Introduction
L’Union des Comores produit depuis plusieurs décennies les meilleures qualités et la plus grande partie des huiles essentielles d’ylang ylang (HEY), une des cinq fleurs majeures entrant dans la composition des grands parfums et de nombreux cosmétiques. C’est une des trois principales ressources d’exportation1 de ce pays, l’un des moins avancés au monde en termes de produit intérieur brut. La dynamique de cette filière de production reste cependant peu connue, du fait d'un marché peu transparent et d’une réalité locale informelle et complexe.
Compte tenu de la situation actuelle de crise de la demande de ces huiles essentielles, des interrogations répétées sur la qualité de l’offre, et de leurs conséquences dans ce pays-archipel, il était important d’avoir une vision complète et approfondie de cette chaine de valeur, pour appréhender les causes et les conséquences locales de cette crise, mais aussi souligner ses avancées au cours des dix dernières années.
Jusqu’à présent, peu de chercheurs s’étaient attelés à développer cette compréhension. Une étude menée en 2013 pour le Natural Resources Stewardship Circle (NRSC), organisation professionnelle française aujourd’hui disparue, en partenariat avec l’organisation de solidarité internationale (OSI) Initiative Développement, en donne quelques éléments, aujourd’hui datés2. Mais il a fallu attendre des études menées en 2019 et en 2021 dans le cadre de la coopération internationale pour rassembler les éléments permettant de développer une analyse plus précise.
Cet article s’appuie sur une documentation couvrant la période 2013 à 2022, et sur une série de quatre études de terrain effectuées sur les 3 îles de l’Union des Comores entre 2019 et 2022, dont la plus significative pour cet article est « l’étude de la filière HEY de l’île d’Anjouan », principale zone de production de celle-ci, réalisée pour le compte d’Initiative Développement en octobre-novembre 2021.
L’approche suivie croise les données économiques (analyse du partage de la valeur ajoutée, jeu économique des acteurs, marchés) et sociologiques (informalité, niveau de formation et d’alphabétisation) et environnementales (consommation de bois-énergie), ainsi que les enjeux liés à la qualité du produit. Elle a pour objet principal de donner une appréciation quantitative et qualitative de la construction et du partage de la valeur ajoutée des HEY entre les différents acteurs de la filière présents en Union des Comores, et des conséquences des variations périodiques du prix de cet ingrédient sur cette répartition. Au-delà des aspects quantitatifs de cette évaluation, elle identifie les stratégies de ces acteurs pour faire face aux variations mentionnées, et garantir ainsi une certaine résilience de la filière.
Méthodologie
L’objectif de cet article est d’éclairer la compréhension de la structuration de la filière de production des HEY des Comores, notamment les relations économiques et sociales entre ses acteurs, dans un contexte économique changeant, mais aussi sa gouvernance et les enjeux de régulation pour un développement soutenable.
Or les filières d’ingrédients de la parfumerie et de la cosmétique, dont les huiles essentielles font partie, ont été beaucoup moins étudiées, des points de vue économique, social et de la gouvernance, que les filières agro-alimentaires ou industrielles. On trouve donc peu de références méthodologiques pour l’étude de ces filières. C’est pourquoi cet article s’appuie, notamment, sur les approches générales des « chaines de valeur » développée par Porter, G Gereffi (2019), et plus récemment par L. Temple et al. (2011), lesquels viennent, à partir des années 1990, enrichir le concept de filière. Ce dernier est connu depuis le Moyen-Âge, mais a été particulièrement développé depuis les années 19603. Si le concept de « chaine de valeur globale » s’est diffusé parmi les organisations internationales de développement depuis la crise de 20084, la notion de chaine de valeur est également pertinente à l’intérieur même d’un pays. Elle articule les approches propres à l’économie aux méthodes des sciences sociales5.
Les deux notions de filière et de chaine de valeur sont en réalité très proches, mais leur différenciation dénote certaines nuances6. La filière, notion souvent utilisée en France dans le contexte agricole ou en agronomie est d’ordre technico-économique et exprime l’enchaînement des opérations et d'activités liées à une production. Le concept de chaîne globale de valeur enrichit la notion de filière en englobant des aspects relevant de la sociologie des acteurs et du développement7. Nous utiliserons dans cette étude les deux notions de filière et de chaine de valeur comme des quasi-synonymes, en fonction de l’inflexion du propos.
Concernant les sources de ce travail, constituées d’études effectuées pour des organisations internationales et des ONG de développement, il est pertinent de rappeler que Gereffi (2019) souligne que ce qui est qualifié de « littérature grise » par le milieu académique (production des organismes de développement) contribue à la production de connaissances sur les chaines de valeur. La « littérature grise » constitue la plus grande partie du corpus disponible sur la filière HEY des Comores et son contexte actuel.
Nous définissons ici la notion de chaine de valeur comme l’ensemble des liens spécifiques existants entre les différentes étapes et les acteurs contribuant à la création de valeur (monétaire et non monétaire) depuis la production d’une matière première jusqu’à la commercialisation du produit fini, et leur dynamique. Cette « chaîne » est rarement linéaire et comprend parfois des bifurcations (co-produits ou sous-produits, etc.). Mais dans le cas de l’HEY des Comores, l’enchainement des étapes et des acteurs suit une linéarité assez stricte jusqu’à l’exportation (pas ou peu de co-produits ou de sous-produits, l’hydrolat n’étant pas commercialisé aux Comores), ce qui rend cette notion de chaine de valeur pleinement opérationnelle.
L’enquête qui a fourni les données pour l’analyse s’est plus spécifiquement appuyée sur deux approches :
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« Value Links 2,0 », une méthode développée par la GIZ, utilisée pour l’étude des chaines de valeur, dont les différents modules couvrent l’ensemble des enjeux possibles8. La méthode propose notamment une représentation cartographique normée et lisible des chaines de valeur, dont l’auteur s’est inspiré pour réaliser la cartographie heuristique de la filière HE d’ylang figurant en annexe.
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« VC4D, Value Chain for Développement » une approche développée par l’Union Européenne9 en partenariat avec des universités, qui propose une analyse en plusieurs étapes :
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Analyse fonctionnelle de la chaine de valeur.
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Analyse économique, sociale et environnementale, avec des modules à mobiliser suivant les besoins.
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Dans cette approche, l’analyse sociale inclut six domaines d’impact, dont nous avons retenu trois à titre principal, compte tenu des limitations de l’étude : les conditions de travail, l’égalité de genre et le capital social. Les autres domaines sociaux de la méthode concernent la « sécurité alimentaire et nutritionnelle », les « droits fonciers et droits d’accès à l’eau », et les « conditions de vie » (services de santé, logement, éducation et formation) ». Mis à part le sous-domaine de la formation, que nous examinons pour les cueilleuses et les techniciens de distillation, nous considérons que ces trois domaines sociaux sont peu pertinents pour la chaine de valeur. Les droits fonciers et d’accès à l’eau ne sont par exemple actuellement pas un enjeu qui soit ressorti des centaines d’entretiens examinés pour cet article.
Sur le plan environnemental, nous avons mis l’accent sur les émissions de gaz à effet de serre et la gestion de la ressource en bois-énergie. L’impact de la biodiversité sur d’autres ressources naturelles est limité, s’agissant d’une culture de rente, de même pour son impact sur le changement climatique ou la qualité des écosystèmes.
Sources de données de l’étude
Les données rassemblées proviennent pour l’essentiel d’une série d’études effectuées par l’auteur en Union des Comores de 2019 à 2022 pour l’OSI Initiative Développement (ID), présente en Union des Comores depuis le début des années 2010, et pour l’Agence Française de Développement (AFD) en 2019, au cours desquels 442 entretiens avec des acteurs de la chaine de valeur ou concernés par celle-ci ont été réalisés (certains n’ayant pas été reportés dans les tableaux en annexe des rapports d’étude). Il s’agit principalement de :
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L’étude de la filière HE d’ylang à Anjouan, réalisée en octobre-novembre 2021 pour ID (97 entretiens),
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L’évaluation du projet FYDECO (Filière Ylang Développement Ecoresponsable) d’ID en avril 2022, qui a été l’occasion d’étendre cette étude aux autres îles du pays grâce aux informations recueillies à la Grande Comore et à Mohéli (137 entretiens),
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L’étude de faisabilité pour le projet AFIDEV (Développement de Filières de Rente), effectuée au sein d’une équipe du bureau d’études coopératif Tero pour l’AFD en juillet-septembre 2019 (108 entretiens concernant la filière HEY),
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L’évaluation du programme FYDAFE 2 (Filière Ylang Distillation Améliorée à Foyer Économe, 2e phase) d’ID en mars 2019 (100 entretiens).
Un nombre important d’entretiens réalisés concernait les mêmes personnes, interrogées à des périodes différentes pour les études mentionnées. Nous estimons, sur la base des tableaux d’entretien consultés10, à au moins 200 le nombre de personnes différentes interrogées au cours de ces quatre études.
Les points de comparaison pour cette étude de chaine de valeur couvrent les années 2013-2014, 2018-2019, et 2021-202211. En 2013/2014, le Natural Resources Stewardship Circle (NRSC), un organisme inter-professionnel français aujourd’hui disparu, avait commandité en partenariat avec cette OSI une étude de la filière ylang12. En 2021, l’OSI a souhaité avoir une connaissance plus approfondie de son évolution sur l’île d’Anjouan et compléter sa compréhension des enjeux pour cette filière, ainsi que celle de la nouvelle Association interprofessionnelle inter-îles, créée fin 2020.
