DOI : 10.26171/carnets-oi_0207
Dans Tropique de la Violence de Nathacha Appanah, publié en 2016, Marie, métropolitaine et nouvellement arrivée à Mamoudzou, s’indigne face à la tragédie de la migration clandestine aux Comores : « Je me suis dit que quelqu’un quelque part, se souviendrait de cette île française et dirait qu’ici aussi les enfants meurent sur les plages ! »1. Alors que la mer Méditerranée est surmédiatisée et décrite comme étant le plus grand cimetière marin dans le monde à l’heure actuelle, les drames des noyades des clandestins dans les eaux de l’océan Indien restent peu connus du public international. Dans cet article, nous portons notre regard sur cet archipel comorien, témoin désespéré de l’exploitation, de la disparition et de la souffrance de milliers de Comoriens pris dans les conflits politiques et sociaux entre les îles composant l’archipel. En l’absence de solutions politiques et sociales et devant une surabondance de statistiques sur la migration clandestine, nous nous demandons comment la littérature pourrait proposer une perspective alternative, voire humaniste, à la question comorienne. La littérature pourrait-elle faire valoir les voix périphériques « noyées » par des tonnes de données numériques ? Nous pensons, comme le notent Françoise Lionnet et Bruno Jean-François dans une réflexion sur l’économie créative et les îles de l’océan Indien que, « (t)he qualitative and aesthetic goals of our interpretive disciplines provide a crucial counterpoint to the ostensibly unbiased but always incomplete numerical perspective »2.
Constitué de quatre petites îles, Grande Comore, Anjouan, Mohéli et Mayotte, l’archipel des Comores se trouve fractionné par le statut politique de Mayotte, ancienne colonie française dépendant de Madagascar et aujourd’hui 101e département de la France3. Lors de la décolonisation de l’archipel, les Mahorais, craignant une hégémonie de la Grande Comore, défendirent l’idée d’une identité culturelle mahoraise distincte de celle des autres îles. Ainsi en 1974, suite à un référendum, Mayotte resta française et les trois autres îles proclamèrent leur indépendance, créant l’Union des Comores. L’accroissement rapide de la population et l’urbanisation qui découlent de son statut politique ont conduit à une transformation radicale de l’espace mahorais provoquant de très grands écarts de niveau de vie entre Mayotte et les îles de l’État comorien. De fait, la plus grande prospérité économique de Mayotte et la présence importante d’une infrastructure publique (écoles, hôpitaux etc.), attirent de nombreux migrants comoriens malgré les restrictions imposées par l’instauration du « visa Balladur » en 1995 (visa imposé et délivré par la France pour que les Comoriens puissent se rendre des îles indépendantes jusqu’à Mayotte, îles séparées pourtant d’à peine 70 kilomètres). Ce visa, extrêmement difficile à obtenir, pousse la plupart des migrants à entreprendre la traversée dans la clandestinité4. Par conséquent, le lagon de Mayotte est devenu l’une des frontières les plus poreuses de France, en dépit du fait que la France dépense des centaines de milliers d’euros en équipements de surveillance. Selon une étude de l’INSEE menée en 2015-2016, « quatre adultes mahorais sur dix sont étrangers, dont la moitié d’entre eux en situation irrégulière ». Sur une île peuplée de 256 000 habitants, où les moins de vingt ans sont majoritaires, cela représente entre 40 à 50 000 immigrés sans papiers qui vivent dans des « bangas », situés dans des « bidonvilles locaux »5. Embarqués dans des petits canots de pêche d’approximativement sept mètres, les « kwasa kwasa », les migrants, exploités par les passeurs, se lancent dans une traversée périlleuse dans des barques surchargées naviguant sur un océan turbulent. De ces traversées désespérées a déjà résulté la disparition de milliers de Comoriens, tragédie qui se reproduit chaque année dans le « canal de la mort ».
