DOI : 10.26171/carnets-oi_0604
La présente étude constitue, avec un regard particulier sur les RUP de l’océan Indien, une version plus développée et actualisée de l’article d’H. Pongérard-Payet, « La contribution contrastée du Fonds social européen à la cohésion sociale des régions ultrapériphériques françaises », in F. Faberon (dir.), De la cohésion sociale : théories et pratiques, Préface de M. Borgetto, Monts, Éditions « Recherches sur la cohésion sociale », 2020, p. 403‑416.
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Les DOM, dans leur juste revendication d’une plus grande solidarité, d’une plus grande cohésion économique et sociale ne sont plus isolés, mais ils se gardent une spécificité qui ne pourra jamais réduire leurs difficultés à celles des régions périphériques de la Communauté […]. Il y a quelque chose de très particulier dans la relation privilégiée, entre la Communauté et les DOM, qui doit être dynamisée au profit de tous1.
Toujours d’actualité, cette citation de l’ancien président de la Commission européenne2, Jacques Delors, qui date de 1987, rappelle en filigrane la contribution contrastée de l’Europe à la cohésion économique et sociale des départements français d’outre-mer (DOM), précurseurs des régions ultrapériphériques (RUP). Désormais au nombre de neuf, celles-ci comprennent six régions françaises, deux régions portugaises et une région espagnole3. Situées à des milliers de kilomètres du continent européen, les RUP sont réparties dans le bassin des Caraïbes, la forêt amazonienne, l’océan Indien et l’ouest de l’océan Atlantique. Bien qu’elles bénéficient toutes d’un statut d’intégration adaptée à l’Union européenne4, fondé essentiellement sur les articles 349 et 355, paragraphe 1, du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), seule une RUP portugaise, Madère, figure pour la période 2014-2020 parmi les régions les plus développées de l’Union au titre de la politique européenne de cohésion. En revanche, les six RUP françaises dont celles de l’océan Indien – La Réunion et Mayotte – ainsi que la seconde RUP portugaise, les Açores, sont classées parmi les régions les moins développées de l’Union, vers lesquelles sont dirigés les financements européens les plus conséquents ; tandis que les îles Canaries, l’unique RUP espagnole, figurent parmi les régions en transition5. Cette situation ainsi que les taux de chômage élevés dans les RUP françaises justifient, sans exclure des éléments de comparaison avec les autres RUP, que la présente étude soit centrée sur les RUP françaises6, bénéficiaires privilégiés de la politique européenne de cohésion7. En outre, chaque fois que les données seront disponibles et le permettront8, un regard particulier sera porté sur les îles de l’océan Indien, La Réunion et Mayotte9. Ces îles profitent, en effet, de près de la moitié de la dotation des fonds européens allouée aux six RUP françaises sur la période 2014-202010. Paradoxalement, au cœur d’un environnement régional parmi les plus pauvres du monde, le produit intérieur brut (PIB) par habitant de Mayotte se situe, dans le sud-ouest de l’océan Indien, parmi les plus élevés (exception faite de l’île de La Réunion) après celui de l’île Maurice, alors que Mayotte, surnommée l’île aux parfums, constitue néanmoins la région la plus pauvre d’Europe11. Selon la Commission,
La région fait face à de nombreux défis : un PIB particulièrement bas ; un chômage élevé touchant en particulier les jeunes ; une population très jeune et souvent non qualifiée ; une forte pression de l’immigration clandestine. En outre, les ressources en eau sont limitées et les infrastructures de base restent insuffisantes.
Et La Réunion connaît un taux de chômage particulièrement élevé chez les jeunes. Les problèmes liés au manque de qualification et au décrochage scolaire persistent. L’économie de l’île est fragilisée par des infrastructures de base manquantes et par les coûts liés au transport12.
