38 Amitav Ghosh, River of smoke, [2011], London, John Murray, 2012, p. 12.

39 Amitav Ghosh, Sea of Poppies, op. cit., p. 12.

40 Ibid., p. 83.

41 Ibid., p. 302. « Ce que ressentit Neel au contact des doigts de l’infirmier, fut une sensation qu’il n’aurait jamais pu imaginer entre deux êtres humains […] c’était le contact désintéressé du maître, de l’acquisition ou de la conquête ; c’était comme si son corps était passé en possession d’un nouveau propriétaire, qui en faisait le tour comme un homme inspecterait une maison qu’il a récemment acquise, cherchant des signes de délabrement ou de négligence, tandis qu’il assignait mentalement chaque pièce à un nouvel usage ».

42 Hukam Singh, le premier mari de Deeti, est un « afeemkhor », c’est-à-dire un toxicomane, qui mourra de sa dépendance à l’opium. Mais avant d’y succomber, il se caractérisera au sein même de son foyer et de sa famille, dans son existence par son évanescence (ibid. p. 184).

43 Propositions qu’il développe notamment dans Explorations In Connected History. From the Tagus to the Ganges, New Delhi, Oxford India Paperbacks, 2005 et Aux Origines de l’histoire globale, Paris, Collège de France/Fayard, 2014. Dans le projet de Subrahmanyam, penser les histoires de façon connectée permettrait de pallier les lacunes d’une histoire ou d’une historiographie qui ne prendrait appui que sur les sources et archives européennes et ne délivrerait ainsi qu’un récit historique eurocentré. La « mise en dialogue » des différentes archives et sources (européennes, asiatiques, est-africaines…) redessinerait une façon de « faire » l’histoire, et permettrait de nuancer l’archive unique mais aussi favoriserait un décentrement du regard et de l’histoire, tout en soulignant les liens qui unissent aussi les divers pays, les détenteurs de ces diverses sources.

44 John Brinckerhoff Jackson, À la découverte du paysage vernaculaire, Traduit de l’américain par Xavier Carrère, Arles, Actes Sud/ENSP, 2003, p. 25.

45 Neville Chittick, « East Africa and the Orient: ports and trade before the arrival of the Portuguese » op. cit.

Marie Elisa Huet

Doctorante, Laboratoire de recherche sur les espaces Créoles et Francophones (LCF EA 4549), Université de La Réunion
m.elisa.huet@gmail.com