La jeune littérature comorienne n’hésite pas à dévoiler les causes et les conséquences de la politique française aux Comores, tout en dénonçant l’état lamentable de la société dans les autres îles de l’archipel. Comme le fait remarquer Dominique Ranaivoson, le contexte culturel de l’archipel est compliqué et ne se réduit pas si facilement au binarisme socio-politique néocolonial entre Mayotte et l’Union des Comores6 que l’on allègue le plus souvent. Ces auteurs comoriens et mahorais, écrivant depuis Mayotte, la France ou l’Union des Comores, tout en tenant compte de nouveaux enjeux identitaires engendrés depuis l’indépendance de l’Union des Comores et la départementalisation de Mayotte, mettent en effet en scène des histoires multiples de mobilités entre les îles ainsi que les affiliations culturelles plurielles de ces populations. L’archipel de quatre îles
se rattache par son identité musulmane affirmée au monde arabe lointain tout en étant intimement li[é] par les migrations anciennes à l’Afrique centrale (la culture swahilie), à Madagascar, à Zanzibar et plus récemment à la France. Ces appartenances affirmées, rêvées, niées ou ignorées mais inscrites dans l’histoire, les langues, les types humains et la culture resurgissent dans la production littéraire francophone récente7.
Nous comptons, parmi ces auteurs, Mohammed Toihiri, Salim Hatubou, Abdou Salam Baco, Soeuf Elbadawi, Nassur Attoumani, qui, par le biais de leur écriture, questionnent la mémoire collective des populations comoriennes et mahoraises afin de réécrire l’histoire d’un archipel déjà « falsifiée et confisquée »8.
Nous proposons ici une analyse du roman Hamouro de Salim Hatubou, auteur franco-comorien, né en Grande Comore et mort à Marseille en 2015. Hatubou défendait le rôle culturel majeur de l’oralité comorienne. Son écriture romanesque porte sur les thèmes de l’exil, de la mémoire et également sur les questions socio-culturelles qui se posent aux peuples comoriens. Très critique à l’égard des traditions pesantes et étouffantes de la société comorienne, Hatubou dénonce la fracture postcoloniale de l’espace de l’archipel et l’échec du système politique de l’Union indépendante9 dans son récit. Son roman restitue aux clandestins et aux noyés, réduits impitoyablement à des statistiques brutes par les médias et les politiciens, leur humanité précaire. Il est important de souligner ici que ce roman sur la migration clandestine est sorti bien avant la pièce poétique Un Dhikri pour nos morts, de Soeuf Elbadawi, publiée en 2013, et plus de dix ans avant d’autres œuvres récentes sur cette question épineuse. Aujourd’hui, on compte plusieurs autres récits sur « le canal de la mort » comme par exemple, Tropique de la Violence de Nathacha Appanah et Ceux du large d’Ananda Devi (2017). Nathacha Appanah et Ananda Devi évoquent plus ou moins directement ce drame humain qui se poursuit à Mayotte où les kwasa kwasa font naufrage et où les Comoriens sont traités en citoyens de seconde zone, exploités par des employeurs peu scrupuleux et victimes de rejet social et de xénophobie. Même si le statut politique de Mayotte est l’une des causes importantes de « la balkanisation » de l’archipel des Comores, l’île d’Anjouan, avec ses ambitions sécessionnistes, alimente aussi la déstabilisation des institutions de la région10. Alors que Nathacha Appanah donne une portée universelle à ce drame en centrant son récit sur la marginalisation des jeunes dans une société postcoloniale et alors qu’Ananda Devi rend hommage à « ceux du large » dans le monde entier à travers une poésie en trois langues, Hatubou utilise une forme traditionnelle, celle du conte, pour interroger les injustices commises au cours de l’histoire de l’archipel. Comme dans le cas du texte poétique Un Dhikri pour nos morts qui, par le biais de l’interprétation théâtrale11, met en valeur une dimension performative du texte pour communiquer la tragédie humaine qui sévit dans l’archipel, Hamouro s’inscrit dans l’oraliture comorienne pour présenter un texte performatif et un acte de parole communautaire.