Dans le cadre de la politique européenne de cohésion, qui bénéficie à ces régions et qui vise « à promouvoir un développement harmonieux de l’ensemble l’Union » et, en particulier, « à réduire l’écart entre les niveaux de développement des diverses régions et le retard des régions les moins favorisées »13, la cohésion sociale demeure un concept flou, apparu expressément avec l’Acte unique européen, mais non défini en droit primaire. Selon une conception réductrice, « toute réduction des différences de l’accès des individus à l’emploi et toute diminution de la pauvreté représentent une amélioration de la cohésion sociale »14. Selon une conception plus large, la cohésion sociale a pour fin notamment « la promotion d’une égalité réelle ou d’une “égalité des chances” entre les régions, les États membres et les groupes sociaux, sans viser pour autant une égalisation des conditions sociales »15. Or, il est admis que les collectivités ultramarines françaises, qui sont en quête de l’égalité réelle, « continuent à souffrir de graves inégalités et de taux de pauvreté élevés »16. Il importe donc d’y améliorer aux différentes échelles locale, nationale et européenne, les moyens visant à réaliser et à renforcer la cohésion sociale. En droit de l’Union, parmi les différents moyens mis en œuvre figurent aux côtés des instruments normatifs les instruments financiers, au premier rang desquels les fonds structurels. Au nombre de deux17, ces derniers sont complémentaires dans l’action de l’Union en faveur du renforcement de la cohésion économique, sociale et territoriale. Ainsi le Fonds européen de développement régional (FEDER) participe au développement endogène des territoires, en visant à corriger les principaux déséquilibres régionaux dans l’Union européenne18, tandis que le Fonds social européen (FSE) investit dans le capital humain, en étant « le principal instrument de promotion de l’emploi et de l’inclusion sociale » de l’Union19. Les taux de chômage20 et de pauvreté demeurant élevés dans les RUP françaises, Mayotte étant par exemple en 2018 la première région la plus pauvre de l’Union européenne21, la présente étude sera centrée sur l’évolution du cadre juridique d’intervention du FSE dans ces régions. D’une part, elle tendra à déterminer dans quelle mesure ce cadre a évolué dans ses dispositions de droit commun, en droit primaire et en droit dérivé, pour être mis au service du développement social des DOM, puis des RUP françaises. D’autre part, elle tendra à rechercher dans quelle mesure il a été adapté aux spécificités de ces régions et pourrait l’être davantage afin d’y favoriser un renforcement de la cohésion sociale.
L’évolution du cadre de droit commun du FSE au service du développement social des DOM, puis des RUP françaises
« Destiné à protéger les travailleurs contre le chômage consécutif à la création d’un marché commun »22, le FSE est créé par le traité de Rome de 195723. Mais, à la suite d’une interprétation erronée de l’article 227 paragraphe 2 CEE24, il ne sera étendu aux DOM, précurseurs des RUP, que tardivement, à partir de la première réforme du fonds en 1971. C’est d’ailleurs au gré de ses différentes réformes que les missions du FSE seront progressivement élargies et mises au service du développement social des régions ultramarines françaises, d’abord en tant que DOM, puis en tant que RUP25 ; le FSE intervenant prioritairement dans les régions en retard de développement, dans le respect du mandat reçu en droit primaire. Au terme de ce mandat, le FSE vise, dès le traité de Rome,
« afin d’améliorer les possibilités d’emploi des travailleurs dans le marché intérieur et de contribuer ainsi au relèvement du niveau de vie […] à promouvoir à l’intérieur de l’Union les facilités d’emploi et la mobilité géographique et professionnelle des travailleurs » et, depuis le traité de Maastricht26, « à faciliter l’adaptation aux mutations industrielles et à l’évolution des systèmes de production, notamment par la formation et la reconversion professionnelles »27.
L’extension tardive du champ d’application du FSE aux DOM, précurseurs des RUP
En parfaite contradiction avec le principe d’intégration inscrit à l’article 227 CEE28 et de manière surprenante « compte-tenu du niveau de sous-emploi dans les DOM »29, ces départements – qui sont pour rappel30, dans l’esprit du traité de Rome, au nombre de quatre (la Guadeloupe, la Guyane, la Martinique et La Réunion) – sont exclus à l’origine du champ d’application du FSE. Sur le fondement de l’article 227, paragraphe 2, alinéa 3 CEE, prescrivant aux institutions de veiller « à permettre le développement économique et social de ces régions », les auteurs du traité décident de rendre les DOM éligibles au Fonds européen de développement (FED)31, en les assimilant paradoxalement aux pays et territoires d’outre-mer (PTOM)32, en raison de la similitude de leur niveau de développement et de leur situation économique et sociale. Des raisons principalement d’économie budgétaire expliquent la création, à l’époque, de ce statut hybride à l’endroit des DOM. En effet, « le sous-développement des DOM les désignait comme gros consommateurs de crédits en provenance des fonds structurels »33, aux subsides plus conséquents que le FED. En outre, une interprétation erronée du traité paraissait conforter les institutions dans leur décision, puisque le FSE relevait, non pas des dispositions du droit primaire d’application immédiate aux DOM, mais de celles dites d’application différée nécessitant une décision du Conseil34. Un telle décision a été effectivement prise lors de la première réforme du FSE en 1971 pour étendre son bénéfice aux DOM et ce, en parfaite adéquation avec leur statut d’intégration. Ainsi la décision du Conseil du 8 novembre 1971, qui est toujours en vigueur, prévoit-elle l’application des articles 123 à 127 CEE35 et des dispositions prises pour leur application aux DOM, en « considérant que les interventions du Fonds social européen sont de nature à favoriser le développement économique et social de ces départements »36. D’ailleurs, en 1978,
« Le Gouvernement français enregistre avec satisfaction l’effort consenti par la Communauté en faveur du développement social des DOM grâce aux interventions appréciées du Fonds Social Européen » et « souhaite que le domaine des interventions de ce Fonds puisse recouvrir le plus largement possible le champ des problèmes rencontrés dans le domaine social »37.
