L’érosion de la paix : poches de conflits et jeux de pouvoir au Mozambique

The erosion of peace: Pockets of conflict and power games in Mozambique

Albano Brito, Fabrice Folio et Marie-Annick Lamy-Giner

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Albano Brito, Fabrice Folio et Marie-Annick Lamy-Giner, « L’érosion de la paix : poches de conflits et jeux de pouvoir au Mozambique », Carnets de recherches de l'océan Indien [En ligne], 9 | 2023, mis en ligne le 01 mars 2023, consulté le 21 décembre 2024. URL : https://carnets-oi.univ-reunion.fr/979

Le Mozambique est en proie à des défis socio-économiques et politiques majeurs. Depuis l’année 2013, il fait face à deux conflits armés régionaux. Ce retour aux armes se caractérise par des assises territoriales distinctes. D’une part, les violences perpétrées par l’ancienne guérilla Renamo (Resistência Nacional de Moçambique) et sa junte militaire (2019-2021) dans le centre du Mozambique. Cette dernière capitalise sur les ressentiments locaux vis-à-vis d’un appareil d’État largement centralisé. Un accord de paix définitif a été signé en 2019 mais perdurent des « poches » dissidentes. D’autre part, une montée de la violence imputable à des groupes armés djihadistes, appelés Ahlu Sunna et opérant dans la province de Cabo Delgado au Nord. Ex-bastion politico-électoral du Parti-État Frelimo, la province musulmane est restée l’une plus indigentes du Mozambique. La propagation de la violence et l’enracinement d’Ahlu Sunna se fait dans une région marquée par un faible niveau d’investissements publics et la pénétration de l’islam radical. Ainsi le Mozambique a renoué avec la violence armée, en partie réapparue sur les cendres de la guerre de libération. Cet article va s’attacher à en montrer les enjeux et les impacts. Il s’agit de voir par quels mécanismes le parti-État Frelimo tente de répondre à ces menaces dans un Mozambique à forts enjeux (mégaprojets sur le charbon, gaz naturel…) et d’identifier les lignes de fractures qui zèbrent le pays, en en déterminant causes, répercussions et réponses apportées.

Mozambique is facing major socio-economic and political challenges. Since 2013, it has faced two regional armed conflicts, which are characterised by distinct territorial bases. On the one hand, the violence perpetrated by the former guerrilla group Renamo (Resistência Nacional de Moçambique) and its military junta (2019-2021) in central Mozambique. The latter is capitalising on local resentment of a largely centralised state apparatus. A final peace agreement was signed in 2019, but pockets of dissent remain. On the other hand, there is a rise in violence attributable to armed jihadist groups, called Ahlu Sunna, operating in northern Cabo Delgado province. A former political and electoral stronghold of the Frelimo state party, the Muslim province has remained one of the most impoverished in Mozambique. The spread of violence and the entrenchment of Ahlu Sunna is taking place in a region marked by a low level of public investment and the penetration of radical Islam. Mozambique has thus returned to armed violence, which has partly reappeared on the ashes of the liberation war. This article will attempt to show theirs issues and their impact. The aim is to see how the Frelimo party-state is trying to respond to these threats in a Mozambique with high stakes (coal megaprojects, natural gas, etc.) and to identify the fault lines that affect the country by determining their origins, repercussions and responses.

Son esprit affreusement clairvoyant contemple le passage de la guerre à la paix. Ce passage est plus obscur, plus dangereux que le passage de la paix à la guerre ; tous les peuples en sont troublés. [...] Et qu’est-ce que la paix ? La paix est peut-être, l’état de choses dans lequel l’hostilité naturelle des hommes entre eux se manifeste par de créations, au lieu de se traduire par des destructions comme fait la guerre. C’est le temps d’une concurrence créatrice, et de la lutte des productions.
Paul Valéry, La crise de l’esprit, 1919

« Dettes cachées », « élections controversées », « ressources minières et gazières colossales », « insurrection islamique », le Mozambique est ponctuellement sous les feux des projecteurs. Bien que ne manquant pas d’atouts (littoral de 2500 km, abondantes richesses gazières et charbonnières), ce pays lusophone d’Afrique australe se range parmi les PMA (Pays les Moins Avancés). Son endettement atteint 136 % du PIB et son PIB/hab stagne aux alentours de 500 $. Le pays est également depuis 2013 en proie à l’instabilité (échauffourées de la Renamo dans le centre, attaques djihadistes dans le nord). Ces deux « conflits » n’ont pas les mêmes ressorts et implications. Néanmoins, dans un cas comme dans l’autre, le gouvernement central ne semble pas avoir pris la mesure des revendications, des ressentiments de franges de population marginalisée. Le Mozambique est redevenu un territoire fragmenté où la paix semble avoir volé en éclat, à tout le moins s’érode.

Après la guerre civile (1976-1992), le Mozambique a privilégié la démocratisation électorale comme répertoire politique pour sa pacification territoriale (Bekoe, 2008 ; Manning, 2002). Les premiers signes de paix sont apparus avec la tenue d’élections générales et multipartites en 1994. La démocratisation, comme choix de pacification, a laissé place à l’institutionnalisation de plusieurs partis politiques (Nuvunga, Sithoe, 2013), au-delà du Frelimo, l’ancien parti unique, la Renamo, l’ex-mouvement rebelle, a été transformé en parti politique semi-conventionnel en 1994 (Manning 1998). Avec la nouvelle configuration politique, le parti Mouvement Démocratique du Mozambique (MDM) (Nuvunga, Adalima, 2011), dirigé par Davis Simango (2009-2021) s’impose comme le deuxième parti politique de l’opposition, après la Renamo. Il a remporté la municipalité de Beira lors des élections locales de 2013, son fief électoral. Ces partis politiques, aux rivalités exacerbées, qui animent le champ électoral depuis les années 1990, cristallisent les tensions sur l’ensemble du territoire et fragilisent une paix déjà bien érodée (Nuvunga, Adalima, 2011). En fin de compte, 30 ans après l’accord de paix, le Mozambique est toujours en proie à des défis socio-économiques et politiques majeurs.