L’histoire de Hamouro se déroule dans un village côtier, sur une île qui ressemble fortement à Mayotte et qui est nommée Hippocampe, selon le surnom de Mayotte. On apprend que les villageois ont été forcés d’abandonner leurs maisons pour que le gouvernement puisse construire à leur place un site touristique. Tout le monde part sauf Kanamagno-l’Édentée, une vieille « folle » que les autorités traitent avec mépris. Cependant, peu à peu, lorsque des rescapés, échappant à diverses tragédies dans les autres îles, finissent sur la plage d’Hamouro, ils se regroupent dans la peur et dans l’espoir pour construire un nouveau village à partir des ruines de l’ancien. Ainsi les exilés (tels Bubu, le petit sourd-muet retrouvé sur la plage, Mwigni Mbuzi dégoûté par la barbarie des villageois qui chassent leurs propres frères venus des autres « rochers », Mhadju, le kilandestin boiteux, Fahariya, ses dix enfants et sa fille aînée, Hadidja, heureux survivants de la traversée, M’dzadza Maguni, Anyidata et plusieurs autres fuyant la violence nationaliste et postcoloniale de l’archipel), qui n’ont connu que l’inhumanité ailleurs se retrouvent à Hippocampe pour se regrouper dans la sérénité. Leur bonheur idyllique tourne court quand, de nouveau, le village est détruit par les autorités et que les clandestins sont tués et déportés, laissant derrière eux la vieille folle contempler une nouvelle fois la tragédie.
Le roman emprunte au conte traditionnel sa structure narrative. Il est rédigé dans un registre de langue familier incluant des mots en shimaoré, des répétitions, de la paraphrase et il mêle parfaitement fables, proverbes, chants et versets du Coran. Cependant, malgré son aspect fictif, le conte s’inscrit dans la réalité d’une communauté et dans celle d’un contexte géopolitique spécifique. Les noms des lieux, des événements et des personnages réels ne sont pas utilisés mais un lecteur informé reconnaît dans les noms fictifs tous les faits qui concernent les tensions entre les quatre îles de l’archipel ainsi que les fractures postcoloniales :
À l’aurore des indépendances, au pays des quatre rochers lunaires […] le dominateur des Nègres demanda aux Nègres dominés : « Voulez-vous être affranchis ? » […] Les Nègres des rochers Pointeur-de-Sagaie, Le-Pas, Vache-Couchée voulaient être libres et les Nègres du rocher Hippocampe rejetaient toute forme de liberté, car, disaient-ils, ils ne pouvaient être libres que sous les chaînes. Ce fut ainsi que le pays des quatre rochers devint bancal et borgne. À l’aurore des indépendances, au pays des quatre rochers, pour préserver son rocher Hippocampe, le dominateur réussit la huitième des merveilles : un mur qu’il appela Visa et qui sépara les frères unis par le même sang, la même langue et la même religion…12
La structure du conte sert deux fonctions. L’histoire cyclique de l’abandon, de la reconstruction et de la destruction du village est racontée par un personnage, le Faiseur de paroles, à un personnage mythique, le Faucheur d’âmes, ce qui donne à l’histoire une portée universelle. Deuxièmement, le récit en emboîtements permet à chaque rescapé de raconter la tragédie qui l’a fait échouer sur cette plage appartenant à la « Mère-Patrie ». La décision de fuir les autres îles pour s’établir à Mayotte a plusieurs causes dont le facteur économique, les relations familiales établies à Mayotte, la déficience des services de santé comoriens mais aussi, comme nous l’avons déjà souligné, l’instabilité politique sur les autre îles, origine des violences entre les « rochers frères », « séparés par la bêtise des hommes »13. En fait, Salim Hatubou va pouvoir transgresser les tabous politiques et sociaux en prenant une double distance, non seulement derrière le personnage du conteur, le Faiseur de Paroles, et derrière les noms fictifs qu’il donne à son archipel natal, mais aussi en s’exprimant dans le langage du délire et de la divagation par le biais du personnage principal de son conte, Kanamagno – l’Edentée, la folle du village.
Il est vrai qu’à première vue, le texte présente une dimension anthropologique évidente qui, en l’occurrence, expose à travers la fable les pratiques fondatrices de cette société. Cependant, même si les questions culturelles et sociales constituent la matrice de ce récit, le roman valorise en premier lieu la mobilité naturelle entre les îles : « Les villageois se racontèrent des contes toute la nuit durant, des histoires de l’époque où les frères et sœurs voyageaient d’un rocher à l’autre, se côtoyèrent, mélangeaient les mots pour donner naissance à d’autres histoires… Sans visa »14.