L’OSI demandait plus particulièrement de
1) faire un état des lieux et caractériser les évolutions et changements de l’organisation de la filière sur différents plans ;
2) analyser les enseignements découlant de cet état des lieux ;
3) (la) conseiller sur la stratégie d’évolution des sites de distillations et
4) (la) conseiller sur l’avenir de l’accompagnement de la filière.
Ces questionnements recoupent des enjeux d’ordre économique, social, et relevant de l’organisation et de la gouvernance de la filière. Notre approche méthodologique comprend une enquête documentaire préparatoire et une mission de terrain, précédée de la mise au point d’une typologie des acteurs de la filière et la définition d’un échantillon à rencontrer pour chaque catégorie d’acteurs. Cette typologie affine celle de l’étude NRSC de 2014 et celle des travaux réalisés en 2019 par l’auteur.
Les entretiens conduits étaient semi-directifs, commençant par des questions ouvertes, et pour certains plus directifs, afin de recueillir les éléments précis demandés (d’ordre économiques, sociaux et techniques, notamment). Ils étaient individuels pour les acteurs sur site et collectifs pour les cueilleuses et pour deux coopératives.
Le contenu des entretiens se référait notamment aux aspects synchroniques et diachroniques de la filière. Dans la réalité, ces deux aspects sont en interaction permanente, la filière étant dans un mouvement dynamique constant par le jeu de contraintes évolutives et des réponses différenciées des acteurs à celles-ci.
L’approche synchronique concerne plus particulièrement l’état actuel de la filière HE d’ylang, sa gouvernance et son organisation technique et économique, ainsi que ses enjeux et ses impacts. L’approche diachronique, s’appuie sur la documentation et les entretiens avec les acteurs, pour reconstituer l’évolution de la filière dans ses différentes dimensions au cours des dix dernières années principalement.
La production d’huile essentielle d’ylang aux Comores
Une filière de rente d’origine coloniale
L’huile essentielle d’ylang ylang (HEY) aux Comores est l’héritière d’une filière de rente et d’exportation établie à l’époque coloniale par les sociétés Humblot (1885), puis par la Société Comores Bambao (SCB), créée par le parfumeur Chiris, qui avait racheté de larges domaines appartenant à d’autres compagnies coloniales13. C’est un produit intermédiaire pour le secteur de la parfumerie. Au cours des années 1960 et 1970, profitant d’une redistribution de terres, des comoriens commencent à distiller des fleurs pour en vendre les HE à la SCB, puis à d’autres exportateurs qui s’établissent dans l’archipel. Contrairement à d’autres filières de plantes aromatiques et médicinales, dont la production est passée d’un pays à l’autre au cours du XXe siècle14, on observe une grande stabilité dans l’approvisionnement de la parfumerie français en HEY des Comores depuis la première moitié du XXe siècle, malgré deux cyclones (1950 et 2019), l’arrivée en 1959 puis le retrait, après l’indépendance du pays, des sociétés coloniales15.
Originaire de Polynésie, l’ylanguier (Cananga odorata) a trouvé dans l’archipel des Comores un terroir particulièrement favorable à son développement16. Les meilleures qualités y sont produites, et l’Union des Comores en a longtemps été le premier producteur en volume, devant Madagascar qui produit de grandes quantités de fraction basse. Mayotte, qui produit une qualité similaire, récemment alignée sur la réglementation française du travail et le salaire minimum légal du fait de la départementalisation mise en œuvre suite au référendum de 2009, n’a pas pu poursuivre de façon significative cette production. Selon la Direction de l’alimentation, de l’agriculture et de la forêt du département, la production de l’HEY de l’île est ainsi passée de 18 à 30 tonnes exportés par an à la fin des années 1990 à 1 ou 2 tonnes par an actuellement.
La distillation de l’HE d’ylang est généralement fractionnée, les fractions hautes étant destinées à la parfumerie, et les fractions basses aux marchés des fragrances et de la cosmétique. Si les estimations de la production d’HE d’ylang aux Comores sont imprécises17, on estime qu’elle se situe entre 40 et 70 tonnes par an, sur une production mondiale d’environ 100 tonnes.
Aux Comores, les productions d’ylang et de son huile essentielle sont historiquement concentrées sur l’île d’Anjouan18, disposant des surfaces agricoles et de la proximité des cours d’eau nécessaires à la distillation. Elles fourniraient du travail et des revenus à 10 % de la population active d’Anjouan, soit environ 10 000 personnes. On compte seulement une poignée de distillateurs à la Grande Comore, île dont la topographie est peu favorable à la distillation. À Mohéli, la plus petite des îles de l’Union, un engouement pour la production et la distillation de l’ylang s’observe depuis le boom de 2017-2018 lié à une forte demande et à la concurrence des importateurs. D’importantes surfaces ont alors été plantées, qui sont aujourd’hui exploitées.
Une demande en crise
Depuis la fin de l’année 2018, la filière HEY aux Comores est marquée par un contexte de forte baisse de la demande internationale19, provoquant une baisse de la demande et des prix aux distillateurs aux Comores. Cette crise semble s’inscrire dans un cycle décennal20, mais sa durée exceptionnelle (déjà 3 ans) interroge le secteur. Suivant les renseignements d’importateurs et d’exportateurs, la filière est déstabilisée depuis au moins une dizaine d’années par plusieurs phénomènes concomitants :
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L’existence de stocks importants d’HEY chez les importateurs, achetés à une période où les prix étaient particulièrement élevés, du fait de la concurrence d’un grand nombre d’exportateurs nouvellement implantés aux Comores (le boom de 2017-2018).
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Le frelatage et les adultérations, souvent désignés comme une des causes principales de l’érosion de la confiance des acheteurs internationaux pour l’HEY des Comores, depuis une quinzaine d’années au moins. Le phénomène n’a jamais pu être précisément quantifié, mais il est illustré par différents cas à Anjouan. Les procédés sont connus et semblent être le fait de distillateurs et collecteurs de certaines zones de production. Les ressources humaines allouées par l’État au contrôle des huiles essentielles restent insuffisantes. Une Commission Technique indépendante chargée des analyses et des contrôles des huiles essentielles d’ylang ylang avant exportation dans l’île Autonome de Ndzouani n’existe qu’à Anjouan21, alors que les HEY sont exportées depuis Moroni, où les contrôles effectués à Anjouan ne sont pas reproduits.
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La concurrence d’autres pays producteurs ne doit pas être sous-estimée, notamment celle de Madagascar, qui a doublé sa production d’HEY au cours des dernières années, en misant sur les qualités inférieures (1er à 3e). D’autres pays se sont lancés récemment dans la production d’HE de Cananga macrophylla, un substitut à l’ylanguier.
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L’existence de substituts chimiques à certaines qualités d’HEY, comme l’acétate de benzyle, une des principales composantes des qualités supérieures d’HEY, qui peut être obtenu par la chimie synthétique à un prix entre 7,5 et 15 % du prix des HE22.
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La pandémie du COVID-19 a sans doute accentué le mouvement de chute des prix, déjà bien amorcé début 2019, du fait des difficultés logistiques. Une baisse des ventes de la parfumerie et des cosmétiques pendant cette période a également été signalée.
En résumé, la filière dans son ensemble se trouve dans une situation de crise de la demande, liée à la surproduction découlant de la période de surenchère précédente et dans, une moindre mesure, à une confiance érodée dans la qualité des HEY des Comores, du fait du frelatage et des adultérations observées.
Malgré cette situation, des avancées importantes ont eu lieu au cours de la dernière décennie, grâce à l’appui d’ONG, en termes d’efficacité énergétique de la distillation et de rapprochement des acteurs de la production, qui font espérer un développement durable et équilibré, reposant sur des bases solides, au tournant de la crise.
L’organisation générale de la chaine de valeur aux Comores
Comme pour d’autres chaines de valeur agricoles, les acteurs économiques contribuant à la production de l’HEY se sont organisés et se coordonnent librement. L’État comorien n’intervient pas dans cette organisation et se contente de prélever des droits de douane au point d’exportation. Seuls les exportateurs étaient tenus jusqu’à 2022 d’être des entreprises légalement enregistrées. Tous les autres acteurs sont donc à ce jour restés informels, malgré des projets d’enregistrement des distillateurs et des intermédiaires collecteurs23.
Aux Comores, la production de l’HEY est le fruit de la coordination de cinq types d’acteurs principaux24, soit d’aval en amont : exportateurs, distillateurs, techniciens de distillation aussi appelés manœuvres, producteurs d’ylanguiers et cueilleuses de fleurs (cf. figure 1). On constate que les relations entre acteurs de différents types sont soit captives soit modulaires25.
Les « distillateurs » peuvent être qualifiés de moteurs ou acteurs centraux, de la filière. Ce sont des entrepreneurs ruraux locaux, majoritairement des hommes, qui ont investi dans une ou plusieurs unités de distillation avec des cuves acceptant de 100 à 200 kg de fleurs d’ylang, ou bien des locataires de ce matériel. Au nombre d’environ 300 à Anjouan, principal centre de production des HEY, au début des années 2010, on comptait en 2022 de 100 à 150 distillateurs actifs sur cette île, de 60 à 90 à Mohéli, et une poignée seulement à la Grande Comore26.