Le Mozambique fait face, depuis l’année 2013, à deux conflits armés régionaux. Ce retour aux armes se caractérise :

- D’une part, par les violences perpétrées par l’ancienne guérilla Renamo (Resistência Nacional de Moçambique) et sa junte militaire (2019-2021) dans le centre du Mozambique. Lors des années de paix (1992-2013 pour cette zone), la région centrale du Mozambique est ainsi devenue le territoire d’ancrage de la Renamo. Fort du soutien de la population, elle s’y est implantée et a pu intensifier sa guérilla (2013-2016), dont il reste quelques rébellions (conduites par une faction armée résiduelle dissidente de la Renamo). Dans la région centrale du Mozambique, l’État, peu présent, n’existe qu’en tant qu’entité bureaucratique et administrative. La Renamo a ainsi pu capitaliser sur les ressentiments locaux vis-à-vis d’un appareil d’État largement centralisé. Ce conflit semble aujourd’hui résolu. Un accord de paix définitif a été signé en 2019 même s’il reste quelques « poches » dissidentes.

- D’autre part, par une montée de la violence imputable à des groupes armés djihadistes (de l’arabe djihad qui signifie effort), appelés Ahlu Sunna qui opèrent dans la province de Cabo Delgado (Saide, Forquilha, Pereira, 2019). Le nombre de victimes s’élèverait, entre 2017 à 2021, à 3000 morts et à 750 000 déplacés. Notons que les districts à présent aux mains des djihadistes, avaient été le bastion du Frelimo pendant la guerre de libération nationale (Liazzat, 2009). Bien qu’absents des discours politiques, les musulmans de Cabo Delgado, qui constituent une part considérable de la population de ce territoire, ont activement contribué à la lutte de libération nationale (ibid.). Constatons, par ailleurs, que durant les années de paix, de 1992-2017 pour cette région, Cabo Delgado, s’était convertit en bastion politico-électoral du Frelimo. Ce qui ne l’empêche pas d’être une des provinces les plus indigentes du Mozambique. La propagation de la violence et l’enracinement d’Ahlu Sunna se font donc dans une région marquée par un faible niveau d’investissements publics, et avec des taux élevés de pauvreté et d’analphabétisme (Conrado, 2022).

Ainsi le Mozambique a renoué avec la violence armée, en partie réapparue sur les cendres de la guerre de libération. Cet article va s’attacher à en montrer les enjeux et les impacts. Il s’agit de voir par quels mécanismes le parti-État Frelimo tente d’imposer son hégémonie politique et militaire et d’identifier les lignes de fractures qui zèbrent aujourd’hui le Mozambique en en déterminant les causes et répercussions. Il s’agit d’une certaine façon de voir, comment se structurent les manifestations militaires de la Renamo et du groupe militant islamiste et selon quel agenda socio-politique ? L’objectif de cet article est de comprendre les ressorts, les anicroches, les entraves et les biais de la paix au Mozambique. La méthodologie retenue associe analyse de corpus (outre la littérature de spécialistes sur la question et de chercheurs confirmés sur le Mozambique, a aussi été prise en compte une littérature « grise » sur un sujet sensible intégrant rapports ou articles de presse) et travail exploratoire. Ce dernier a consisté en une analyse descriptive des terrains abordés, appuyée entre autres par un travail de schématisation, et de longs entretiens (données qualitatives) conduits auprès d’une panoplie d’acteurs : politiques, associatifs, militaires, vétérans démobilisés etc.

La mise en place de la paix : genèse et contexte

Une paix sans réconciliation nationale

Le Mozambique a connu une violente guerre civile postcoloniale (1976-1992). La Renamo, soutenue par la Rhodésie du Sud, (aujourd’hui Zimbabwe) et plus tard par l’Afrique du Sud s’est engagée dans des actions armées contre le régime du Frelimo, que certains historiens, proches du Frelimo, préfèrent appeler une guerre d’agression extérieure, tandis que d’autres la qualifient de guerre civile (Cahen, 2019). Cette guerre a atteint son apogée dans les années 1982 lorsque la Renamo a réussi à politiser la désillusion de la population locale vis-à-vis de l’indépendance (Cahen, 1987). Cette guerre fratricide ne peut pas être interprétée que par des facteurs ethniques (Vivet, 2012). Elle s’explique aussi par la configuration géopolitique régionale marquée par la présence de régimes peu favorables à l’institutionnalisation du marxiste et à la politique centralisée, bureaucratique du Frelimo (Front de Libération du Mozambique) (Vivet, 2012).

Cette guerre, parfois comparée à la guerre civile du Cambodge, se termine par un accord général de paix (APG) signé en 1922 à Rome, en Italie. De fait, le Mozambique est devenu pour les acteurs internationaux, l’État qui, post-guerre civile a mis en place une nouvelle approche en matière de paix (Vivet, 2012). Sans faire appel à des arrangements d’autonomie territoriale, ce processus de paix a été célébré par les acteurs internationaux comme une success story. Cette success story tient au fait que le Mozambique a réalisé une double transition historique. La transition mozambicaine vers une économie libérale, d’une part, en mettant au pilori le régime socialiste, et, d’autre part, la démocratisation électorale (Igreja, 2015). Les répertoires pour la construction de cette paix comprenaient l’institutionnalisation électorale et un système basé sur le multipartisme. Par ailleurs, après seize ans de guerre civile (1976-1992), le Mozambique a privilégié la démocratisation électorale comme levier de pacification nationale. Non seulement, le système multipartite a été imposé comme la solution pour construire la paix mais force est de constater que le pays n’a pas fait appel à la justice transitionnelle (Bekoe, 2008). Cette pacification se fait principalement par la conversion symbolique et matérielle de la Renamo, qui passe d’un mouvement militaire à un parti politique quasi-civil (Manning, 1998 ; Allison, 2006). Mais elle se produit également par la conversion de la politique de guerre en politique électorale.

Bien que l’accord de paix ait été vécu comme un soulagement, l’État mozambicain, ainsi que ses partenaires internationaux, n’ont pas réussi, en revanche, à développer une politique spécifique pour traiter les crimes perpétrés durant la guerre civile. Le consensus pour la paix a été précédé par l’institutionnalisation d’une loi d’amnistie adoptée dans un contexte de parti unique. Cette loi a non seulement renforcé le pouvoir souverain du Frelimo, mais elle visait également à exempter les combattants des crimes de guerre (Igreja, 2015). Par ailleurs, l’amnistie visait à effacer, des mémoires, la violence armée. La pacification au Mozambique, en plus d’être imposée comme un arrangement politique entre les partisans de la guerre, a donc ignoré tous les enjeux de justice sociale (Bueno, 2019). Par ailleurs, les victimes de la guerre, les personnes déplacées, n’ont aucune place juridique ou politique, dans cet accord (Allison, 2010).