Dans le même temps providentiel, la jurisprudence Hansen affirme sans ambiguïté l’applicabilité de plein droit du droit communautaire aux DOM, une mesure expresse du Conseil n’étant donc plus nécessaire à cet effet38. Depuis lors, toutes les dispositions du droit primaire et du droit dérivé, y compris celles régissant le FSE, s’appliquent pleinement, sauf mesure d’adaptation ou de dérogation, aux régions ultramarines intégrées à la Communauté/UE, qu’il s’agisse des quatre DOM de l’époque ou du groupe des RUP que ces départements formeront avec les Canaries, les Açores et Madère après l’adhésion de l’Espagne et du Portugal ; le groupe ayant évolué depuis pour comprendre de surcroît, depuis l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, la collectivité de Saint-Martin39 et, depuis le 1er janvier 2014, le département de Mayotte40. L’application du FSE à ces régions se poursuit de nos jours41, tant elle demeure fondamentale pour leur développement et leur cohésion sociale. Alors même que la notion est expressément apparue avec l’Acte unique européen, la Commission rappelle ainsi, en 2014, que
« la cohésion sociale constitue […] un objectif consacré dès le traité de Rome puisque le Fonds social européen a été institué en 1958 en vue de la promouvoir » et qu’il « s’agit d’une dimension clé d’une politique qui, tout en étant souvent axée sur les régions, vise en définitive à améliorer le bien-être des citoyens de toute l’Union »42.
Sont donc concernés les citoyens non seulement de l’Europe continentale, mais également des Outre-mers européens, y compris ceux résidant dans les îles françaises de l’océan Indien.
Au gré des différentes réformes du fonds, les missions du FSE ont été progressivement précisées, pour mieux servir cet objectif de cohésion sociale dans l’ensemble des régions européennes, y compris ultramarines.
Une évolution des missions du FSE profitant aux DOM/RUP
En adéquation avec l’article 162 TFUE et l’évolution de la conjoncture économique et sociale en Europe, les missions du FSE sont régulièrement précisées en droit dérivé, chaque réforme profitant, soit directement, soit indirectement, aux régions ultramarines. Ainsi la première réforme de 1971 a étendu, comme vu supra, le bénéfice du FSE aux DOM, très impactés par le chômage, et a concentré la moitié de ses interventions sur le chômage structurel dans les régions les moins développées43, telle La Réunion. Suite au choc pétrolier et à l’aggravation du chômage, la réforme de 1977 a confirmé la nécessité de promouvoir la création d’emplois et d’aider en priorité les régions les plus déséquilibrées, parmi lesquelles les DOM44, tout en élargissant les catégories de personnes éligibles au FSE (travailleurs migrants, femmes, jeunes chômeurs…). En 1983, le chômage s’aggravant considérablement, en particulier celui des jeunes de moins de 25 ans, la réforme du fonds vise à lutter contre ce fléau, qui affecte gravement les jeunes Domiens, notamment les jeunes Réunionnais, si bien que les DOM sont classés parmi les « régions de priorité absolue » à soutenir45.
Lors de la grande réforme des fonds structurels de 1988, issue de l’Acte unique qui a consacré un titre du traité à la cohésion économique et sociale46, l’idée d’une fusion des fonds, un temps envisagé, est écartée. Face aux déséquilibres sociaux qui se creusent en Europe, il convient surtout « de renforcer l’action en vue de la cohésion économique et sociale de la Communauté et de rendre plus pertinent l’apport propre du F.S.E. »47, en augmentant ses ressources et en concentrant ses actions en faveur des régions et des secteurs les plus en difficulté, tels les DOM. Aussi le FSE a-t-il pour missions prioritaires, sur la période 1989-1993, la lutte contre le chômage de longue durée et l’insertion professionnelle des jeunes sur tout le territoire européen48, y compris dans les DOM, qui sont en outre classés, indépendamment de leur PIB, parmi les « régions en retard de développement », dites de l’objectif 149, dont il convient de promouvoir le développement et l’ajustement structurel. Sur la période suivante, 1994-1999, les missions prioritaires du fonds sont reconduites lors de la réforme de 1993, tout en étant complétées, en écho au traité de Maastricht, par la mission d’adapter les travailleurs aux mutations industrielles et à l’évolution des systèmes de production50. En parallèle, la concentration des subsides dans les régions de l’objectif 1 se poursuit, à la faveur du doublement du budget de la cohésion, en visant nominativement pour la première fois ensemble51, indépendamment de leur PIB, « les départements français d’outre-mer, les Açores, les îles Canaries et Madère »52.
