Notre revue numérique est fille de l’océan. Ancrée à l’Université de La Réunion, elle se propose de tirer parti de la position singulière de l’insularité en offrant une lecture très ouverte des questions relatives à la mer. L’immense espace maritime, tantôt invitation au voyage, tantôt repoussoir, tantôt nourricier, tantôt symbole de conquête, alimente l’imaginaire.
Dans l’immensité de l’océan Indien, l’étendue marine bordée par plus d’une vingtaine d’États, riche d’une multitude d’îles, met en contact des cultures et des peuples très différents. On peut s’interroger sur les relations tissées entre les sociétés riveraines établies sur le pourtour de cet espace partagé ou à l’intérieur de celui-ci pour les îles. La diversité des possibilités et des usages fait de cette mer un espace d’attraits, de convoitises, voire de tensions. Du canal du Mozambique au liseré côtier occidental australien, des façades indiennes aux littoraux des petits espaces insulaires du sud-ouest de l’océan Indien, comment ces usages se déclinent-ils ? Quelles sont les potentialités de cette étendue maritime ?
Ce numéro des Carnets de Recherches de l’océan Indien traite de l’interface maritime que constitue l’océan indien en s’intéressant aux réalités et aux imaginaires. Il ambitionne de dépasser les problématiques traditionnelles articulées sur les seules questions des ressources et des richesses marines.
Nous proposons d’abord une plongée dans le passé avec l’étude d’une citée grecque du IIIe siècle avant Jésus-Christ. Fondée dans la mer Rouge, Ptolémaïs « des Chasses » affirme la présence de l’Égypte des Ptolémée dans cette porte de la « Mer Érythrée », équivalent de notre océan Indien occidental. À partir des sources antiques et archéologiques, Pierre Schneider aborde la fondation de cette Ptolémaïs « des Chasses » qui fut initialement une base avancée pour la chasse à l’éléphant. Puis il élargit son propos au développement de la cité mettant en évidence son caractère exceptionnel.
En 1992, les littéraires soulevaient la question de l’insularité, de sa thématique et de ses représentations, lors d’un colloque organisé à la Faculté des Lettres de l’Université de La Réunion. L’espace maritime reste à parcourir ! La richesse des textes et récits consacrés à l’eau et à la mer laisse de nombreuses possibilités d’étude. Les périls de l’espace marin ouvrent aux récits hauts en couleurs, mâtinés d’inquiétude face aux forces de la nature et de merveilleux. L’océan est le lieu de combats homériques entre puissances rivales, il est le terrain de jeu des corsaires et des pirates, autant de matière à récits d’aventures. L’inconnu de l’horizon est un espace des possibles propre à la rêverie. Qui ne s’est jamais laissé emporter par l’évocation de Paul et Virginie, autre sujet de colloque initié par cette Université ? L’approche du discours sur les îles de l’océan Indien dans la littérature française du XVIIe siècle, par une étude croisant regard colonial et découverte de l’autre, vient apporter une pierre nouvelle à l’édifice, ou plutôt une goutte d’eau supplémentaire. Par l’étude des ouvrages d’Étienne de Flacourt et de François Charpentier, qui traitent notamment de la colonisation de Madagascar, Alice Bairoch s’attache à analyser les motivations des voyages et la manière dont sont rapportées les découvertes. Elle s’intéresse ensuite aux particularités du regard porté sur l’Autre.
Plus proche de nous, la mer est étudiée par les géographes sous l’angle de la circulation maritime. Les villes portuaires, et leur nébuleuse d’activités inhérentes à la mer sont les emblèmes de cette ouverture vers le grand large. Le tourisme littoral, avec la prégnance du balnéaire, est révélateur de cette ruée vers « l’or blanc », symbolisée par les trois « S » (sea, sun and sand). Le tourisme de croisière est une autre facette de cet attrait pour la mer, plus récent celui-là. Les activités halieutiques ne témoignent pas uniquement du rôle nourricier de la mer, mais soulèvent aussi la question de l’exploitation et de la gestion des ressources.
L’analyse du développement du port de l’estuaire de Coega en Afrique du Sud nous ouvre à la géographie portuaire. Jacques Charlier présente le système portuaire sud-africain et ses connexions avec l’intérieur via les voies ferroviaires et routières. Il souligne l’importance de la naissance du port de Coega dont le rapide développement laisse augurer qu’il devienne une interface majeure au sud de l’océan Indien, en complément du port de Durban. Cette évolution amorce un rééquilibrage entre les ports atlantiques de l’Afrique du Sud et ses ports de l’océan Indien.