En fait, la tenue d’élections régulières et les progrès économiques rapides que le Mozambique a engrangés après la guerre ont permis de dissimuler tous les problèmes sociaux que l’accord de paix n’avait pas non plus réussi à mettre en évidence.

Une paix fragile et les déséquilibres post-accord

Les changements géopolitiques, entraînés par la chute du mur de Berlin et la disparition de l’URSS, ont précipité la fin du régime d’obédience marxiste au Mozambique. Sur le plan interne, la pression exercée par l’Église catholique, le tarissement du soutien extérieur du côté de la Renamo comme du Frelimo, ont amené les belligérants à négocier un accord de paix en 1992 (Bekoe, 2008). Mais les forces étaient déséquilibrées. D’un côté, le Frelimo, fort de sa légitimité politique, a imposé son pouvoir à l’ensemble de la société (Nuvunga, 2014). De l’autre côté, la Renamo, sans prestige au niveau international, héritant d’un énorme contingent d’ex-combattants, qui ont passé leur jeunesse dans la brousse, sans structure solide, se retrouvait en position de faiblesse.

Il ressort que l’accord de paix, au lieu d’apporter à la Renamo les promesses de pouvoir et les avantages associés, l’a enfermé dans une situation d’infériorité et de stigmatisation. Il fut nettement plus avantageux pour le Frelimo. Dans ce contexte, ce dernier put adopter une ligne d’action politique lui permettant, en premier lieu, de préserver son pouvoir (encadré 1) et, en second lieu, d’obtenir une légitimité auprès des acteurs internationaux, notamment les bailleurs de fonds.

Encadré 1 Quand la géographie électorale sert à faire la paix et la guerre : les clivages électoraux comme terreau

Depuis l’instauration de la démocratie électorale, le Mozambique a organisé six élections présidentielles et législatives générales : 1994, 1999, 2004, 2009, 2014, 2019. Le Frelimo a remporté chacune de ces élections, ainsi que cinq élections municipales. Le Frelimo a non seulement obtenu une majorité parlementaire lors des quatre élections, mais son nombre de sièges parlementaires a également augmenté d’élection en élection, au point qu’aux élections de 2009, il a remporté plus des deux tiers des sièges parlementaires (Nuvunga, 2013b). En contraste, depuis son score impressionnant en 1999 (47,7 % aux élections présidentielles), la Renamo n’a cessé de perdre du terrain aux élections présidentielles et législatives (2004) ainsi qu’aux élections locales (2003, 2008-2009) et ce dans un contexte de fortes tensions internes et de crises de succession.

Le Frelimo est plus fort que jamais. Les résultats des élections de 2004 et 2009, par exemple, montrent que la plupart des électeurs des circonscriptions pro-Renamo en 1994 et 1999 ont finalement apporté leur vote au Frelimo (Nuvunga, 2013, b). Lors de ces élections, tandis que le Frelimo a obtenu un fort soutien électoral dans le sud du Mozambique (Vines, 2013), la Renamo a établi, quant à elle, ses bases électorales dans des provinces du centre et du centre-nord – Sofala, Manica, Zambézia, Tete et Nampula – qui sont progressivement devenues un terreau fertile pour les sentiments anti-Frelimo. D’un point de vue géographique, ce sont les territoires qui ont le plus résisté au projet de modernisation autoritaire (Cahen, 2020) imposé par le Frelimo lors de son arrivée au pouvoir en 1975 au terme de la colonisation portugaise (Carbone, 2005).

Les orientations politiques conduites par le Frelimo pour réaliser une transformation de la société mozambicaine (programmes de villages collectifs, attaques contre les institutions traditionnelles), avaient déjà ici approfondi le sentiment de distance et d’antagonisme entre le Frelimo et ces larges couches de la population identifiées comme des obstacles au développement national (ibid.). Ainsi, lorsque la Renamo a été légitimée, elle a politisé ces faiblesses et a su s’imposer comme le porte-parole du système familial rural et traditionnel. Dans la période contemporaine, temps de paix relative et d’élections, la Renamo, sur la défensive, a ainsi maintenu un discours conservateur anti-Frelimo, en capitalisant sur les anciens clivages au sein de ces espaces.

Qu’en est-il de la géographie électorale des territoires touchés par les djihadistes ? L’histoire électorale montre que dans la province de Cabo Delgado, le Frelimo a toujours remporté la majorité des voix. Lorsque l’on regarde la cartographie électorale de Cabo Delgado, les clivages et les lignes ethniques et religieuses ressortent. Ces clivages prennent des positions assez territorialisées. En ce qui concerne la répartition spatiale des votes, depuis les premières élections, le Frelimo s’est imposé comme le parti hégémonique dans les districts de Mueda, Nangade, Muidumbe et à l’exception de Mocímboa da Praia, zones d’influence chrétienne et ethniquement dominées par les Makondé. À Cabo Delgado, ni le MDM ni la Renamo n’ont l’hégémonie électorale. Les votes en faveur de la Renamo n’ont jamais réussi à dépasser le seuil électoral de 10 % dans la province la plus septentrionale du pays (De Brito, 2020). Spatialement, la Renamo obtient des voix dans les districts côtiers et dans les districts d’influence islamique dominés par les groupes ethniques Muani et Macua. Ainsi, les zones où la Renamo a réussi à mobiliser quelques voix sont les territoires les plus touchés par les djihadistes.

Les clivages électoraux au Mozambique sont hérités des divisions régionales nées de la lutte anticoloniale et de la guerre civile qui s’ensuivit. Ces divisions géographiques sont toujours visibles sur la carte électorale mozambicaine. Néanmoins quelques nuances, liées à de nouveaux enjeux socio-économiques, se dessinent. Les grandes crises économiques et financières qui ont frappé le pays depuis 2010, les changements et transformations du tissu démographique et générationnel, le paradoxe de la figure « diplôme sans emploi » (Banégas et Warnier, 2001), ont ainsi tendance à bouleverser la carte historique des votes. Un nouveau profil d’électeur se fait jour. Il concerne les générations non directement touchées par le conflit armé.