Par la suite, lors de la réforme de 1999, les missions du FSE sont redéfinies afin de contribuer à la fois à la politique de cohésion et à la mise en œuvre de la stratégie européenne pour l’emploi53. Le FSE vise donc principalement, sur la période 2000-2006, à lutter contre le chômage, à promouvoir l’égalité des chances pour tous dans l’accès au marché du travail, une main-d’œuvre compétente ainsi que l’éducation et la formation professionnelle, et à améliorer l’accès et la participation des femmes au marché du travail54. Autant de domaines d’action au service de la cohésion sociale dans les régions européennes, y compris dans les « régions ultrapériphériques »55 comme La Réunion, qui relèvent toutes toujours – indépendamment de leur PIB – de l’objectif 156, qui reste dédié aux régions en retard en développement ainsi que l’objectif le plus doté financièrement. Sur la période suivante, 2007-2013, à l’inverse de Madère et des Canaries, seuls les Açores et les RUP françaises (parmi lesquelles La Réunion) continuent – en raison d’un PIB inférieur à 75 % de la moyenne européenne – à relever de l’objectif 157, qui est renommé convergence en étant dédié à la convergence des États membres et des régions les moins développés de l’Union. Sur cette période, servant la stratégie de Lisbonne, le FSE doit contribuer au renforcement de la cohésion économique et sociale, en améliorant l’emploi et les possibilités d’emploi dans l’Union58 et ce, en soutenant un certain nombre d’actions dans toutes les régions européennes59, y compris ultramarines. Il lui appartient aussi de soutenir exclusivement dans les régions de convergence, incluant les RUP françaises, les actions visant à augmenter et améliorer l’investissement dans le capital humain, par la réforme des systèmes éducatifs, et les actions visant à renforcer la capacité institutionnelle et l’efficacité des administrations et des services publics60. Sur la période courante, 2014-2020, les missions du FSE – visant à renforcer la cohésion économique, sociale et territoriale61 – sont redéfinies à l’aune de la stratégie « Europe 2020 »62, afin de se concentrer sur un nombre limité d’actions63, déclinées en dix-neuf priorités d’investissement64. En tant que régions moins développées65, les Açores et les RUP françaises – incluant désormais la nouvelle RUP de Mayotte en plus de La Réunion dans l’océan Indien – ont dû concentrer au moins 60 % des ressources du FSE sur un maximum de cinq de ces priorités66 ; au moins 20 % de ces ressources ayant dû, dans toutes les régions européennes, être affectés à la promotion de l’inclusion sociale et à la lutte contre la pauvreté et toute forme de discrimination67. Les RUP françaises ont aussi bénéficié de l’initiative pour l’emploi des jeunes (IEJ), dotation spécifique du FSE dédiée aux moins de 25 ans sans emploi et ne suivant ni études ni formation, dans les régions où le taux de chômage des jeunes est supérieur à 25 %68, telles La Réunion et Mayotte69.
Au terme de cet examen rétrospectif du cadre juridique du FSE, axé sur ses missions évolutives et son soutien préférentiel aux DOM/RUP, il est possible d’affirmer que le FSE a constitué et constitue un instrument essentiel pour le développement social des DOM/RUP, notamment de l’océan Indien. Lors du quatrième Forum des RUP à Bruxelles, il a d’ailleurs été reconnu que « l’intervention des Fonds structurels […] a permis à ces régions de progresser en termes de conditions de vie, d’investissements et de création d’emplois ». Il y a toutefois été souligné que « les défis auxquels sont confrontées les RUP restent importants, avec notamment un chômage des jeunes supérieur à 50 % »70. Il importe donc de s’interroger à présent sur les réponses jugées insuffisantes du FSE aux problématiques spécifiques des RUP et sur la nécessité d’une réforme que les élus des RUP et du Parlement européen appellent de leurs vœux.
Pour une réforme ambitieuse du cadre spécifique du FSE dédié aux RUP, au service du renforcement de leur cohésion sociale
Les mesures financières spécifiques dont les DOM puis les RUP françaises ont fait l’objet dans le cadre du FSE demeurent insuffisantes à améliorer sensiblement leur situation économique et sociale toujours préoccupante ; la politique de cohésion n’ayant connu qu’une adaptation relative, d’ordre essentiellement quantitatif, aux réalités ultramarines71, y compris indianocéaniques pour les îles françaises de l’océan Indien. Par conséquent, il apparaît de plus en plus nécessaire, à la lumière des négociations sur la politique de cohésion post-2020, de réformer le cadre juridique du FSE, sur le fondement de l’article 349 TFUE, de manière à renforcer la cohésion économique, sociale et territoriale des RUP, où la détérioration de leur situation socio-économique marquée par l’aggravation du chômage depuis la crise économique met « leur cohésion sociale à rude épreuve »72.