Mais les enjeux liés aux zones économiques exclusives, riches en ressources halieutiques et minières, font de cet espace un nœud des conflits stratégiques. Le colloque « Mozambique et canal du Mozambique, un espace à l’heure des opportunités et défis » l’a bien montré. Les zones de contacts opposent des populations aux intérêts divers et parfois contradictoires. Les territoires aux riches potentialités économiques et/ou les espaces stratégiques suscitent toutes les convoitises. Compétition, rivalité ou coopération et entente sont les voies possibles tour à tour suivies. La dimension juridique prend alors toute son importance pour préciser les limites et pour les formaliser dans des cadres juridiques parfois inédits. Cet apport est important, car les juristes ont un rôle essentiel à jouer pour assister les représentants des États dans des négociations difficiles et pour aider à penser l’océan de demain. La question de la prévention et la résolution des conflits sont précisément le thème retenu par Pascale Ricard. Conflits d’usages abordés au travers de trois exemples concernant des îles de la partie ouest de l’océan. La diversité des régimes juridiques des acteurs est abordée, car une des particularités des zones maritimes est de mettre en contact étroit des juridictions et des intérêts contradictoires alors même que des exploitations nouvelles ouvrent des querelles inédites. Cela conduit à s’interroger sur les possibles mesures de prévention des conflits.
Michaël Pearson dans son ouvrage référence sur l’histoire de l’océan Indien, insiste sur la perception double des étendues marines, les eaux étant à la fois un « formidable obstacle » dressé entre les sociétés et « un puissant stimulant sur le plan technologique » pour ceux qui souhaitent en tirer partie. L’historien peut encore s’interroger sur l’océan Indien et son rôle dans l’aventure des populations qui le bordent, sur les réalités anciennes, économiques et pratiques. Mais il peut aussi s’ouvrir à l’imaginaire des populations : ainsi, en Polynésie, une étude a été conduite sur les mythes et légendes liés aux récifs coralliens. De telles études seraient souhaitables pour l’océan Indien.
La contribution d’Arlette Girault sur le Coco de mer ouvre de façon ludique un premier pan de ces questions. Troublant par sa forme et son poids, ce fruit des Seychelles arrive sur les rives des Maldives, sur la côte des Malabars et en Afrique orientale où il alimente rêveries et fantasmes. L’article montre que ce « fruit de légende » est aussi un objet de prix.
Le champ qui s’offre aux littéraires sur les représentations anciennes associées à cet océan reste très ouvert. Ce dernier, compte tenu de la diversité des sociétés qui le bordent, offre un terreau fertile pour les chercheurs. Souhaitons que ce billet trace la voie à de nombreuses autres recherches…
Les contributions réunies dans ce numéro résultent de l’approche interdisciplinaire qui est celle de la revue afin de regrouper des réflexions éclairant d’un jour nouveau la dimension maritime de l’océan Indien, des périodes les plus anciennes jusqu’aux questions les plus actuelles. Créations de ports aux deux extrémités nord et sud de l’océan Indien, du passé antique aux années les plus récentes, attirance pour des espaces à découvrir, zone d’expérimentation juridique, fuit de légende, ce numéro montre que l’espace maritime océan Indien est un lieu traversé par des dynamiques toujours à l’œuvre. L’article complémentaire sur la lexicographie des créoles réunionnais et mauricien est un autre exemple de la richesse de notre zone de contact.
Existe-t-il une communauté des peuples riverains de l’océan Indien ? Axés sur la partie ouest de l’océan, les articles montrent pour le moins une vitalité non démentie des populations en contact avec cet espace maritime.
L’appel à communication interrogeait : les peuples riverains de l’océan Indien partagent-ils des valeurs, un passé, des intérêts qui les distinguent des autres sociétés de leurs continents respectifs ? Peut-on trouver des réalités et un imaginaire commun aux peuples liés à cette étendue marine, ou au contraire, du fait de l’immensité, les particularismes l’emportent-ils engendrant une fragmentation entre les peuples ? Les contributions ici réunies illustrent les contacts, la recherche et l’attrait des échanges, la rencontre d’intérêts croisés et la façon de les gérer. Ainsi l’ouest de l’océan Indien se dessine-t-il avant tout comme une zone de contacts et d’opportunités.