Ainsi, l’itinéraire des électeurs post-guerre redessine sommairement les nouvelles frontières de la géographie électorale. Par ailleurs, si la paix, les élections et les réformes territoriales apparaissaient comme des gains politiques pour le Mozambique, les ombres d’une paix sans réconciliation nationale resurgissent sous la forme de mémoires et d’accusations politiques.

Au-delà des déséquilibres et des vulnérabilités qui apparaissent au cours du processus de mise en œuvre, l’échec de la paix est également imputable aux bifurcations politiques, à l’instar de la fusion du parti et de l’État par le Frelimo. Ce parti-État est ainsi devenu au fil du temps hégémonique. Parallèlement, la Renamo cumulait les défaites électorales même dans ses bastions. Autant d’éléments qui ont été les déclencheurs d’un retour à la guerre.

Des leviers de croissance mais une image « de bon élève » écornée

Après les premières élections générales de 1994, le Mozambique se transforme en territoire privilégié pour les capitaux internationaux. En entreprenant des réformes pour passer d’une économie planifiée à une économie néolibérale, il a attiré de nombreux investissements internationaux. Ce virage néolibéral a été la condition sine qua non pour favoriser l’arrivée des mégaprojets (charbonniers et gaziers, en particulier). Ainsi, en adoptant un système économique néolibéral, le Mozambique, qui a longtemps bénéficié d’une croissance économique stable de l’ordre de 7 à 8 %, est devenu le « chouchou des bailleurs de fonds » (Folio, 2017). Le Mozambique figure ainsi parmi les territoires africains post-conflit les plus sûrs pour les Investissements Directs Étrangers (IDE).

Les deux principaux leviers économiques concernent les gisements gaziers (en exploitation à Inhambane depuis 2004) et houillers dans la province de Tete depuis 2011. Par ailleurs, en 2010, les sociétés italiennes ENI et Galp ont annoncé la découverte d’un puits offshore à 1585 mètres de profondeur, situé à environ 40 kilomètres au large de Cabo Delgado, au nord du Mozambique, avec un potentiel de 425 milliards de mètres cubes de gaz. Au centre des acteurs internationaux en pleine compétition pour le gaz exploité au Mozambique se trouvent l’Union européenne, la Chine et les États-Unis. Ainsi, l’Union européenne, longtemps dépendante du gaz russe, entend diversifier ses sources d’approvisionnement. Dans cette configuration, l’exploration et l’exploitation gazière sont devenues, pour les multinationales comme Total Energies (française) et ENI (italienne), un enjeu de taille. Ainsi, après la construction de la plateforme flottante d’ENI1 à Correia do Sul, le 14 novembre 2022, le Mozambique a exporté la première cargaison de gaz vers l’Europe.

Aujourd’hui nombre de paramètres (la réactivation des bases militaires de la Renamo et la formation de djihadistes) rendent le Mozambique moins populaire aux yeux de la communauté internationale. Mais outre la gestion précaire de la paix, le prestige international que le Mozambique avait réussi à atteindre en 20 ans a également été anéanti par les dettes illégales contractées par le gouvernement (sans passer par le parlement national). Des entreprises publiques ont ainsi contracté trois emprunts en 2013 et 2014 pour financer l’achat d’embarcations militaires et de matériel de protection maritime face aux menaces terroristes identifiées par le service de renseignement de l’État (Gebregziabher et Sala, 2022). Il s’agit donc d’une dette dont les contours impliquent la corruption entre les services de renseignement et les élites politiques. En 2016, l’ensemble des bailleurs de fonds qui contribuent au budget du Mozambique ont annoncé la suspension de leurs aides. Ils emboîtent ainsi le pas au Fonds monétaire international (FMI) et à la Banque mondiale, stupéfaits de découvrir, à la mi-avril (2016), une dette de 1,4 milliard de dollars dissimulée par les autorités mozambicaines. En conséquence, le FMI et la Banque mondiale ont gelé2 leur soutien au budget de l’État.

Il ressort que les tensions qui se succèdent et qui déstabilisent le Mozambique témoignent de grands déséquilibres spatiaux, directement hérités de l’accord de paix. Ces déséquilibres ont stigmatisé les combattants de la Renamo, devenus les laissés-pour-compte du rattrapage économique. Comme nous le verrons plus loin, c’est bien le déséquilibre généré par les accords de paix et la stigmatisation des opérateurs militaires de la Renamo qui ont engendré une crise militaire.

Dans le centre du pays, une proto-guerre sur fond de crise politique

De ressentiments en échauffourées

Vingt ans après les accords de paix, le conflit entre les partisans de la Renamo et le gouvernement dirigé par le Frelimo, au pouvoir depuis l’indépendance, a resurgi en 2013 dans la région centrale du pays. L’épicentre du conflit armé était les provinces centrales du pays, Sofala et Manica (Morier-Genoud, 2017).

Depuis son retour militaire en 2013, la Renamo n’a pas présenté de projet politique et social et d’agenda programmatif très clair. Dès lors, elle choisit de faire appel aux armes en se présentant comme le défenseur des exclus. Ainsi, la Renamo s’impose comme un parti militarisé et comme le porte-parole de ceux qui n’ont pas bénéficié du développement issu des méga-projets mis en œuvre dans le pays depuis dans les années 2000. Ce faisant, elle se fait le porte-voix de sous-régions qu’elle estime spoliée et de populations marginalisées3, souvent oubliées des élites de la capitale (Folio et Lamy-Giner, 2019).

L’incapacité de la Renamo à se convertir en parti politique conventionnel, l’autoritarisme du Frelimo, et l’émergence d’une génération plus jeune de la Renamo, post-guerre civile, qui voyait le recours aux armes comme le seul moyen de renverser les décisions du Frelimo, ont été les conditions propices pour une « reprise des hostilités » entre les deux partis qui ont jadis mené la guerre civile, en l’occurrence le Frelimo et la Renamo.

Retraçons-en brièvement la chronologie et le contexte politique. Après les élections générales de 2014, le pays connaît une énième crise politique. Comme lors des élections précédentes, la victoire de l’actuel Frelimo a été éclipsée par des allégations de fraude électorale, d’utilisation abusive des ressources de l’État, de manque de transparence et de « règles du jeu inégales ». La Renamo a immédiatement rejeté les résultats des élections (Bueno, Plagelan et Strasheim, 2015). À dire vrai, la Renamo avait besoin de ces territoires électoraux pour assurer sa continuité et justifier de son existence politique et aussi pour inclure ses membres dans les différentes instances de gestion locales. Sa survie dépendait en somme de sa capacité à renégocier les territoires électoraux, ce qui lui permettait une stabilité financière. Cela permet en effet à la Renamo de répondre aux diverses critiques internes mobilisées par ses anciens combattants, qui se sentent délaissés par les accords de paix.