L’adaptation insuffisante des dispositions du FSE aux défis socio‑économiques des DOM/RUP
Dès avant la grande réforme des fonds structurels de 1988, les DOM ont bénéficié de mesures financières spécifiques, d’abord en se voyant appliquer, en tant que « régions caractérisées par un déséquilibre particulièrement grave et prolongé de l’emploi »73 un taux d’intervention majoré du FSE, puis en devenant comme vu supra des « régions de priorité absolue » dans l’attribution des aides du FSE74, si bien que les interventions du fonds dans les DOM n’ont cessé d’augmenter, en passant par exemple de 158 millions de francs (MF) en 1980 à 335 MF en 198675. Par exemple, les aides du FSE allouées à l’île de La Réunion ont connu une progression constante et considérable, en passant de 71,10 MF en 1980 à 164,25 MF en 198576. Après la grande réforme de 1988, qui s’est traduite par un doublement du budget de la politique de cohésion, le soutien préférentiel du FSE aux DOM/RUP, en tant que régions relevant de l’objectif 177, s’est largement poursuivi sur chaque période de programmation. Ainsi, de 1989 à 1999, l’aide des fonds structurels par habitant dans les RUP est élevée, en étant supérieure d’environ un tiers à la moyenne des régions bénéficiaires de l’objectif 178. Sur le plan qualitatif, la réglementation relative aux fonds tend, en outre, à singulariser ces régions en leur qualité de régions prioritaires de l’objectif 1 dans un article même de la réglementation, alors que les autres régions européennes éligibles à cet objectif sont listées en annexe des règlements du Conseil79. Cette référence singulière et symbolique, sans véritable valeur ajoutée, est maintenue de 2000 à 200680, de même que le soutien préférentiel du FSE aux RUP françaises de 2000 à nos jours, en dépit de l’élargissement de l’Union à l’Est. Ainsi l’enveloppe du FSE pour les RUP françaises s’est-elle élevée à 827,5 millions d’euros (M€) environ81, puis à 900 M€82, successivement sur les périodes 2000-2006 et 2007-2013 pour atteindre 1,17 milliards d’euros (Md€)83 sur la période 2014-2020. Les RUP françaises ont également bénéficié d’un relèvement du taux de cofinancement du FSE de 75 à 85 % à partir de la programmation 2007-201384, période pendant laquelle le règlement relatif au FSE impose aux programmes opérationnels, afin d’optimiser l’efficacité du soutien du FSE, de prendre « particulièrement en considération les régions […] connaissant les problèmes les plus graves, telles […] les (RUP) »85. En revanche, sur la période courante, le règlement relatif au FSE ne prévoit plus une telle prise en considération86.
Au terme de ce panorama des mesures spécifiques prises en faveur des DOM/RUP des origines à nos jours, mesures profitant aux îles françaises de l’océan Indien (La Réunion depuis les origines et Mayotte depuis 2014), force est de constater que le cadre juridique du FSE n’a connu qu’une adaptation relative, d’ordre essentiellement quantitatif, aux réalités de ces régions, se traduisant par « une prise en compte atténuée de l’ultrapériphéricité dans le cadre du FSE »87. Bien que de plus en plus conséquent, le soutien préférentiel du FSE aux RUP françaises n’a pas produit tous les résultats escomptés et s’est finalement traduit par des bilans mitigés concernant leur développement économique et social88. Ainsi différents rapports de la Commission relèvent, sans discontinuité, dans ces régions un taux de chômage élevé89, voire très élevé90, qui « menace la cohésion sociale et augmente le risque de pauvreté et d’exclusion sociale »91. En écho, le Parlement européen souligne en 2012 « que la situation des RUP n’est à nouveau pas mentionnée », dans le futur règlement FSE92 alors que leurs caractéristiques structurelles énumérées à l’article 349 TFUE ainsi que leur situation économique particulière « les placent parmi les régions ayant les taux de chômage les plus élevés de l’Union »93 ; taux dont il souligne en 2017 qu’ils « atteignent un niveau historiquement haut »94 concernant le chômage de longue durée et le chômage des jeunes. Aussi n’est-il pas surprenant que la Commission fasse en 2017 le constat alarmant suivant, dans sa stratégie rénovée en faveur des RUP :
« Ces dernières années, la situation politique, économique et sociale dans les régions ultrapériphériques évolue de manière préoccupante : hausse du taux de chômage, dans des proportions particulièrement alarmantes chez les jeunes et, dans certaines de ces régions, augmentation de la migration irrégulière et des crises sociales. Dans ces régions, entre 40 % et 55 % des jeunes sont au chômage. Pour certaines des régions ultrapériphériques, l’écart de niveau de développement, de richesse et d’opportunité économique et sociale entre ces régions et l’Europe continentale demeure préoccupant »95. Elle en déduit qu’« une approche plus solide et mieux adaptée doit être mise en place pour créer un cadre propice à leur développement et garantir à leurs habitants l’égalité des chances »96.