Le distillateur vend ses HE à un exportateur et/ou à un ou plusieurs collecteurs travaillant pour le compte de ce dernier, une relation souvent marquée par une certaine fidélité. On compte en 2022 aux Comores sept sociétés enregistrées pour l’exportation des HEY, dont la majorité sont des filiales d’entreprises d’importation ou de négoce établies en France (3), en Suisse (1) et à l’Île Maurice (1). Une coopérative, deux distillateurs indépendants de taille moyenne et une grande société comorienne d’import-export complètent le tableau des exportateurs.
Le « distillateur » distille rarement lui-même, car il a généralement de un à trois employés, appelés traditionnellement « manœuvres », qui sont de véritables techniciens de distillation, toujours payés à la tâche, dans une relation captive, c’est-à-dire travaillant exclusivement pour un seul « patron » distillateur. Ces « manœuvres » sont exclusivement des hommes, majoritairement jeunes. On peut estimer approximativement le nombre de techniciens sur chaque île en multipliant le nombre de distillateurs par deux, puisqu’à un distillateur est attaché un à trois « manœuvres », et le plus souvent deux.
Le distillateur se fournit en fleurs d’ylanguier fraîches auprès de « producteurs » (entendre : de fleurs), hommes ou femmes, ou en produit lui-même (à Anjouan pour 15 % du volume, davantage à Mohéli, où l’on compte de nombreux producteurs-distillateurs). Leur relation est de type modulaire (les producteurs peuvent fournir librement aux distillateurs, et ces derniers se fournir librement auprès de producteurs, mais la proximité géographique joue un rôle important, garantissant la fraîcheur des fleurs). Ces producteurs, au nombre de plusieurs milliers dans l’archipel27, sont des agriculteurs plus ou moins spécialisés dans la production de fleurs d’ylang. Peu nombreux sont ceux ou celles qui gardent une trace écrite du nombre et de l’âge de leurs arbres, mais la majorité possèdent moins d’arbres que ce qui serait nécessaire à une seule distillation. Brandon A., Barron C. et Griffon F. (2014) avancent plusieurs facteurs pour expliquer cette limitation : le morcellement du parcellaire, le vieillissement des arbres et leur manque d’entretien, la concurrence d’autres cultures de rente, comme le girofle et le manque d’eau dans certaines zones, comme le Niumakélé. Ce dernier facteur joue aussi certainement dans l’absence de reprise de la distillation à la Grande Comore, après l’ouragan Kenneth de 2019.
Les producteurs vendent les fleurs au kilogramme au distillateur, après avoir fait appel à des « cueilleuses »28, qui s’organisent individuellement et collectivement par groupe de 10 à 20 personnes, produisant chacune de 18 à 20 kg de fleurs par jour. Elles sont constituées de main d’œuvre issue du foyer (épouses ou filles du producteur), de la famille élargie, ou bien extérieure à la famille mais généralement du même village29. Les cueilleuses qui ne sont pas issues du foyer sont payées au kg de fleurs cueillies, suivant une clé de répartition du prix de vente au distillateur qui varie en fonction du cours de la fleur sur une période donnée, lui-même dépendant du prix d’achat de l’HE d’ylang (de la moitié à un quart du prix de vente au distillateur. Les cueilleuses rattachées à un foyer ne sont généralement pas rémunérées. Elles ont été estimées à 5 000 ou 6 000 à Anjouan30, soit près du double du nombre de producteurs. Leur nombre total dans le pays est donc de moins de 10 000 personnes.
La relation des cueilleuses aux producteurs d’ylanguiers est relativement captive, mais moins que celle des « manœuvres », puisqu’elles ne sont pas attachées à un site ou à un seul producteur, sauf lorsqu’elles sont issues du foyer. Cueilleuses et manœuvres partagent malgré tout une situation de dépendance sociale vis-à-vis de leurs « patrons »31.
Les acteurs indirects de la filière, employés ou sous-traitants, n’avaient pas été analysés antérieurement à 202132. Les principaux sont les « cultivateurs » (terminologie locale observée uniquement à Anjouan), qui assurent l’entretien des ylanguiers, les fournisseurs occasionnels en bois-énergie, généralement des agriculteurs souhaitant couper un arbre (souvent un manguier) de leur champ et les collecteurs. Ces derniers sont souvent attachés à un exportateur, et s’organisent en deux niveaux. Les exportateurs font appel à des collecteurs grossistes qui leur sont propres, et ces derniers à des collecteurs villageois. Les collecteurs achètent et rassemblent les huiles essentielles au niveau d’une ou plusieurs zones de production. Ils sont généralement payés avec une commission fixe par kg d’HEY acheté.
Beaucoup d’acteurs assument plusieurs rôles dans la filière, ceux-ci étant d’autant plus flexibles que, jusqu’à présent, toutes ces activités hormis l’export sont caractérisées par l’informalité sur le plan légal. Certains distillateurs sont par exemple également producteurs de fleurs, surtout à Mohéli, d’autres distillent eux-mêmes sans faire appel à des manœuvres, quelques petits producteurs cueillent également leurs fleurs. Les collecteurs d’HEY sont souvent eux-mêmes aussi distillateurs.
La plupart des acteurs travaillent de façon purement individuelle, mais certains distillateurs se regroupent en coopératives33 ou en groupement informel (observé à Mohéli). Un des principaux exportateurs a suscité la création de 11 coopératives multi-acteurs locales, regroupant producteurs, distillateurs et manœuvres, donc généralement pas ou peu de femmes, à Anjouan et de plusieurs autres à Mohéli, pour faciliter la maîtrise de son approvisionnement, des prix et de la qualité. Le succès des coopératives de distillation et des coopératives multi-acteurs est très mitigé aux Comores. Souvent créées à l’initiative de projets internationaux ou d’exportateurs, la compréhension et le suivi des exigences de la vie coopérative par leurs membres est faible, et leur base économique est par conséquent fragile.
Nous proposons ci-dessous un schéma simplifié des relations entre acteurs, inspiré de l’étude de filière de 2013-201434.
Ce schéma permet d’introduire la cartographie plus complète de la chaine de valeur, comprenant l’ensemble des acteurs, que nous avons produite pour l’étude de la filière à Anjouan de 2021 (annexe 4).
Cette présentation générale permet d’introduire une analyse fonctionnelle plus détaillée. Nous partirons cette fois de la production de fleurs pour nous diriger vers la distillation, puis vers l’exportation.
La « production » et la cueillette de fleurs, maillons essentiels de la chaine de valeur
L’archipel des Comores se caractérise par la diversité des conditions pédologiques et micro-climatiques locales35. Les îles d’Anjouan et de Mohéli comprennent donc plusieurs terroirs, sur lesquels l’ylanguier se comporte de façon sensiblement différente36. En Grande Comore, le terrain volcanique rend difficile l’accès à l’eau nécessaire à la distillation, ce qui explique son extension limitée. À Anjouan, six bassins de production ont été identifiés par les exportateurs37. Les producteurs et productrices d’ylanguiers sont des agriculteurs et agricultrices qui ont hérité de ces arbres ou en ont planté sur leurs terrains. L’ylanguier produit des fleurs tous les 10 à 15 jours toute l’année, même pendant la saison des pluies, ce qui assure à tous les acteurs un revenu constant38. Cependant, la concentration en huiles essentielles est plus faible pendant la saison des pluies. Les chiffres obtenus en entretien indiquent une production moyenne par arbre assez faible (1 kg par ylanguier par récolte), avec environ 5 jours par an consacrés à la taille et à l’entretien. Cette production est de fait extrêmement variable, dépendant de l’âge de l’arbre, de la pratique de taille, de l’exposition, de la saison, et d’autres caractéristiques physiques. L’investissement des producteurs est modeste, et leurs coûts annuels se résument peu ou prou au paiement des cueilleuses. Dans le système social actuel, ils/elles n’ont pratiquement pas besoin de fonds de roulement pour exercer leur activité. Il semble cependant que les producteurs aient moins d’options que les distillateurs pour améliorer leur excédent brut d’exploitation (EBE), puisqu’ils sont dépendants du marché local des fleurs, et de son prix unique, qui ne dépend pas de la qualité des fleurs. Ils ont seulement la possibilité d’augmenter ou de baisser le prix payé aux cueilleuses par kg de fleurs, de faire appel à une main d’œuvre familiale gratuite plutôt qu’à une main d’œuvre rémunérée. La rémunération de la cueillette apparait ainsi comme une variable d’ajustement pour les producteurs. Leurs stratégies de diversification de cultures et de revenus n’ont pas été étudiées. Le giroflier occupe une place importante comme culture de rente à Anjouan, et la production de cultures vivrières associées ou juxtaposées aux ylanguiers est commune. La multi-activité est courante, et certains producteurs et distillateurs sont fonctionnaires, professeurs des écoles ou gendarmes par exemple.
Les prix de vente des fleurs d’ylang sont relativement uniformes sur le territoire d’Anjouan, ainsi que les rémunérations des cueilleuses non issues du foyer familial. La plupart des producteurs rapportent un temps de travail pour des travaux d’entretien des ylanguiers relativement limité (par exemple 5 jours de désherbage par an pour une récolte de 50 kg de fleurs par cueillette).