Fig. 1 Expansion militaire de la Renamo au Mozambique (2013-2019)

Fig. 1 Expansion militaire de la Renamo au Mozambique (2013-2019)

Source : Armed Conflict Location & Event Data Project (ACLED), 2016

Encadré 2 Les débuts de la proto-guerre

Le 4 octobre 2012, le Mozambique célébrait les 20 ans de paix. Ils ont eu lieu dans un climat de contestation politique. La Renamo a donc exigé un meilleur accès aux institutions de l’État, aux forces armées, à la Commission nationale électorale (CNE) et aux revenus des exploitations de gaz et de charbon. C’est dans ce contexte de contestations que le 4 octobre 2013, Afonso Dlhakama, a réactivé la base militaire de la Renamo située dans le village de Mapangapanga, dans la zone de Santujira (district de Gorongosa), dans la province de Sofala4. Ensuite, ce sont les principales bases militaires de Mangomonhe-Panja, situées à Chibabava, au sud de Sofala, qui ont été remises en activité. À Gorongosa et Chibabava, la Renamo a remobilisé militairement ses vétérans locaux. Ainsi, après la réactivation de ces bases, le 4 avril 2013, quatre policiers et un militant de la Renamo ont été tués dans une attaque contre un poste de police à Muxúnguè. Ces attaques ont symbolisé la fin de la paix. Et ils ont engendré une guerre de « basse intensité » au long de la route nationale EN1 entre le pont sur la rivière Save et Muxúnguè - le cœur économique du sud de Sofala. Cette proto-guerre de faible intensité a ensuite pénétré dans les zones rurales des régions sud et nord.

Il s’agissait d’une proto-guerre, c’est-à-dire une confrontation armée entre la Renamo, un parti qui développe des actions politiques au sein du parlement, et qui reste fidèle à ses ressources militaires et le Frelimo (Morier-Genoud, 2013). Par ailleurs, si le gouvernement décidait de déclarer la guerre, il aurait fallu passer par le parlement et le Conseil d’État, et cela serait devenu une affaire publique. C’est pour toutes ces raisons que le gouvernement a tenté de minimiser l’importance du conflit en utilisant un langage spécifique, affirmant notamment qu’il ne s’agissait que d’un problème interne politico-militaire limité au centre du pays (Morier-Genoud, 2013).

Des relents de guerre civile ont donc plané sur le Mozambique entre 2013 et 2016 (Faleg, 2009). Initialement, les attaques de la Renamo contre les civils et les forces de défense et de sécurité étaient limitées, géographiquement et militairement, se concentrant principalement dans le centre du pays (dans les provinces de Manica, Sofala, Tete et Zambezia) (fig. 1). En outre, ces attaques ont conduit plusieurs milliers de personnes à se réfugier dans les pays voisins tels que le Malawi et le Zimbabwe. De même, plusieurs centaines de familles5 ont été déplacées dans d’autres districts provinciaux du centre du Mozambique, en particulier à Manica. Le retour aux armes a été marqué par la réactivation, sous la houlette d’Afonso Dhlakama, chef de la Renamo, de certaines anciennes bases militaires, en particulier celles présentes dans la Serra da Gorongosa, à la fin 2012 (encadré 2). Il a également été caractérisé par l’attaque de la Renamo contre un poste de police à Muxungue, province de Manica, en avril 2013, en représailles à une descente de police dans les sièges locaux de la Renamo à Muxúnguè et à Gondola. Si dans un premier temps, « la remilitarisation » a été géographiquement axée sur le centre du Mozambique, certaines bases militaires installées pendant la guerre civile, situées dans les provinces du nord, comme Nampula et Niassa, et du sud, comme Inhambane et Gaza, ont également été réactivées, dans un second temps.

Le chemin tortueux des accords

Le 5 septembre 2014, l’ancien président Armando Guebuza et Dhlakama ont signé l’accord de cessation des hostilités et ont ainsi interrompu les échauffourées pendant quelques mois. Cet accord était important non seulement pour mettre temporairement fin à la guerre, mais aussi pour permettre aux dirigeants de la Renamo de participer aux élections présidentielles de 2014. En conséquence, certains analystes appellent cet arrangement un accord électoral (Wieking, 2015). Avant cet accord, les représentations de la Renamo reposaient principalement sur différentes revendications, notamment la « dépolitisation de l’État », l’intégrité électorale et les réformes de décentralisation. Cependant, les résultats des élections générales de 2014 ont conduit la Renamo à reformuler son discours. Ainsi, après le déclin électoral de ses bases traditionnelles lors des élections de 2004 et 2009, la Renamo a assisté à la modification de sa base électorale. Le résultat a servi de support pour justifier de nouvelles revendications politiques, comme l’autonomie territoriale des provinces où il disposait d’une majorité électorale.

Le conflit armé dans la région centrale a donc été apaisé par une série de négociations entamées depuis 2014. Elles arrivent à maturité en 2019 avec la signature de l’accord de paix dit définitif. Cet accord a permis un retour dans les écoles ou encore une remise en route des activités socio-économiques de base. Les combattants de la Renamo, revenus à la vie civile, rejoignent diverses structures sociales (à l’instar des églises évangéliques devenues, par exemple, des espaces de réconciliation avec les communautés locales). Par ailleurs, le parc national de Gorongosa, le plus grand promoteur du développement local, participe à la politique de réintégration sociale en employant certains des ex-combattants de la Renamo démobilisés du programme Démobilisation, Désarmement et Réintégration dont la mise en place date de juillet 2019.

Après les échauffourées du Centre, ce sont les attaques terroristes menées dans le nord du pays depuis 2017 qui sont venues éventrer la paix retrouvée.

Le nord du Mozambique, une région en proie aux violences djihadistes

Contexte régional et premières exactions

Fig. 2 Cabo Delgado, carte de situation Mozambique

Fig. 2 Cabo Delgado, carte de situation Mozambique

Source : Combating Terrorism Center, 2021

Autrefois berceau de la guerre de libération du Mozambique contre l’occupation coloniale portugaise, la province septentrionale de Cabo Delgado (fig. 2), riche en ressources minérales et énergétiques (encadré 3), est désormais la nouvelle frontière des cellules jihadistes transnationales. Depuis le mois d’octobre 2017, le Mozambique fait face à une insurrection jihadiste armée. Il s’agit d’un groupe militaire basé à Cabo Delgado qui utilise l’idéologie de l’islam comme grille de contestation politique.