Dans sa précédente stratégie de 2012, la Commission reconnaissait déjà qu’il convenait de renforcer l’axe ou « la dimension sociale du développement des RUP »97. Cet axe n’ayant pas été concrétisé98, les élus des RUP ont, à plusieurs reprises, fait part de leurs attentes et déceptions en la matière99. Ainsi, en 2015, après s’être déclaré préoccupés « par un chômage structurel et aggravé, dont les conséquences altèrent durablement la cohésion sociale (des RUP) », ils estiment que « les réponses apportées par le FSE et l’IEJ restent insuffisantes »100. En 2017, ils souhaitent une solidarité et une politique « mieux adaptée aux défis socio-économiques des RUP » de nature à renforcer l’égalité des chances et le capital humain101, d’autant que les crises sociales se multiplient ici et là. Mayotte a ainsi souffert d’une grave crise sociale en 2018, après les mouvements sociaux de 2011 et de 2016102. Elle fait face – comme la Guyane, Saint-Martin et les îles Canaries – « à des pressions migratoires exacerbées qui créent de fortes tensions sociales »103. Les demandes récurrentes des RUP d’une meilleure adaptation du FSE à leurs difficultés sociales appellent donc des réponses urgentes de la part des institutions de l’Union sur le fondement de l’article 349 TFUE, en écho à la jurisprudence « Mayotte » de 2015104. Les négociations sur la politique de cohésion post-2020 constituent à cet égard un cadre propice à l’émergence de pistes de réflexion et de solutions nouvelles en vue d’une réforme ambitieuse du cadre juridique du FSE. Réunie à Mayotte fin novembre 2020, la conférence des présidents des RUP « invite (d’ailleurs) la Commission européenne à renforcer l’axe social de la stratégie (de 2017) et à tenir compte de l’impact de la crise sanitaire actuelle et demande de renouveler la stratégie en faveur des RUP, à un moment où ces dernières ont un grand besoin de solidarité »105.
Les perspectives d’adaptation post‑2020 des dispositions du FSE aux défis socio‑économiques des RUP
Dans le contexte des discussions sur le futur cadre financier pluriannuel (CFP) et la prochaine politique de cohésion, les élus des RUP et du Parlement européen mènent depuis un certain temps un combat pour que de nouvelles mesures portant adaptation du droit dérivé à la situation économique et sociale structurelle des RUP soient adoptées. L’article 349, alinéa 2, TFUE reconnaît en effet à ces régions un droit d’accès spécifique aux fonds structurels106, qu’il importe de faire vivre pleinement concernant notamment le FSE. En la matière, la plupart des initiatives des RUP figure dans leur mémorandum de 2017 que le Parlement européen s’emploie à relayer et à défendre. Quelle est la logique qui les sous-tend et l’étendue de leur prise en considération dans les propositions de la Commission, bien qu’il soit difficile de préjuger du résultat final des négociations en cours ?107 À cet égard, contrairement au règlement en cours108, la proposition de règlement relatif au « Fonds social européen plus » (FSE+) a le mérite de faire référence dans ses visas à l’article 349 TFUE et d’affirmer dans son 25e considérant qu’« en raison des contraintes permanentes auxquelles elles sont confrontées, (les RUP) nécessitent un soutien spécifique »109. Il aurait fallu une référence plus appuyée à leurs graves difficultés pour tenter de déjouer l’indifférence des États membres rencontrant des problèmes moins graves. Aussi le Parlement européen a-t-il proposé d’amender le considérant 25 qui disposerait : « ces régions ont besoin d’un soutien spécifique du fait qu’elles souffrent de handicaps naturels graves et permanents »110. La proposition sur le « FSE+ » présente également et surtout comme avancée notable de proposer, en son article 5 paragraphe 2, la création d’une allocation spécifique supplémentaire de près de 377 M€ (au prix de 2018) ou de 400 M€ (en prix courants) visant à compenser les surcoûts des RUP en matière d’employabilité, de mobilité et de formation111, que le Parlement européen a déjà proposé d’augmenter à 424 M€ au prix de 2018112. Les RUP, y compris celles de l’océan Indien, en sont satisfaites à la condition qu’il ne s’agisse pas d’un simple redéploiement au sein du « FEDER-Surcoûts »113. Si cette mesure phare devrait contribuer à renforcer la cohésion sociale des RUP, elle ne saurait suffire à elle seule. Pourtant la proposition sur le FSE+ n’en comprend pas d’autres, hormis la concentration thématique visant à améliorer les possibilités d’emploi pour les jeunes114. Elle doit donc être lue en combinaison avec les dispositions de la proposition de règlement général115 concernant notamment les questions de pérennité du soutien de l’Union européenne et des taux de cofinancement. À cet égard, les élus des RUP ont demandé
« le maintien des dotations financières au niveau actuel, notamment au titre de la cohésion et de l’agriculture » et indiqué « rejette(r) toute réduction des moyens financiers alloués aux RUP car elle entrerait en contradiction avec les engagements des institutions européennes, creusant encore davantage les inégalités et plaçant ces régions dans l’incapacité de répondre aux réels besoins de leurs populations »116.