Il existe également une grande diversité de situation des producteurs, suivant leur taille, l’organisation familiale du travail et surtout le fait d’être également distillateur ou non. Suivant que le travail d’entretien des ylanguiers soit fait par une main d’œuvre payée ou par une main d’œuvre familiale (considérée comme gratuite), l’EBE par kg de fleurs peut être divisé ou multiplié par trois. Dans tous les cas, peu de producteurs ont suffisamment de fleurs pour remplir un alambic (au minimum 100 kg de fleurs) à chaque cueillette. Une pratique courante est donc la constitution d’une « tontine de fleurs » permettant de louer un alambic ou de fournir à un distillateur un lot de fleurs suffisant pour une distillation.
Les cueilleuses non issues du foyer et employées par les producteur.trice.s, sont souvent des femmes qui travaillent pour un revenu d’appoint. Un nombre significatif d’entre elles sont des jeunes mères de famille39, devant assumer seules l’éducation de leurs enfants. Les cueilleuses étaient souvent illettrées avant 2018. Elles continuent à exercer ce métier après l’âge de 40 ans. Les programmes d’alphabétisation promues par les OSC et OSI présentes à Anjouan40 rencontrent d’ailleurs un succès important, regroupant presque toutes les cueilleuses dans les villages où des cours sont donnés.
Les producteurs ne fournissent jamais de vêtement de travail, de pluie ou de paniers aux cueilleuses (aucun exemple rencontré dans les panels des différentes études). Suivant la distance des champs aux villages, elles peuvent marcher jusqu’à 5 heures pour aller et venir au champ d’ylanguiers, et n’ont pas de pause pour le déjeuner. Payées à la tâche, une clé de répartition habituelle en période où la demande en HEY et donc en fleurs d’ylang est soutenue laisse aux cueilleuses la moitié du prix payé par le distillateur au producteur, soit 20 cents par kg, équivalent à environ 4 euros par jour maximum pour 20 kg de fleurs. Dans la période haussière, cette rémunération était nominalement plus élevée, mais correspondait à seulement un tiers du prix payé par le distillateur.
Dans la zone du Niumakele, au Sud d’Anjouan, un processus appelé Approche Orientée Changement (AOC) a été mis en place depuis 2018 avec l’appui des OSC, pour faciliter le dialogue entre les acteurs. Il a notamment permis de fixer les jours de cueillette aux samedi et dimanche pour éviter les vols de fleurs41. Cette disposition s’est ensuite étendue aux autres zones de l’île et à Mohéli.
Les cueilleuses étaient il y a quelques années encore majoritairement illettrées, et ne maîtrisaient pas la pesée de leur cueillette. D’après les études de 2021 et 2022 à Anjouan, les programmes d’alphabétisation d’ID et d’OSC associées ont donné des résultats perceptibles. Bien que les cueilleuses soient de mieux en mieux formées à sélectionner les fleurs mûres, aucun différentiel de prix n’est appliqué par les producteurs pour encourager une cueillette de meilleure qualité.
La distillation, étape clé de la valorisation de l’ylanguier
Aux Comores, les « distillateurs » d’HEY sont des entrepreneurs ruraux, propriétaires ou locataires d’unités de distillation, pour la plupart informels. Ils distillent rarement eux-mêmes, confiant cette tâche à des « manœuvres » ou « techniciens de distillation ».
Les fonctions les plus importantes du distillateur sont donc des fonctions d’investissement, de gestion du matériel et du personnel, de choix de distillation, et de vente à un ou des exportateurs.
La source principale d’énergie utilisée pour la distillation est le bois, dans un contexte de forte déforestation. Les unités de distillation traditionnelle, encore dominantes il y a dix ans, sont à foyer ouvert, et consomment des quantités de bois-énergie importantes, tout en laissant échapper de la chaleur et des vapeurs toxiques pour les utilisateurs. Elles sont progressivement remplacées par des unités de distillation améliorée à foyer économe (UDAFE), plus économes mais aussi plus rentables et plus sûres.
Les techniciens de distillation sont au nombre d’un ou deux par unités de distillation. Ce sont toujours des hommes, souvent jeunes, payés à la tâche, par distillation, quel que soit leur niveau technique et leur ancienneté auprès d’un distillateur. Jusqu’à récemment, leurs conditions de travail étaient précaires, et ils ne recevaient pas d’équipement de sécurité. Les accidents sont peu nombreux mais peuvent avoir des conséquences dramatiques42. Les UDAFE permettent des conditions de travail moins pénibles (forte réduction de la chaleur rayonnante). La rémunération des techniciens ne s’améliore cependant pas nécessairement avec leur expérience, ce paramètre n’étant pas intégré par les distillateurs au moment de la paie, il est au contraire visiblement considéré par le distillateur comme une variable d’ajustement en période de difficultés économiques. Cependant, plusieurs distillateurs ont fait, au cours des dernières années, l’effort financier de construire une chambre et des toilettes sur site, améliorant l’environnement de travail des techniciens de distillation. Certains manœuvres expérimentés effectuent également des opérations de gestion pour leur « patron » distillateur : achat de fleurs et mise à jour des registres de distillation. Ces compétences ne se reflètent pas dans une meilleure rémunération.
Maillon essentiel à la distillation, la fourniture en bois se fait de façon ponctuelle, par la mise en relation du distillateur avec un agriculteur souhaitant couper un arbre, généralement un manguier, pour dégager du terrain dans un champ et/ou en obtenir un revenu ponctuel. La législation impose une demande et l’obtention d’une autorisation de la Direction Régionale des Eaux et Forêt (DREF) ou de la commune pour toute coupe d’arbre, mais en l’absence de contrôle, cette autorisation est rarement demandée, sauf à Mohéli, où l’ensemble des ressources forestières sont protégées de façon plus stricte par le dispositif « Parc Marin de Mohéli ». Un prix est alors fixé pour l’arbre, on loue les services d’un propriétaire de tronçonneuse, communément appelé « bûcheron », lequel effectue le travail de coupe et de débitage, et on affrète au besoin un camion pour apporter le bois débité. Le distillateur contacte parfois le maître d’une école coranique, (fundi) qui mobilise bénévolement ses élèves, pour effectuer le chargement du camion ou placer les bûches en tas, à titre bénévole. Les données relevées par l’étude de filière effectuée pour ID en 202143 indiquent que le prix du bois au distillateur est réparti entre les acteurs et postes suivants. Une répartition observée du prix du bois entre différents postes à Anjouan était : agriculteur propriétaire de l’arbre (34 %), bûcheron (22,6 %), dépenses en combustible (9,6 %), et acteurs du transport (34 %). Cette répartition est variable selon la proximité du fournisseur, la taille et l’espèce d’arbre, et d’autres facteurs.
Les revenus des distillateurs sont constitués de la vente des différentes fractions d’HEY, qui dépendent de ce que nous proposons d’appeler son « plan de distillation » (durée de distillation pour chaque fraction distillée, arrêt de la distillation après l’obtention d’une certaine qualité). Le plan de distillation pour les fractions hautes est particulièrement important, celles-ci étant les plus valorisées. Dans une même zone, chaque distillateur suit son plan de distillation spécifique. Par exemple, à Anjouan, deux coopératives de distillateurs de la côte Est ont déclaré en 2021 ne pas produire de qualité Extra S, tandis que deux distillateurs individuels en produisaient (l’un d’une densité déclarée de 0,980, l’autre de 0,965 à 0,970). Tous ces distillateurs, sauf un individuel produisaient ensuite de la qualité Extra (de 50 à 60 degrés). Tous continuaient jusqu’à la qualité 3e sans produire de 2e, sauf le distillateur individuel évoqué.
Dynamique sociale des relations entre les acteurs
La filière HEY est structurée par des relations économiques monétaires, mais aussi par des relations sociales propres aux cultures traditionnelles comoriennes. L’organisation collective moderne, de type coopérative de distillateurs ou multi-acteurs, est plutôt rare. Le premier type de coopérative a été promu par des projets de coopération internationale dans les années 200044, et il n’en subsiste que deux à Anjouan, le deuxième type de coopératives par des intérêts privés, et est plus répandu à Mohéli45. À Anjouan et à Mohéli, la location d’unités de distillation est souvent préférée à l’organisation en coopérative.
La prégnance généralisée de liens familiaux et/ou de clientélisme entre les acteurs opérant d’amont en aval, complexifie la structuration de la chaine de valeur. Ainsi, les cueilleuses (femmes ou sœurs de producteurs), et les manœuvres (neveux de distillateurs) peuvent être, pour les mêmes postes, moins payés que des personnes sans liens familiaux directs avec leurs « patrons », voire pas rémunérés du tout.
Dans la situation de dépression où se trouve la filière depuis 2019, ces relations traditionnelles permettent aussi le paiement différé des produits et du travail d’aval en amont. Les distillateurs stockent une partie de leur production avant de pouvoir ou vouloir la vendre. Nombreux sont ceux qui reportent alors ce peu de dynamisme du marché sur les fournisseurs en leur demandant de leur avancer les fleurs. Certains distillateurs ont même des dettes importantes envers leurs manœuvres, et certains producteurs paient leurs cueilleuses à la fin du mois ou plus tard. Dans une filière où n’existe pas de relations formelles de crédit et où la comptabilité n’est souvent pas écrite, ce type de crédit en espèces46 en cascade permet de maintenir un certain flux d’activité, aux dépens des acteurs les plus vulnérables.