À Cabo Delgado, comme dans nombre de provinces du Mozambique, le modèle néo-libéral adopté par le gouvernement ne tend guère à réduire les inégalités. Les fruits de la croissance sont accaparés par une élite. Sans compter que l’industrie extractive est peu pourvoyeuse d’emplois. Il va sans dire que le modèle est davantage extraverti que tourné vers le tissu économique local. La jeunesse pointe du doigt l’État (les bureaucraties du Frelimo et dans une certaine mesure celles de la Renamo) qui se montre incapable de redistribuer les fruits de la croissance, d’offrir des opportunités d’emplois. Le « boom gazier » a, en réalité, surtout favorisé la minorité ethnique locale, les Makonde, en l’occurrence l’ethnie du Président Nyusi, en lien avec les élites du sud. Les groupes ethniques Mwanis et Macua, musulmans, qui représentent la majorité démographique, sont restés à l’écart de ces grandes opportunités économiques. C’est dans ce contexte que s’enracine Alhu Sunna Wal-Jamaa.

Encadré 3 Le contexte économique à Cabo Delgado

Après le boom du charbon dans la région centrale, la découverte de gaz, à la fin de 2010, a positionné le Mozambique comme le territoire avec les plus grandes réserves de gaz dans la région de l’Afrique de l’Est (Augé, 2022). Ainsi, la réserve de gaz se monte à environ 5 milliards de mètres cubes, presque autant qu’au Nigeria. Cette ressource énergétique sera exploitée dans deux blocs offshore, à savoir la zone 1 et la zone 4 (fig. 3), cette dernière se situant sur la péninsule d’Afungi, à 10 km du district de Palma à Cabo Delgado (Coloma et Ygorra, 2022). Exploitée par un consortium dirigé par Total, la zone 1 devrait générer des revenus de 24 milliards de dollars (champs de gaz naturel de Golfinho et d’Atum). Elle devrait être adossée à la construction d’une usine de liquéfaction d’une capacité de 13,1 millions de tonnes par an. La zone 4 est développée par ExxonMobil (USA) et ENI (Italie) et comprend également la construction d’une usine de gaz naturel liquéfié (GNL) à Rovuma, d’une capacité de 15,2 millions de tonnes par an, alimentée par le complexe de Mamba. Les découvertes de gaz à Cabo Delgado, devraient faire du Mozambique le cinquième plus grand producteur de GNL au monde. Les populations de Cabo Delgado, parmi les régions les plus pauvres et les plus marginalisées du Mozambique, attendent donc des retombées pour leur territoire. À Cabo Delgado, le taux de pauvreté est de 40 % et le taux de chômage est de 16 %.

Fig. 3 Carte de la zone du projet gazier

Fig. 3 Carte de la zone du projet gazier

Source : le Point Afrique, 2021

Fig. 4 Quelques exactions commises par Ahlu Sunna, entre 2017 et 2022

Fig. 4 Quelques exactions commises par Ahlu Sunna, entre 2017 et 2022

Réalisation A. Brito ; M.-A. Lamy-Giner, 2023

Les premières exactions sont perpétrées en octobre 2017 (fig. 4). Quatre jours après la fin du XIe Congrès du Frelimo à Matola, le 5 octobre 2017, le district de Mocímboa da Praia, au nord de la province de Cabo Delgado, a subi une attaque armée6, perpétrée par un groupe dont l’identité était initialement inconnue. Après plusieurs attaques dans d’autres districts, ces groupes ont de nouveau sévi à Mocímboa da Praia en 2020. Cette fois, ils ont pris le contrôle de l’aérodrome et du port puis y ont installé un drapeau identique à celui de l’État islamique, ce groupe djihadiste salafiste qui opère en Irak et en Syrie depuis 2014 (Kepel, 2006). Une des attaques les plus médiatisées fut celle de mars 2021, dans le district de Palma ; les terroristes y ont décapité des étrangers dans l’hôtel Amarula (Correia, 2021). La violence touche dorénavant d’autres districts de Cabo Delgado et, récemment, se déverse dans les provinces voisines de Niassa et Nampula.

Depuis son début, le conflit armé à Cabo Delgado a déplacé plus d’un million de personnes et tué plus de 3000 personnes. Les populations ont été contraintes d’abandonner maison et moyens de subsistance (pêche, champs), pour s’installer à Pemba, la capitale du Cabo Delgado.

Qui sont les militants Ahlu Sunna ?

Face à un mouvement dont l’identité attribuée par l’État n’a cessé de changer (bandits, criminels, mouvements sans visage), la population elle-même a cherché à attribuer un nom et une identité à ces militants. Localement, les habitants et les personnes déplacées ont surnommé le groupe « al-Shabab ». Il s’est, pour sa part, baptisé Ahlu Sunna Wal-Janaa (Les gens de la tradition du Prophète et de la tradition). Selon certains chercheurs, comme Morieur-Genoud, 2020 ou Bonate 2022, cette identité résulte de la similitude apparente de ces acteurs avec le mouvement jihadiste Al-Shabab (Harakat al Shabaab al Mujahideen), groupe insurrectionnel islamiste basé en Somalie et actif en Afrique de l’Est. Formé au milieu des années 2000, al-Shabaab a pris de l’importance pendant la guerre de Somalie (2006-2009)7. En 2012, al-Shabaab a prêté allégeance à l’organisation islamique al-Qaïda et à son chef Ayman al-Zawahiri. Depuis, elle a renforcé son implantation territoriale ; allant du sud de la Somalie à une partie nord du Kenya (Bohumil, 2016). Quant au groupe militant islamiste présent au Mozambique, en politisant le Coran, il étend son influence dans une zone de longue tradition islamique et de contacts importants avec les pays de l’océan Indien et de l’Asie du Sud.