Les traditions comoriennes apparaissent aussi sous différents angles complexes. Le texte comporte de nombreux passages évoquant la préparation et le partage de nourriture, des mariages et des demandes en mariage, des querelles conjugales, des histoires de polygamie, de réunion de notables et d’aïeux sous l’arbre à palabres, l’école coranique, l’organisation de la fête du Ramadan, de veillées mortuaires et l’enterrement religieux du placenta. N’oublions pas que la prépondérance de la culture musulmane dans une société bantoue d’origine, donc africaine, a entraîné la domination du religieux sur le culturel non religieux15, un aspect qui revient chez Hatubou et chez d’autres écrivains comoriens. Les références aux traditions héritées d’autres sources (la culture bantoue, par exemple)16 sont récurrentes dans le texte où nous trouvons à plusieurs reprises les descriptions des djinns, de la divination et des rites de possession intégrés à d’autres fils plus « musulmans » de la société.
Mais l’auteur ne se pose pas en simple porte-parole d’une société lointaine et son texte va au-delà d’une simple présentation ethnologique. Cette scénarisation est nécessaire : d’une part elle permet à l’auteur d’imposer un ordre poétique, et d’autre part, cet ancrage lui donne l’autorité de critiquer les pratiques, les traditions et les réalités sociopolitiques17. Ainsi l’écrivain, tout en présentant les descriptions multiples des traditions islamiques, peut-il aussi remettre en question le caractère artificiel de l’enseignement coranique quand, entre des passages « ethnologiques », il insère une phrase comme : « La voix de ces chérubins aux cheveux crépus récitant des versets en arabe, dont ils ne comprenaient rien, s’évadait et remuait tendrement le cœur de Hamouro »18. Plusieurs fois dans son roman, Hatubou nous rappelle indirectement que les Comores auraient connu deux formes de colonisation : en premier lieu une colonisation arabe, suivie largement de l’islamisation, et une colonisation occidentale. La technique d’inclusion de voix plurielles est utilisée dans la perspective de rappeler la complexité des échanges de cette zone qui justifie la présence de chacun de ses habitants. Ainsi, le roman nous dévoile que « l’histoire de ce rocher avait été écrite, réécrite, falsifiée et confisquée »19. En multipliant les points de vue discursifs, son roman reflète une pensée archipélique au-delà des fractures politiques et sociales, au-delà du faux binarisme mahorais/non mahorais qui semble définir les récits sur l’immigration clandestine que propose Mayotte.
L’usage de l’ironie et de la fausse candeur permet à Salim Hatubou d’aborder les questions des nationalismes insulaires, de l’ethnocentrisme et du néo-colonialisme. Comme le fait remarquer Bernard Mouralis20 pour les textes africains subsahariens, ce que nous pourrions aussi appliquer aux textes postcoloniaux en général, la transgression littéraire apparaît sous deux formes principales. D’un côté, la transgression de lois, d’usages et d’interdits à l’intérieur de la société traditionnelle ; de l’autre, la transgression dans le cadre de la situation coloniale et postcoloniale. Ainsi, la structure du conte permet à l’auteur de communiquer la gravité du drame comorien due à une politique mahoraise injuste par rapport aux autres Comoriens mais provoquée aussi par les complexes paliers de gouvernance en matière de droit et de composition sociale et politique. Hatubou se moque « d’une Nation et d’une République inexistantes »21, d’« un pays scindé en quatre et étouffé »22 et dénonce des « vautours de son archipel qui, abreuvés de pouvoir, divisèrent les rochers »23. L’auteur décrit l’état lamentable de l’Union des Comores en faisant parler les différents personnages sans nommer les îles : « Le rocher était à feu et à sang. Guerre de clans. Épuration »24. L’un des rescapés de l’histoire raconte les horreurs infligées et la violence vécue dans les autres îles dont les populations sont divisées entre ceux qui sont pour l’indépendance et ceux qui sont contre : « À mort les traîtres du rocher Pointeur-de-Sagaie ! Ils ne veulent pas être avec nous ! Qu’ils se rattachent à la Mère Patrie ! Qu’ils se barrent sur leur rocher ! Morts ou vifs ! »25.