Si ces relations informelles semblent avantager producteurs et distillateurs plus que techniciens et cueilleuses, elles permettent de maintenir des relations de solidarité dans la filière amont. Distillateurs et manœuvres prennent note du nombre de distillations et des montants dus sur leurs carnets respectifs, qu’ils confrontent au moment de faire les comptes. Les producteurs et les distillateurs font de même pour les quantités de fleurs fournies, et les collecteurs et distillateurs pour les HE.
Cette informalité concerne aussi les relations entre distillateurs et exportateurs, qui ont rarement recours à des contrats écrits, mais passent plutôt leurs commandes oralement. Le décalage entre une culture orale, dans laquelle la parole à une grande valeur, et la valeur absolue de l’écrit en droit commercial peut ici créér des tensions, notamment en période de crise. Deux exemples illustrent ce décalage :
Un distillateur-collecteur important dans sa zone a reçu, en 2021, d’un exportateur une commande de quantités importantes d’HEY à un prix convenu oralement, puis s’est entendu dire au moment de la livraison, quelques semaines plus tard, que « le client de l’exportateur n’achète plus cette fraction », mais qu’elle peut être livrée par le distillateur à l’exportateur à un prix 2 fois et demi inférieur à celui accordé oralement, provoquant l’animosité du distillateur-collecteur.
Un autre exportateur avait renégocié en 2020 à la baisse des contrats pourtant signés en 2019, pour 3 200 kg d’HE, avec ses fournisseurs, des distillateurs, sous des motifs similaires de changements dans la dynamique du marché, entrainant la colère et des menaces de procès de la coopérative. C’est une démonstration que même lorsque des documents existent, bons de commande ou contrats, les relations commerciales au sein de la filière sont soumises aux rapports de force et à l’asymétrie de l’information sur la demande du marché international.
Les acteurs comoriens face à la crise du secteur
L’évolution des prix des HEY
Le recul de la demande internationale en HEY a un effet indéniable sur les revenus des acteurs de la filière aux Comores. Quantifier cet impact est cependant complexe, compte tenu de la multiplicité des paramètres en jeu. Le paramètre le plus objectif est le prix des HEY aux distillateurs, qui sont facilement connus et communiqués par les exportateurs à un instant T.
Il convient de mentionner que ces prix d’achat des HEY par les exportateurs dépendent de leur densité, suivant la norme NF ISO 3063 qui les définit pour 20°C de température par kilogramme de produit, suivant des critères précis47. Les premières fractions, plus denses, sont plus chères, la 3e fraction est exprimée en prix par kilogramme. L’appellation « degré », se réfère aux premières décimales de la densité, ramené aux Comores à 27°C de température ambiante suivant une table d’ajustement simplifiée48.
Lors des dernières enquêtes consultées (octobre 2021 et avril 2022), les prix des HE se situaient entre 1 100 KMF (en conventionnel) et 1 450 KMF (en bio) le degré / kg à Anjouan, de 1 000 à 1 100 KMF à Mohéli, et à 7 000 KMF le kg pour la 3e. Ce sont des prix 3 à 4 fois inférieurs à ceux du pic de 2018 pour les qualités hautes, et 10 fois inférieurs pour la 3e, actuellement peu demandée.
Les graphiques ci-dessous traduisent les données collectées au cours des différentes études mentionnées en introduction et en bibliographie :
L’impact de la crise sur les revenus des acteurs
L’étude de filière effectuée en octobre 2019 nous permet de comparer les bilans d’exploitation de 5 distillateurs à Anjouan49. Nous constatons ainsi que leurs excédents bruts d’exploitation (EBE) étaient assez variés (d’un ordre de 1 à 10 une fois rapporté au kg de fleurs), et qu’une frontière mince semblait séparer, en cette période de crise, un EBE excédentaire d’un EBE déficitaire, lié aux plans de distillation choisi par le distillateur.
Ainsi, l’EBE théorique par kg de fleurs obtenu en octobre 2021 avec un bon fractionnement et sans distillation de la 3e fraction, aux coûts constatés des intrants (fleurs, bois ou fioul) et du travail à la tâche (manœuvre), était de 123 KMF par kg de fleurs au bois (environ 0,25 €) et de 99 KMF au fioul (environ 0,20 €), ce qui était faible par rapport aux années antérieures.
Par comparaison, en 2019 une étude50 indiquait un EBE moyen par distillateur à Anjouan de 606 KMF (1,23 €) par kg de fleurs et d’un producteur-distillateur typique de Mohéli de 1 456 KMF (2,96 €)51. Les distillateurs qui produisent leurs fleurs, comme la majorité à Mohéli, cumulent ainsi les EBE provenant de chacune de ces deux fonctions. À Anjouan, il apparait que l’EBE d’un distillateur type avait diminué d’un facteur 6 entre 2019 et 2021.
L’étude de 2014 indiquait cependant un EBE par distillation à Anjouan de 97 KMF par kg en 2013 et de 113 KMF en 2014, soit des niveaux comparables à la situation actuelle52.
Plusieurs conclusions peuvent être tirées des données fournies par l’étude de filière d’octobre 2021 :
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La plupart des distillations continuent à être excédentaires malgré la crise de la demande, parce que les coûts ont été tirés vers le bas, comparés aux années passées, aux dépends des revenus des techniciens de distillation, des cueilleuses et des producteurs de fleurs.
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Le distillateur individuel qui est aussi producteur de fleurs est celui qui obtient l’EBE par kg de fleurs le plus important (environ 3 fois celui des distillateurs non producteurs).
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Une distillation au fioul donne un EBE un peu moins élevé qu’une distillation au bois parfaitement maîtrisée.
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Distiller la 3e fraction au prix de l’HEY en 2021 et 2022 rognait les marges des distillateurs au fioul, et fait à peine gagner 3 % d’EBE supplémentaire aux distillateurs au bois, lorsque ceux-ci parviennent à vendre cette fraction au prix du marché (7 000 KMF par kg), ce qui est de plus en plus difficile. L’intérêt de distiller la 3e pour 4 KMF supplémentaires théoriques par kg de fleurs est donc très faible.
De manière générale, on constate depuis 2021 aux Comores que les distillateurs s’orientent de plus en plus vers la distillation des fractions hautes, beaucoup d’entre eux ne distillant plus la 3e. Ceci apparait comme une conséquence logique du très faible EBE marginal produit par la distillation de la 3e fraction.
Les baisses de revenus des acteurs sont déterminées non seulement par la baisse des prix unitaires des HEY et de l’EBE par kg de fleurs, mais aussi par l’impact du ralentissement général de l’activité du secteur. La distillation étant moins rentable, entre mars 2019 et octobre 2021, les distillateurs avaient baissé leur activité d’un facteur 1,5 à un facteur 8 (distillation tous les 15 jours au lieu de 4 fois par semaine) selon les acteurs interrogés. Le cas le plus courant est une distillation par semaine au lieu de quatre.53 La situation ne s’était pas rétablie fin 2022.
Le prix d’achat des fleurs aux producteurs a suivi une baisse similaire à celui des qualités hautes d’HE, de 1 000 à 1 250 KMF / kg en mars 2019 à 300 KMF / kg en moyenne en 2022 (baisse d’un facteur 3). Les producteurs continuent cependant à cueillir leurs fleurs, pour valoriser et entretenir leurs plantations. Les distillateurs et les producteurs d’ylanguiers peuvent avoir d’autres activités (producteurs, collecteurs, mais aussi pour une partie d’entre eux fonctionnaires ou commerçants).
Les revenus des techniciens de distillation et des cueilleuses, qui sont payés à la tâche par leurs « patrons » respectifs, ont diminué de façon drastique. Ces acteurs ont rarement d’autres activités compensant la baisse de rémunération de leur activité principale. Les revenus des techniciens interrogés avaient baissé d’un facteur 2 ou 3 par distillation en 2 ans, passant de 10 000 ou 15 000 KMF en mars 2019 à 5 000 KMF fin 2021, leur niveau de 2014. La situation était identique en 2022. Combinés à la baisse de l’activité, les revenus des techniciens ont connu une baisse d’un facteur 6 à 12 depuis le début de la crise. Les cueilleuses ont vu pour leur part leurs revenus par cueillette divisés par 3 ou 4, mais la fréquence de celles-ci est moins affectée que celle des distillations. Le revenu mensuel moyen d’un technicien de distillation à raison d’une distillation hebdomadaire était donc de 22 000 KMF (44 €) en 2022, celui d’une cueilleuse avec une cueillette par semaine est de 13 000 KMF (26 €) environ. Ces rémunérations sont plusieurs fois inférieure au salaire brut moyen de 2019 (50 000 KMF54) aux Comores, et 3 à 12 fois inférieurs aux revenus de 2018.