Ils ont demandé « de rétablir le taux historique de 85 % d’aide pour les RUP »117. La proposition de règlement général ramène, en effet, le taux de cofinancement européen pour les RUP et les régions moins développées de 85 à 70 %118, sans préciser le montant total des fonds à allouer aux RUP119, qui sera décidé après l’adoption du prochain CFP. Une fiche d’information de la Commission120, « Les régions ultrapériphériques : un soutien pérenne de l’UE », tente cependant de rassurer les RUP tout en passant sous silence le montant de ce soutien. Un amendement du Parlement européen a déjà rehaussé le taux de cofinancement des RUP et des régions moins développées à 85 %121, dans la continuité d’un avis du Comité des régions122.
À ce stade des négociations, les propositions peuvent donc encore évoluer en faveur ou en défaveur des RUP, au gré des amendements parlementaires et des positions du Conseil dans le cadre de la procédure législative ordinaire régie par l’article 294 TFUE. Il appartient donc aux élus d’être « proactifs » et de défendre les intérêts des RUP. Les élus de ces régions ont d’ailleurs proposé les avancées suivantes, en plus de celles qui ont été mentionnées supra et confirmées123 avec le soutien des sénateurs français124 : « la suppression de tout traitement dérogatoire discriminatoire pour le calcul des dotations allouées à Mayotte »125 ; la classification de Saint-Martin parmi les régions NUTS 2 et la non-classification des îles Canaries et de la Martinique parmi les régions en transition « par pur effet statistique qui ne reflète pas la réalité économique et sociale de ces régions »126. Selon le Parlement européen, « toutes les RUP devraient être considérées comme “régions les moins développées” »127, indépendamment du critère du PIB. Ce dernier étant « contraire au statut d’ultrapériphérie et au traité lui-même »128, il conviendrait de recourir à des critères mieux adaptés aux réalités des RUP129. Cela permettrait d’éviter une baisse importante du soutien du FEDER et du FSE dans certaines RUP, comme la Martinique, devant sortir a priori du giron des régions moins développées, alors même que les chiffres du chômage, en particulier celui des jeunes, y sont alarmants et la balance commerciale en déficit constant. Le Comité des régions a aussi proposé de recourir à des indicateurs complémentaires au PIB à même de « mesure(r) de manière globale le bien-être » et notamment les questions sociales, environnementales et territoriales auxquelles les décisions d’éligibilité sont pour l’instant aveugles130. Attentive à ces requêtes légitimes, la Commission a prévu, dans sa communication du 2 mai 2018 relative au CFP pour 2021-2027, de recourir pour l’attribution des fonds européens à des indicateurs additionnels au critère du PIB (chômage, changement climatique, accueil/intégration des migrants…)131. Le recours à de tels critères permettrait sans doute, s’ils étaient confirmés, de prendre en compte la gravité de la situation sociale dans les RUP et d’y adjoindre des moyens un peu plus importants du FSE+ pour y renforcer la cohésion sociale.