Les graves divisions politiques au sein même de la République semblent se dissoudre à Hamouro, ce havre créé par les rescapés réunis harmonieusement sur la plage du rocher attaché à « la Mère-Patrie ». Mais quand ces gens deviennent de nouveau la cible des autorités qui cherchent à les déporter, l’absurdité de la situation nous est communiquée par le détour de l’ironie : les habitants d’Hamouro, « les damnés sans identité »26, les kilandestins qui respirent enfin « le bonheur et la sérénité »27, sont devenus « les indésirables envahisseurs de leur propre pays »28, remarque l’auteur comorien.
Les récits individuels de migration qui composent le conte en restaurant une voix aux populations marginalisées en mouvement, redonnent à ces damnés de la mer leur humanité et les libèrent de leur état d’invisibilité maintenue par les forces politiques. Hamouro ne cache pas la tragédie des noyades, il nous la dévoile dans toute son intensité farouche. Parmi les récits racontés, comment pouvons-nous oublier celui de la femme dont le mari est accusé de collaboration et pendu sur le rocher Pointeur-de-Sagaie (une référence aux turbulences de l’île d’Anjouan) et dont le fils est devenu soldat, enrôlé de force ? Celle-ci s’enfuit sur un kwasa kwasa vers la « terre dite de la liberté »29 avec ses deux autres enfants, encouragée par un passeur qui, en prenant son argent, lui dit qu’on ne risque pas grand-chose dans ses barques qui tanguent de droite et de gauche, alors que sans le savoir, elle se dirige vers son cimetière marin :
La mère tenait fermement la main de ses deux enfants, mais une vague déferla et les petites mains glissèrent. Elle fut emportée dans l’eau. Seule. Elle voulut crier, l’eau salée s’engloutit dans sa bouche. Elle s’enfonça plus profondément. Son châle sur lequel est marqué M’safara Wahayiri (Bon voyage) flotta calmement dans un lourd silence, linceul d’un espoir au milieu du vaste cimetière marin30.
Alors que, pour les politiciens, le village d’Hamouro ne peut exister que comme un « bon projet touristique », une occasion de pouvoir visiter un village traditionnel de pêcheurs avec des « nègres qui s’affairent »31, pour les rescapés ayant transgressé les différences politiques et sociales et ayant surmonté les difficultés matérielles pour enfin construire un refuge idyllique, Hamouro s’avère un havre où l’on vit dans « l’amour décuplé de tous les exilés qui le faisaient renaître »32. L’auteur révèle, par l’intermédiaire de la fiction, la perfidie et la bassesse de certains Mahorais, l’arrogance des métropolitains et surtout la vilaine complicité entre ces deux sphères de la société mahoraise à travers les personnages du Petit Chef Nègre et du Grand Chef Toubab. Le Petit Chef Nègre, pour faire plaisir à son chef blanc, viole et tue une jeune fille et blâme la communauté de clandestins afin de trouver une excuse pour détruire Hamouro et ses habitants. Ainsi relate le conteur : « Un vent de génocide soufflait sur le rocher Hippocampe. Et Petit Chef Nègre jubilait. Silencieusement »33. De son côté, le personnage de Kétain, le Grand Administrateur (à noter le grotesque parallèle phonétique de son nom avec celui de Pétain – une référence presque directe à l’autorité « illégitime » des Français sur Mayotte) donne des ordres pour « Mettre en avant l’immigration clandestine. Tant qu’ils se boufferont entre nègres, ils n’auront pas le temps de mettre en cause notre présence ici »34. Cette politique corrompue a pour résultats des « Arrestations musclées. Insultes. Passages à tabac »35. Il est manifeste que la France trouve son compte dans l’instabilité chronique de l’Union des Comores36, un fait que Hatubou ne dissimule pas.