Le tableau ci-dessous résume ces changements :
La crise révèle aussi les stratégies de résilience individuelle et collective des acteurs : certains exportateurs et leurs collecteurs demandent aux distillateurs d’avancer le produit fourni et de ne le payer que lorsqu’il sera vendu par l’exportateur à un importateur. Les distillateurs exigent souvent à leur tour des producteurs de fleurs un paiement différé, soit à la fin du mois, soit lors de la vente des HE. Certaines cueilleuses et techniciens sont maintenant payés à la fin du mois, voire plus tard : un distillateur du Nyumakele devait ainsi 105 distillations à chacun de ses deux techniciens de distillation. Un des plus grands distillateurs de la Grande Comore devait encore en 2022 plus d’un an de revenus à ses cueilleuses.
Certains acteurs de la filière se sont efforcés de calculer la répartition de la valeur ajoutée d’une certaine quantité de fleurs (par exemple 1 kg) entre les différents acteurs suivant la chaine allant de la production à la commercialisation en passant par la distillation55. L’examen de cette répartition montre plusieurs configurations possibles : distillateur effectuant lui-même la production de fleurs, ou l’achetant, distillation au bois ou au fioul, plans de distillation distincts. En choisissant un cas type de distillation au bois avec séparation des principaux rôles (producteur – distillateur – exportateur), nous avons abouti en 2021 à la répartition suivante, par kg de fleurs56 :
La marge brute des exportateurs aux Comores et des importateurs en Europe n’ayant pas été communiquée avant 2021, nous présentons ci-dessous une série chronologique pour la filière amont.
La comparaison avec les séries antérieures présentées par l’OSI Initiative Développement (2014, 2017, 2018 et 2019) 57fait apparaître une situation plus équilibrée de la répartition entre les acteurs en 2021 que précédemment. L’évolution de 2014 à 2017 est attribuée principalement à l’adoption d’une nouvelle technologie de distillation, plus économes en bois-énergie, examinée à la section suivante.
On peut dès lors affirmer que la situation de crise a tendance à « tasser les marges » des acteurs entrepreneuriaux de la filière (producteurs et distillateurs), sans pour autant permettre à chacun de vivre dignement de son travail, puisque les revenus de tous les acteurs, et notamment des plus vulnérables, sont fortement contractés.
L’analyse des revenus des acteurs et de la répartition de la valeur ajoutée sont donc complémentaires, s’agissant d’une chaine de valeur où les acteurs autonomes et entrepreneuriaux (producteurs, distillateurs, exportateurs et importateurs) côtoient les acteurs dans une relation captive avec les premiers (cueilleuses, techniciens).
Des avancées significatives pour l’ensemble de la filière
Des unités de distillation plus efficaces
Il est impossible de retracer l’évolution de la filière HEY au cours des dix dernières années, sans évoquer les interventions de deux OSI intervenant aux Comores : Initiative Développement (ID) et 2Mains. Il convient également de relever que les interventions antérieures d’organisations multilatérales dans le secteur ont laissé peu d’impacts tangibles, à part quelques panneaux indiquant des coopératives fantômes, et des plateformes de distillation abandonnées.
L’action d’ID était initialement motivée par les enjeux de la préservation des ressources forestières et de l’efficacité énergétique de la distillation. En effet, la consommation de bois-énergie pour la distillation a lieu dans un contexte national où le niveau de déforestation est très élevé. À Anjouan, environ 70 % de la forêt native aurait disparue au cours de la dernière décennie, et le rythme de la déforestation serait de 500 ha par an, l’un des plus rapide au monde58. Les conséquences de la déforestation sont nombreuses : disponibilité réduite en bois pour les besoins énergétiques des ménages, atteintes à la biodiversité, disponibilité réduite des ressources en eau : parmi 40 cours d’eau existants à Anjouan, seuls 7 sont encore permanents59.
On estime que la distillation des HE est responsable de 12 à 15 % de la consommation nationale en bois-énergie. Limiter la pression de la distillation des HE sur la ressource est donc une priorité. L’approche d’ID consiste depuis 2012 à optimiser la technologie existante en s’appuyant sur des compétences locales, avec l’appui technique de l’ONG Planète Bois, spécialisée dans les applications du bois-énergie aux pays en développement.
Ses interventions ont permis de remplacer un nombre significatif de foyers traditionnels, de type ouvert, (sans doute plus de la moitié du parc existant) par des unités de distillation améliorée à foyer économe (UDAFE), dont les versions successives garantissent des économies de bois-énergie toujours plus importantes. L’efficacité énergétique des unités de distillation serait ainsi passé de 15-25 % à 35-45 % pour les versions 1.0 et 3.0 diffusées en 2015 et 2016, puis à 50-55 % pour la version 4.1 diffusée depuis 201760. Ce gain en efficacité se traduit logiquement par une progression de la marge des distillateurs, de +89 % en 2013 et +69 % en 2014 selon le NRSC, pour la version 1.0. ID a calculé les coûts de distillation sur une UDAFE de version 4.0. Ceux-ci seraient 57,5 % ceux d’un foyer traditionnel et de 47,75 % pour une UDAFE de version 4.1, toute chose restant égale par ailleurs. Un prototype 5.1 installé à Anjouan permettrait de diminuer encore de moitié la consommation de bois, à condition qu’il soit sec et débité.
C’est pourquoi de nombreux distillateurs ont investi jusqu’à la crise de 2019-22 dans une ou plusieurs UDAFE, malgré l’expiration en 2017 de la subvention de 50 % à l’investissement offerte par ID pendant les 3 premières années du projet. Dans les périodes où le marché des HEY était dynamique, les investissements, quoique conséquents, étaient rapidement amortis par les distillateurs (en 30 à 38 distillations, soit 1 à 2 mois, d’après une étude d’ID fin 201861).
La formation et l’accompagnement des soudeurs et maçons qui fabriquent les UDAFE constituait une composante importante de ces projets. La fabrication des UDAFE est validée par une certification-qualité d’ID, concrétisée par l’apposition d’une plaque. Grâce à la diffusion de ces nouveaux modèles, les unités de distillation traditionnelles semblent n’avoir plus qu’une utilisation marginale dans le pays.
Les études techniques réalisées sur site ont également permis d’identifier l’impact du séchage du bois pour une meilleure efficacité énergétique. Celui-ci doit durer au moins 6 mois pour être efficace. ID a proposé au cours de derniers 18 mois de son intervention une subvention de 50 % à la construction de « séchoirs à bois », espaces aménagés et couverts d’un toit à double pente, pour encourager la pratique du séchage, insuffisamment répandue.
L’intervention de l’OSI 2Mains s’est quant à elle concentrée sur la constitution de coopératives multi-acteurs et l’appui social aux acteurs marginalisés de la filière, par la mise en place d’une caisse mutuelle de sécurité sociale et des programmes d’alphabétisation des cueilleuses. Plus intermittentes que les actions d’ID, ces actions ont eu un impact limité sur la structuration et les acteurs de la chaine de valeur.
Impact sur les émissions de Gaz à Effet de Serre
Des actions de reboisement, permettant de compenser l’utilisation de bois par les distillateurs, ont également été entreprises par ID avec l’ONG Dahari, dans une démarche de réponses aux besoins spécifiques d’agriculteurs de certaines zones d’Anjouan. Cette action ne mobilise pas les distillateurs dans le reboisement, car il n’existe pas d’acteurs spécialisés dans l’achat et la vente de bois-énergie et donc de marché structuré du bois-énergie aux Comores. L’approche participative du reboisement de Dahari s’est montrée efficace, mais l’évaluatrice de l’Herbier des Comores estime que plus d’attention doit être portée à la plantation d’espèces potentiellement invasives et à la connaissance des espèces forestières locales62.
L’absence d’organisation d’une filière d’approvisionnement en bois-énergie pour la distillation de l’HEY, malgré les tentatives et efforts entrepris en ce sens depuis plusieurs années, est due, selon notre analyse, à deux facteurs principaux :
1) l’éparpillement de la propriété foncière et l’absence de propriétés forestières importantes, sauf celles, protégées, de l’État, ainsi que la co-existence de plusieurs régimes fonciers63 ;
2) le découplage des actions de protection environnementale et des actions de valorisation de la ressource forestière et arborée, effectués par les autorités et des OSC environnementales comme Dahari, d’une part, et des actions de développement économique et énergétique de la filière HEY, mises en œuvre par les distillateurs avec l’appui de l’ONG ID et du programme AFIDEV, d’autre part.
L’étude de filière de 2021 propose une comparaison des émissions de gaz à effet de serre (GES) des distillations au bois-énergie avec celles des distillations au fioul, qui bien que plus cher, est préféré par certains distillateurs, notamment les exportateurs, pour sa combustion plus simple. Cette évaluation des émissions résultant des deux types de combustion est basée sur les données techniques fournies par ID et Planète Bois pour la consommation en bois-énergie des UDAFE, sur des entretiens avec des distillateurs pour la distillation au fioul64, et sur les résultats fournis pour ces données par le logiciel EX-ACT65 de la FAO66. L’hypothèse de départ est une année de distillation avec des cuves de 120 kg de fleurs, l’une au fioul (mélange fioul/huile), l’autre au bois avec 40 % d’humidité restante sur une UDAFE 4.1, dernier modèle diffusé.
Le résultat indique un total de 2 tonnes d’équivalent CO2 supplémentaires émises sur l’année par unité de distillation au fioul par rapport à une distillation au bois en UDAFE. Le résultat est similaire pour la version UDAFE 4.0, consommant 100 kg de plus de bois que la version 4.1.