Encadré 4 Des ONGs transnationales à la politisation des griefs locaux : la genèse d’Ahlu Sunna

Les études menées sur Cabo Delgado ne permettent pas toujours d’établir un lien entre le terrorisme et le rôle des grandes ONG islamiques et transnationales qui se sont implantées sur ce territoire depuis les années 1980. Pour autant, il ressort que la présence de ces acteurs a permis le développement d’une culture djihadiste au sein de l’islam soufi pratiqué à Cabo Delgado.

Du régime colonial à l’État postcolonial, les relations entre les musulmans et les acteurs administratifs et politiques basés à Maputo ont toujours été tendues (Ipers, 1999). Les musulmans ont souvent été la cible de rejet dans la politique nationale (Morier-Genoud, 2002). Ils ont été ainsi marginalisés, sinon combattus par la puissance coloniale portugaise, puis censurés et même réprimés par le nouveau parti « marxiste » après l’indépendance nationale (ibid.). Par exemple, bien qu’un grand nombre de musulmans aient participé à la lutte de libération nationale, leur héritage n’a pas vraiment été inclus dans l’histoire nationale (Bonate, 2022).

Après plusieurs années de différends avec le gouvernement, la période post-indépendance marque un tournant dans l’institutionnalisation de l’islam et la formation d’organisations non gouvernementales en vue de réglementer la pratique de l’islam au Mozambique. Vers les années 1980, le gouvernement du Frelimo a créé une organisation musulmane nationale appelée le Conseil islamique, avec le soutien et la participation des salafistes-wahhabites, afin de mieux agencer les relations avec l’oumma régionale et mondiale (Bonate, 2022). En retour, les soufis ont présenté une contre-proposition et leur propre projet d’organisation islamique nationale, le Congrès islamique. Ces deux organisations ont pu attirer au Mozambique diverses organisations non gouvernementales islamiques internationales, dont la Ligue musulmane mondiale et l’Agence musulmane africaine, et distribuer des bourses pour que les jeunes mozambicains aillent étudier dans les universités d’Arabie Saoudite, d’Égypte ou du Soudan (ibid.).

Ces jeunes ont rapporté de l’étranger des pratiques religieuses éloignées des pratiques des plus anciens, lesquels ont été qualifiés de mécréants et d’infidèles (Conrado, 2022). Parallèlement, le nord du Mozambique devient le réceptacle de militants réprimés (arrivant du Kenya notamment). C’est dans ce contexte que naît le mouvement appelé Ahlu Sunna ou Ansar al-Sunna. Cette organisation, avec le soutien de la communauté et des ONGs internationales, ont construit de nombreuses mosquées et madrassas (écoles coraniques) (Morier-Genoud, 2002). Ahlu Sunna est ainsi devenu un mouvement populaire pour de nombreux jeunes musulmans. Ce mouvement a sans doute donné naissance à l’idéologie jihadiste et à l’insurrection à Cabo Delgado. Il porte en lui les germes du mécontentement d’une jeunesse laissée pour compte.

En somme, il nous apparaît que l’insurrection djihadiste au Mozambique ne peut s’appréhender sans le prisme d’acteurs de type ONG islamique transnationale. Ces ONG ont joué un rôle central dans les projets de développement local post-guerre civile dans des territoires où l’islam est la culture sociale dominante. La façon dont ces ONG islamiques8 ont pénétré le tissu social et démographique local a conduit à l’érosion de l’hégémonie territoriale du parti État Frelimo. En outre, le Frelimo, s’appuyant sur le discours juridique selon lequel l’État est laïque et n’interfère pas dans les affaires religieuses, a permis à ces ONG de prendre en charge certaines actions publiques. Ces discours font du Frelimo un parti affaibli localement.

Fig. 5 Les causes et nature de l’insurrection islamiques en débat

Fig. 5 Les causes et nature de l’insurrection islamiques en débat

Réalisation M-A Lamy-Giner, d’après les travaux de Conrado, 2022

Alhu Sunna est donc devenu une alternative pour la jeunesse (encadré 4) dont le sentiment d’exclusion, sur fond d’expropriations liées aux projets à capitaux étrangers, est à son paroxysme (Conrado, 2022). Notons tout de même que certains recrutements semblent forcés notamment au sein des tranches d’âge 12-14 ans. Le groupe a donc su tirer parti du ressentiment de la population. Rejoindre Alhu Sunna Wal-Jamaa est vu comme le plus sûr moyen d’échapper à la pauvreté. D’autant qu’il est également largement présent dans le champ de l’action sociale (création de centres de soutien social et de distribution alimentaire). Les causes de ce ralliement sont nombreuses mais diffèrent selon les auteurs (fig. 5). En réalité c’est sans doute la somme de tous ces paramètres qui entrent en ligne de compte. Quant à leur dosage, rien n’est moins sûr. Quoi qu’il en soit, les combattants ont un profil sociologique semblable (fig. 6).

Fig. 6 Le profil des combattants

Fig. 6 Le profil des combattants

Réalisation M-A Lamy-Giner, d’après les travaux de Conrado, 2022

Les tentatives de stabilisation de la région

Entre 2017 et 2021, date à laquelle le début de l’opération gazière a été annoncée, le nombre des attaques djihadistes n’a cessé de croître (fig. 7). Initialement basées à Mocímboa da Praia, elles ont progressé vers des zones plus proches des projets gaziers. L’élargissement du périmètre des attaques au nord de Cabo Delgado a ainsi conduit la multinationale Total à suspendre temporairement les projets d’exploration gazière. Le groupe français a donc déclaré une clause de force majeure9, un document qui met le projet gazier en suspens jusqu’à ce que le territoire soumis à la pression des djihadistes soit sécurisé. En fait, cet instrument visait non seulement à stopper l’un des plus grands mégaprojets énergétiques au monde, mais aussi à servir de levier de pression afin de mettre le gouvernement mozambicain face à ses responsabilités et faire en sorte qu’il garantisse la sécurité dans la région.