Salim Hatubou s’engage politiquement dans les expériences troublées de la migration illégale. Sa parole est subversive mais elle apporte aussi de l’espoir, symbolisé dans le roman par le châle de la femme noyée et par le fait que son fils se retrouvera sur les plages d’Hamouro. Il sera sauvé par la sage-folle du village, Kanamagno-L’Édentée et deviendra « l’enfant-rédempteur »37, l’emblème de la renaissance du village abandonné. Ainsi la folle, Bubu, l’enfant sourd-muet, le boiteux Mhadju, rescapé d’une autre île et Mwingi Mbuzi, habitant d’Hippocampe mais dégoûté par les siens qui rejettent et dénoncent leurs frères38, seront les membres fondateurs du village au bord de la mer. La prétendue « folie » de la femme sans dents, Kanamagno, s’avère le seul langage humain de l’espoir. Comme le dit Viza, le jeune protecteur de Bubu : « si tous les habitants de ce rocher étaient aussi fous qu’elle, nous ne serions pas là où nous en sommes aujourd’hui »39.
Certes, la rafle aura lieu le premier jour du Ramadan et le village d’Hamouro sera détruit par la brigade mobile, ses habitants seront arrêtés, tués et déportés. Mais le temps mythique du conte permet au conteur d’envisager un temps de l’espoir et d’échapper au « temps des barbares »40 dans le langage de la dérive (aussi bien linguistique que physique). Devant cette instabilité continuelle et cette violence poignante, le conteur n’a qu’un seul message : « Tissez, mes frères, Tissez la corde de l’espoir. Formez, mes frères, formez la chaîne des hommes debout. Édifiez, mes frères. Édifiez les murs de l’amour pour que les canons de la haine se taisent »41. Afin de montrer que « cette terre est à la fois la mienne et universelle »42, le conteur va « mettre bout à bout des mots pour en faire les plus belles rhapsodies »43. Ces chants berceront les voyageurs entre les îles de l’archipel au cours de leur vie.
La problématique des rapports entre la réalité et la fiction romanesque est au cœur des préoccupations des romanciers postcoloniaux. Ils sont aussi soucieux des questions de témoignage et d’engagement dans la réalité sociale et politique que des problèmes esthétiques liés à l’écriture romanesque. Le roman d’Hatubou se présente comme le lieu poétique d’une interrogation des consciences sur les ravages de la colonisation et des nationalismes dans l’archipel. Il est clair que la France ne peut pas espérer arrêter le flot de migrants vers Mayotte en se contentant d’installer de nouveaux radars de surveillance. Il faudra établir une véritable réconciliation et organiser un renouveau des conversations au sein de l’Union ainsi qu’entre l’Union des Comores et la France afin qu’une solution pour la paix voie le jour dans l’archipel.
Aujourd’hui, le cas de Mayotte et la tragédie des migrants sont probablement mieux connus dans la presse internationale, dans les écrits universitaires et dans les œuvres culturelles et artistiques. En 2005, Hatubou était conscient de sa situation vulnérable. Ce texte romanesque, qui traduit et transcrit l’oralité comorienne, participe de ce que les linguistes ont qualifié de fonction conative, en ceci qu’elle vise à influencer le comportement des auditeurs44. Mélangeant la vérité, la fable et les proverbes, le conteur dépose « les blessures de Hamouro dans une corbeille qu’il abandonne sur le fleuve de l’humanité »45 et oblige son interlocuteur à s’y engager, à s’impliquer dans des réflexions collectives et individuelles. Son conte (sa rhapsodie) sensibilise son auditoire, son langage exulte dans la dérive pour mieux mesurer les difficultés du monde dans lequel il évolue. C’est une parole subversive et transformatrice, elle propose une vision d’un nouveau monde qui nous oblige, nous son auditoire, à nous investir dans ces lieux inconnus et incommensurables. Les paroles d’espoir évoquées par Salim Hatubou rejoignent les paroles d’espoir chantées par Ananda Devi dans Ceux du Large :
Parle-leur d’espoir
Ceux que la vie éventre de son coutelas
Juste une étincelle
Qui sait ce qu’elle embrasera
Un soleil
Un renouveau
Un rire
Un passage à niveau
Un entracte46.