Le véritable enjeu environnemental du bois-énergie est donc son impact sur la couverture forestière et les conditions climatiques et pédologiques locales, plus que son impact global sur le dérèglement climatique global, qui est moindre qu’avec le fioul.
Le recyclage des eaux de distillation
La distillation des fleurs d’ylang est alimentée par l’eau provenant de cours d’eau proches des sites de distillation, et plus rarement du réseau communal. Malgré son caractère de plus en plus précieux, l’eau est le plus souvent gratuite, les communes aux Comores n’ayant pas pour coutume de faire payer l’eau, qu’elle soit potable ou à des fins agricoles. Pour faire face à sa raréfaction, a été proposée dès 2018 par ID la récupération des eaux de refroidissement par les distillateurs dans des double-cuves en ciment pour leur réutilisation lors des cycles de distillation suivants. Cette innovation s’est répandue depuis quelques années, avec l’appui des programmes mis en œuvre par l’ONG, avec 6 double-cuves d’une dimension de 10 à 25 m3 réalisées et 10 en construction en 2022. Les double-cuves bénéficiaient jusqu’en juin 2022 d’une subvention d’investissement de 25 % de l’OSI. Avec la raréfaction des ressources en eau, ces investissements pourraient se généraliser dès la reprise de l’activité de distillation.
L’émergence de l’Interprofession ylang
En 2018 était initiée dans le Nyumakele une dynamique d’« approche orientée changement » (AOC), visant à rapprocher les acteurs de l’amont de la filière, producteurs, cueilleuses, distillateurs et techniciens de distillation, par le dialogue et des réunions ouvertes et régulières par zone. Accompagnée par ID, cette dynamique a connu des résultats importants, exprimés par de nombreux accords locaux. Elle s’est maintenue et a contribué à la résilience de la filière au cours la crise du secteur et celle du COVID-19.
L’émergence des interprofessions nationales en 2020 et insulaires en 2021 peut être considérée comme un prolongement de la dynamique AOC. Après être venues en délégation en mars 2022 et avoir rencontré les représentants de la zone AOC, les interprofessions insulaires de Mohéli et de la Grande Comore ont voulu en répandre la dynamique. Au niveau national, l’Association Interprofessionnelle de la Filière Ylang des Comores (AIFYC) s’est constituée fin 2020, puis ce furent les interprofessions insulaires, regroupant chacune sur leur territoire les quatre catégories d’acteurs reconnus de la filière amont, à l’exception des exportateurs et des collecteurs. Cette avancée de la structuration de la filière avait été soigneusement préparée au cours des années précédentes.
À ces différentes échelles, l’Interprofession a une mission large de représentation, de consolidation de la professionnalisation des acteurs, de dialogue entre eux et avec les acteurs de la commercialisation et les pouvoirs publics. En 2022, les activités de l’association interprofessionnelle à Anjouan (la plus active des interprofessions insulaires) consistaient principalement à recenser tous les acteurs de la filière amont, à les sensibiliser à l’adhésion à l’Interprofession, à prendre contact avec les institutions et avec les exportateurs pour se faire (re)connaître par elles, et à préparer des projets répondant à la crise de l’ylang et aux besoins de l’association en liquidités.
La professionnalisation et la formalisation de la filière
Exclus statutairement de l’Interprofession, des exportateurs représentant 95 % des volumes exportés ont créé en mars 2021, l’association des exportateurs d’HEY des Comores (A.E.H.E.Y.C.). Celle-ci était d’abord motivée par l’annonce par le gouvernement comorien de la hausse des droits de douane sur l’exportation des HEY de 1 à 7,5 %67, finalement repoussée de facto. Les discussions avec les autorités ont abouti en 2022 à un accord sur l’enregistrement obligatoire des distillateurs et des collecteurs et le paiement d’une patente par ces catégories d’acteurs68. Les échanges actuels de l’A.E.H.E.Y.C. avec les distillateurs portent notamment sur l’établissement d’un prix plancher pour les HEY.
En effet, en 2022, les acteurs de la production d’HEY n’apparaissent pas comme encore pleinement professionnalisés et ne sont certainement pas encore formalisés. Pour les exportateurs, la formalisation des acteurs de la filière amont, principalement des distillateurs et des collecteurs, permettrait de limiter fortement les phénomènes de fraude et de frelatage. Après plusieurs débats, l’Interprofession semble prête à assumer ce changement culturel d’une informalité collective assumée et confortable (pas de taxes, peu de contrôles) à la formalisation, moyennant la gratuité des patentes, permise par la classification de la distillation en activité rurale.
La valorisation des métiers de technicien de distillation et de cueilleuse
La fonction de technicien de distillation reste assez dévalorisée, du fait notamment de sa pénibilité, malgré son caractère essentiel à l’obtention d’une HEY de qualité et au bon entretien des outils de distillation, qui constituent les bases de la création de valeur économique pour le distillateur. L’usage du terme « manœuvre », presque exclusif il y a quelques années, témoigne de cette dépréciation. Depuis une dizaine d’années, des formations techniques (sur la qualité, l’entretien, le conditionnement, entre autres sujets.), proposées par les OSI et quelques exportateurs-distillateurs, ont permis de renforcer et de mettre en évidence les compétences techniques exigées par ce métier, désormais appelé « technicien de distillation ». Ces formations sont itératives et répétées, pour permettre une meilleure assimilation des gestes et des principes fondamentaux.
Le savoir-faire et les compétences de certains techniciens sont aujourd’hui mieux reconnus, sans que la structure de leur rémunération n’ait changé, ayant même nominalement diminué du fait de la crise. Cependant, un certain nombre de distillateurs ont investi dans des chambres et des toilettes sur les sites de distillation, offrant ainsi des conditions de travail plus dignes à leurs techniciens.
La fonction de cueilleuse demandait également à être valorisée. La qualité des HEY débute dans l’attention portée à la cueillette et au transport des fleurs, à commencer par le choix de cueillir des fleurs ayant atteint la maturité69. Cependant, cette valorisation affrontait des niveaux élevés d’illettrisme touchant plus particulièrement les femmes, constituant autant de vulnérabilité à certains abus économiques ou sociaux. Des formations hebdomadaires en alphabétisation ont ainsi été données à la demande des bénéficiaires elles-mêmes par les OSI. Elles ont réuni au cours des deux dernières années une soixantaine de femmes sur une durée de 10 mois au total, faisant preuve d’une assiduité et d’une motivation exemplaires. D’autres formations portent sur la qualité des fleurs pendant la cueillette et des HE pendant et après la distillation.
Conclusions
Évolution de la filière de 2014 à 2022
Les études menées depuis 2014 sur la chaine de valeur de l’HE ylang-ylang permettent d’appréhender précisément les relations entre les principales catégories d’acteurs présents aux Comores. Agissant souvent à titre individuel (il y a peu de groupements ou de coopératives), ces relations peuvent être, suivant la classification de Gerefi70, qualifiées de captives entre producteur et cueilleuses et plus encore entre distillateur et techniciens de distillation, et modulaires entre producteurs et distillateurs d’une part, distillateurs et collecteurs ou exportateurs d’autre part. Un apport de cette étude est de montrer comment la structure sociale de la société comorienne influence les relations ici qualifiées de captives, tandis que les relations modulaires sont purement monétaires.
La comparaison des données de 2013-2014, de 2018-2019 et de 2020-2021 indique une grande élasticité des prix de vente des huiles essentielles par les distillateurs aux exportateurs, et des fleurs par les producteurs aux distillateurs. Si les acteurs de la filière amont (pré-exportation) jouissaient des avantages de l’informalité, ils ont subi de plein fouet l’impact de la crise de la demande en HEY, dont il est difficile d’en déterminer la fin.
Après avoir analysé le rôle des différents acteurs de la production des HEY des Comores, l’analyse économique de la filière permet d’effectuer une décomposition du prix et de comprendre l’impact de la crise actuelle sur les différentes catégories d’acteurs. Elle montre que les cueilleuses et techniciens de distillation sont dépendants des résultats économiques de leurs « patrons ». Pour un même travail, ces travailleurs reçoivent en 2022 de 3 à 12 fois moins de revenus en situation de crise par rapport à la situation de 2018. Par ailleurs, ni leur savoir-faire, ni la durée de leur travail ou de la préparation à celui-ci (transport, pour les cueilleuses) ne sont pris en compte dans leur rémunération.
Une mise en perspective historique montre des avancées positives vers la structuration et un moindre impact environnemental de la filière, malgré les hauts et les bas du cycle économique de l’HEY. La diffusion d’équipements plus efficaces sur le plan énergétique a d’abord permis de contrôler la pression exercée par cette activité économique importante pour le monde rural, notamment à Anjouan et Mohéli, sur le couvert forestier et les ressources en eau.
Sur le plan social, l’approche orientée changement a offert à partir de 2018 un cadre souple et efficace pour établir un dialogue structuré entre les acteurs de la filière, d’abord dans la région anjouanaise du Nyumakele, puis sur l’ensemble de l’île. Cette dynamique se prolonge actuellement au sein des Interprofessions nationales et insulaires, instituées en 2020-2021.