Les ultimes négociations du CFP et de la politique de cohésion post-2020 s’annoncent cependant difficiles dans un contexte budgétaire tendu, en raison notamment de la pandémie de Covid-19 et de la sortie effective du Royaume-Uni de l’Union au 1er février 2020, marquée par la perte corrélative au budget européen d’environ 10 à 12 Md€ par an132. D’ailleurs, au sein du cadre de négociation assorti de chiffres133 servant de base à la phase finale des négociations sur le CFP, régie par l’article 312 TFUE134, que la présidence finlandaise a présenté le 5 décembre 2019 au Conseil de l’UE, les chiffres ont été revus à la baisse pour les RUP, comparés aux amendements vus supra, présentés au titre de l’article 294 TFUE. Le montant du « FSE+-Surcoûts » y a en effet été fixé à 370 M€135 et les taux de cofinancement maximum pour les RUP à 70 %136. Bien que non définitif, les négociations se poursuivant encore137, il est regrettable que ce cadre soit revenu indirectement sur les amendements vus supra. Après avoir critiqué la méthode générale de ces cadres de négociation et réclamé le respect de ses prérogatives au titre des articles 294 et 312 TFUE138, le Parlement européen a tenu d’ailleurs à rappeler qu’il doit donner son approbation au CFP et qu’il n’hésitera pas à la refuser139, notamment si le plan de relance annoncé par la Commission devait être financé au détriment des programmes existants ou futurs. Après la seconde proposition de la Commission de mai 2020 relative au CFP, visant à renforcer sa première proposition datant de mai 2018 et à l’assortir d’un plan de relance dans le contexte de la pandémie140, il est heureux que le Conseil européen soit parvenu, en juillet 2020, à un accord politique, où il est prévu, outre « un financement spécifique de 473 millions d’EUR destiné aux régions ultrapériphériques et septentrionales à faible densité de population »141 au titre du « FSE+-Surcoûts », que « les taux de cofinancement pour les régions ultrapériphériques n’excèderont pas 85 % »142. La conférence des présidents des RUP, réunie à Mayotte fin novembre 2020, salue ces avancées143. Les menaces144 de refus d’approbation du Parlement européen ont donc porté leurs fruits, d’autant que la présidence allemande du Conseil et le Parlement européen sont parvenus, le 10 novembre 2020, à un accord politique sur le futur CFP145. Cet accord doit encore être voté par le Parlement européen et le Conseil dans le respect de l’article 312 TFUE146.
En définitive, si le FSE constitue un instrument essentiel au service de la cohésion sociale des RUP françaises, notamment de l’océan Indien, qui bénéficient d’un soutien prioritaire et conséquent, qu’il convient de maintenir voire de renforcer, la situation socio-économique de ces régions demeure si préoccupante qu’il devient urgent de réformer les conditions d’accès des RUP au FSE. Certes les propositions de la Commission contiennent des avancées par rapport au cadre actuel d’intervention du fonds, en particulier la création du « FSE+-Surcoûts », qu’il faut saluer, et l’ajout de critères additionnels au PIB. Mais, elles s’accompagnent de points négatifs, telle la baisse du cofinancement européen, heureusement rehaussé dans les négociations en cours à 85 % à la demande notamment du Parlement européen. Au final, il ne semble pas que l’ensemble des mesures proposées permettra de relever le défi d’une amélioration sensible et sur le long terme de la situation socio-économique de ces régions ; de nouveau aggravée par la pandémie dont « les conséquences sociales […] plaid(ent) pour que l’accent soit mis sur l’éducation, la formation et les compétences afin de lutter contre le chômage et de préparer les citoyens aux emplois de l’avenir »147. Sans doute, comme l’affirme la Commission, « les solutions aux problèmes des régions ultrapériphériques ne se trouvent pas toutes au niveau de l’UE »148, d’autant que la cohésion sociale doit être « conçue comme un processus dynamique jamais acquis »149. Ainsi la mise en œuvre régionale des fonds obtenus pour 2014-2020 mériterait-elle d’être plus efficace150. Néanmoins, force est de constater que, contrairement aux invitations de la Cour de justice151, l’article 349 TFUE n’est toujours pas utilisé au maximum de ses potentialités152, eu égard aux handicaps sociaux permanents des RUP, notamment de l’océan Indien, qu’il conviendrait de mieux prendre en considération à l’avenir. Comme le souligne la conférence des présidents des RUP, réunie à Mayotte fin novembre 2020, sous la présidence du Président du Conseil départemental de Mayotte,
(la) pandémie, dont l’impact s’inscrira dans la durée, provoque, d’ores et déjà, une récession, une crise sociale sévère, des licenciements massifs, des cessations d’activité et ouvre un nouveau cycle difficile pour les économies les plus fragiles d’Europe, singulièrement celles des (RUP). Pour ces neuf régions, la reprise économique sera d’autant plus longue que les impacts de la crise restent à mesurer et que les perspectives de détérioration des indicateurs socio-économiques sont alarmantes.
Compte tenu du cumul de leurs contraintes structurelles et permanentes et de l’impact attendu de la crise, […] l’article 349 du TFUE demeure le principal rempart face aux effets dévastateurs de cette crise et constitue la base juridique pertinente et suffisante pour adopter (d)es mesures spécifiques (en faveur des RUP)153.