Malgré la valeur importante qu’elle produit pour l’Union des Comores, la filière HEY est longtemps restée dans une situation d’informalité, ne favorisant ni sa connaissance ni une réelle reconnaissance par les acteurs institutionnels. Après une dizaine d’années d’avancées techniques et organisationnelles, les dynamiques actuelles s’orientent vers la professionnalisation, le recensement et la formalisation de ses principaux acteurs (distillateurs et collecteurs), permettant notamment de limiter les cas de fraude.
L’État comorien fait actuellement une entrée, pour l’instant discrète, dans la régulation de cette filière, avec l’enregistrement prochain des distillateurs et l’octroi d’une patente (gratuite ou à faible coût), et avec le projet de coopération France-Comores AFIDEV71, visant les trois filières de rente traditionnellement reconnues par l’Union des Comores72.
La persistance de défis économiques, sociaux et environnementaux
Ces avancées ne peuvent occulter la persistance de défis pour l’ensemble de la filière HEY aux Comores. Sur le plan économique, le premier défi est celui de la qualité des HE. Les Comores souffrent depuis au moins 15 ans du frelatage et des adultérations des HE73, un phénomène qui s’était accentué pendant la période de boom du secteur.
Les réponses envisagées par les acteurs sont pour partie techniques, pour partie organisationnelles. De nouveaux équipements non encore disponibles dans le pays permettent une meilleure détection de ces cas de frelatage, notamment la technologie SPIR74, expérimentée et promue par Abacar Soilhi CHAKIRA, chercheur comorien, avec l'antenne du CIRAD à La Réunion.
Une responsabilité particulière incombe à l’État comorien, qui est appelé à créer une commission de contrôle des HEY et des points de contrôle en Grande Comore, comme les autorités d’Anjouan en ont pris l’initiative il y a déjà plusieurs années75. Le défi de la qualité suppose un suivi plus large d’aval en amont de la filière, depuis les choix de fleurs matures au moment de la cueillette, jusqu’au conditionnement des HEY dans des contenants adéquats, en passant par une distillation et un fractionnement maîtrisé. Force est de constater qu’une partie seulement des distillateurs maîtrise la distillation suivant un plan réfléchi.
Sur le plan environnemental, le bois-énergie reste la source d’énergie privilégiée par les distillateurs, malgré plusieurs tentatives, généralement infructueuses, de la remplacer par d’autres sources d’énergie renouvelables (solaire, biomasse…), et la disponibilité de ressources fossiles. Plusieurs raisons expliquent ce choix : la distillation au bois-énergie est connue et maîtrisée par les distillateurs et leurs techniciens, et elle reste la plus économique. Les gains en efficacité énergétique des unités de distillation ont été très importants au cours des dernières années, mais si la situation économique se rétablit, le développement de l’offre de distillation pourrait effacer par effet rebond les résultats quantitatifs obtenus en termes de limitation de la consommation de bois par unité, comme l’indiquait déjà une étude au début de la crise76. Par ailleurs, l’absence d’une filière de bois-énergie est source d’incertitude sur la disponibilité et l’impact du prélèvement de cette ressource.
L’absence d’une politique forestière et le découplage des actions en appui au développement d’une part et pour la préservation de l’environnement de l’autre ne facilite pas la mise en place d’une stratégie lisible et efficace. Les relations qui se sont développées au cours des dernières années devraient cependant permettre de relier ces deux logiques d’action.
La coopération entre les acteurs
L’avenir de la filière HEY aux Comores repose en grande partie sur la coordination des différentes catégories d’acteurs qui la composent. Celle-ci a fortement progressé, localement et nationalement, grâce à l’approche AOC et aux processus associés. Cependant, un des points cruciaux en discussion et non résolu est la définition d’un prix minimum pour les HEY, conditionné à la qualité de ces HE. Deux pistes de solution sont envisagées par les acteurs :
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Une certification « commerce équitable » ou une Indication Géographique Portégée (IGP) reliant la définition d’un prix équitable des HEY à une rémunération minimale des techniciens de distillation par les distillateurs, et des cueilleuses par les producteurs. Mais celle-ci ne pourrait être portée que par les acheteurs, dont la plupart opèrent dans un secteur qui n’est pas en lien direct avec le consommateur final.
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L’évolution des techniciens de distillation vers le salariat, comme le font les exportateurs – distillateurs. Puisque tous les techniciens de distillation sont attachés à un site de distillation, il semble logique, du point de vue de la rationalité économique, que leurs revenus soient stables et ne dépendant pas des variations du prix de l’HEY et des choix économiques des distillateurs. Les cueilleuses ne bénéficient pas non plus de conditions minimales en termes de rémunération, ni même de sécurité ou de santé au travail. C’est ici où les plans d’analyse économique et socio-culturels se croisent.
Domaines de recherche à approfondir
Les systèmes de production de l’ylanguier sont encore peu connus. Des diagnostics agraires sur Anjouan, Mohéli et la Grande Comore fourniraient des informations précieuses sur ce domaine.
Le niveau de rentabilité de la production de fleurs d’ylang et les stratégies productives et économiques des producteurs restent des domaines à approfondir pour mesurer les marges de progression possibles, suivant l’organisation de la production, l’entretien des arbres, et les facteurs climatiques locaux.
Enseignements pour l’océan Indien
Si la situation économique actuelle de la filière HEY des Comores peut être qualifiée d’atone, celle-ci reste essentielle pour l’économie rurale du pays, notamment à Anjouan. Au cours de la dernière décennie, ses acteurs ont su faire preuve de dynamisme, d’innovation technologique, ainsi que d’ouverture au dialogue, favorisant plus de cohésion entre eux.
À Madagascar, certains parfumeurs, inspirés par l’exemple comorien, sont engagés dans un programme d’amélioration des unités de distillation des filières d’HE de girofle et de géranium. Par contraste, force est de constater que le secteur des HE et notamment de l’HEY est en forte déshérence dans les territoires français de l’océan Indien (Mayotte et la Réunion), étant soumis à des contraintes économiques et légales distinctes. Faute de réseau d’échanges significatifs, la poignée d’acteurs encore actifs dans le secteur n’a pas pris connaissance des avancées technologiques permettant une distillation énergétiquement plus efficace.
Ce constat montre qu’avancées technologiques, environnementales, sociales et économiques vont souvent de pair, même si elles ne s’effectuent pas toujours au même rythme. Il illustre aussi les enseignements que peut apporter un secteur reposant sur le seul dynamisme de ses acteurs, et l’appui de quelques OSI, dans l’un des pays les moins avancés de la planète, à ses homologues de territoires et départements bénéficiant d’infrastructures et de revenus bien supérieurs. Des distillateurs de Mayotte, que nous avons pu rencontrer lors des études de 2021 et 2022, ont ainsi montré un intérêt pour les technologies de distillation améliorée développées aux Comores. Au-delà de cet aspect technique, les acteurs pourraient envisager une stratégie d’échanges et de coopération régionale surmontant les barrières institutionnelles et la fragmentation de ce vaste espace de circulation d’espèces végétales, de marchandises et de valeur.
Annexes
Acronymes
Références techniques
Extrait de la norme NF ISO 3063 : 2004(F) d’Août 2005
Tableau : Spécifications physiques et chimiques des HEY
Seuls les appareils de mesure de densité relative (densimètre) sont accessibles aux Comores. Cette partie de la table a été « tropicalisée » pour une mesure à 27°C, par l’approximation 1°C de plus de température ambiante => 0,001 de densité de moins des HEY. Cette unité (0,001 de densité) a été appelé « degré ». De plus, on constate des écarts mineurs entre la densité à 27°C déduite de la norme ISO et les informations données par les exportateurs aux Comores. Le tableau ci-dessous illustre ces différences :
Tableau : Spécifications physiques et chimiques à 27°C
En complétant le tableau proposé par les exportateurs par les rendements des différentes fractions, on obtient les quantités suivantes :
Tableau : Densité et rendement des HEY à 27°C
Cartographie(s) de la chaine de valeur HEY en 2021
Excédents Brut d’exploitation des distillateurs et producteurs
Tableau : EBE d'après coûts et bénéfices déclarés de distillateurs (oct. 2021)
Tableau : Modélisation de distillations optimales aux coûts et prix d'octobre 2021
Tableau : EBE d'après coûts et bénéfices déclarés de producteurs (oct. 2021)
Tableau 11 : EBE d'un distillateur "moyen" à Anjouan (le distillateur produit 15 % des fleurs nécessaires) (oct. 2021)
Tableau12 : EBE d'un distillateur type à Mohéli (le distillateur produit 100 % des fleurs nécessaires) (oct. 2021)
Revenu brut |
Pour 136 kg de fleurs |
Pourcentage EBE |
Revenu des HE |
272 085 KMF |
|
Répartition des coûts |
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Bois |
15 000 KMF à 30 000 KMF |
5,5 à 11 |
Eau (moyenne) |
De 0 à 10 000 KMF |
0 à 3,7 |
Manœuvre |
10 à 15 000 KMF |
3,7 à 5,5 |
Rémunération des cueilleuses du distillateur |
34 000 KMF Soit 250 X 136 |
12,5 |
Total des coûts |
59 000 à 89 000 KMF |
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EBE distillateur |
183 085 à 213 085 KMF |
67,3 à 78,3 |
Taux de change
Le taux de change franc comorien (KMF) - Euro est fixé de façon administrative à 491,968 KMF pour un euro. Il est inchangé sur la période étudiée.