Fig. 7 Évolution du nombre de morts entre 2017 et 2021

Fig. 7 Évolution du nombre de morts entre 2017 et 2021

Source, Conrado, 2021

Plusieurs tentatives pour combattre les jihadistes ont ainsi échoué. Il faut dire que les forces armées du Mozambique (FADM), constituées de 11 000 hommes (dont 10 000 dans l’armée de terre), n’ont pas été suffisamment modernisées et entrainées. Elles souffrent de décennies de sous-investissements alors même que les terroristes sont bien équipés. Le gouvernement a donc fait appel à des sociétés de sécurité privées, à savoir, l’entreprise sud-africaine Dyck Advisory Group (DAG) et l’entreprise russe Wagner. Cette dernière n’ayant pas réussi à atteindre ses objectifs a jeté l’éponge en 2020. Elle a butté sur une méconnaissance de la géographie locale (nombreuses forêts denses), sans compter la porosité des frontières avec la Tanzanie, et sur des tensions avec des gradés de l’armée mozambicaine. Quant au groupe DAG, c’est le gouvernement qui a mis un terme à ses opérations jugées infructueuses. L’État s’est également appuyé sur des milices (notamment dans les districts de Muidoumbe ou Nangade) formées d’anciens combattants (à la fois du Frelimo et de la Renamo) de la guerre de libération. Toutefois, le matériel militaire vétuste n’a pas permis d’engranger les succès.

C’est davantage grâce à l’appui militaire de ses voisins que des pans de territoire ont pu être reconquis. L’intervention militaire du Rwanda et de la Communauté de développement de l’Afrique Australe (SADC) a ainsi permis au gouvernement du Mozambique de récupérer les territoires (Mocímboa da Praia, Palma et une portion de Macomia) qui étaient sous le contrôle de ce groupe depuis 2020. L’empressement du Rwanda à agir, outre le fait de se positionner en un acteur régional, est surtout imputable à sa crainte de voir la déstabilisation de la région, 1000 hommes (à la fois des soldats et des policiers) ont été déployés dans la région. La SADC a pu mobiliser, quant à elle, plus de 3000 hommes pour conduire ces missions, baptisées SAMIM (Southern African Development Community Military Mission). Les actions militaires qui ont officiellement débuté en juillet 2021, auraient dû être limitées dans le temps. Mais, actuellement, force est de constater que ces soldats sont toujours mobilisés. Avec l’intervention des militaires rwandais, les attaques des djihadistes ont changé de forme. Ces groupes sont passés des attaques d’envergure (comme à Palma, en 2021) à des cibles isolées. Pour autant, il subsiste des attaques de villages avec des pillages et des enlèvements (permettant de grossir les effectifs).

Il apparaît que si des pans de territoires sont gagnés, les tentacules d’Alhu Sunna ne sont pas pour autant sectionnées. Dans un communiqué, Président Flipe Nyusi, basé sur un rapport des services de renseignement de l’Etat, suggère que les jihadiste ont étendu leurs territoires de recrutement et de mobilisation. Les territoires actuels couvrent donc les zones de présence islamique, jusqu’à celles de tradition chrétienne. Les insurgés ont d’abord progressé vers le sud de Cabo Delgado (district de Montepuez, zone d’extraction de rubis) avant de pénétrer dans les provinces de Niassa et de Nampula (notamment district de Memba). En somme, la résurgence de la violence ouvre, de nouveau, une ère trouble pour le Mozambique (Whitehouse, 2019).

Conclusion

Fig. 8 Intensité du retour aux armes au Mozambique

Fig. 8 Intensité du retour aux armes au Mozambique

Réalisation F. Folio, d’après les travaux de Subra, 2016 et Flaminio, 2017

Si dans un premier temps, le Mozambique a réussi à maintenir une pseudo-paix, celle-ci s’est effritée. Depuis le milieu des années 2010, le pays doit faire face à deux conflits armés dont les origines sociales et la couverture géographique sont bien distinctes. Au sein des territoires centraux dont l’identité politique a été forgée par les partisans de la Renamo, le conflit apparaît comme les réminiscences d’un passé pas si lointain. Il s’agit davantage d’une proto-guerre qu’un conflit total (fig. 8). La disparition du leader historique de la Renamo, Afonso Dhlakama, en mai 2018 a peut-être marqué l’amorce d’une nouvelle ère. Le nouvel accord de paix signé en 2019, sous la pression de la communauté internationale, dans le Parc National de Gorongosa, territoire qui symbolisait pour la Renamo sa résistance à l’État mozambicain, semble avoir pacifié la région (il resterait, néanmoins, quelques dissidents). Cet accord a non seulement autorisé la tenue des élections générales de 2019, mais il a aussi permis, sous l’égide des Nations unies et de l’Union européenne, le désarmement et la démobilisation des combattants de la Renamo. Alors même que les résultats des élections faisaient du Frelimo un quasi-partiunique. Ainsi c’est le dispositif nommé Démobilisation, Désarmement et Réintégration (DDR) qui a été choisi comme répertoire de pacification favorisant de fait le retour d’une relative paix dans la région centrale.

À Cabo Delgado, en revanche, dans le nord du pays, pro-Frelimo, la région est confrontée depuis 2017 aux attaques mortifères des terroristes d’Alhu Sunna, dans une forme de guerre asymétrique et non-conventionnelle. Non seulement le terrorisme est un caméléon (Berg, 2014) mais le gouvernement en a minimisé dans un premier temps l’impact et l’ampleur. À Cabo Delgado, le gouvernement déploie dorénavant deux stratégies pour asseoir son pouvoir : d’une part, il fait appel aux moyens militaires étrangers, d’autre part, il use de discours triomphalistes et empreints de sérénité. Le soutien des puissances voisines, par peur de la contagion, a permis de récupérer des territoires. Qui plus est, un programme de modernisation et de formation des forces de défense mozambicaines a été initié par le Portugal, la Chine et les États-Unis (Conrado, 2022).

Il faut aussi souligner que Cabo Delgado, comme tout le nord du Mozambique, est devenu une zone grise, où de nombreux flux de trafics illégaux prédominent (en particulier trafic de drogue, métaux précieux, ivoire ou de bois…). Ils sont favorisés par la présence d’aérodromes, port et corridor de transport, et une corruption accrue (Haysom, 2018).

Au Mozambique l’instabilité a, manifestement, un visage protéiforme. Les défis sont nombreux pour retrouver et garantir la sécurité nationale et régionale.

1 ENI est l’opérateur gestionnaire du projet Coral Sul pour le compte de ses partenaires Area 4 - ExxonMobil, CNPC, GALP, KOGAS et ENH - dans le

2 Sauf à dire que les personnes impliquées dans le plus grand scandale de corruption du pays soient jugées.

3 La Renamo a également dénoncé le fait que ses anciens combattants n’avaient pas droit aux mêmes pensions que les anciens soldats du Frelimo (Faleg

4 Historiquement, Santujira était la première base militaire permanente de la Renamo. Depuis les années 1980, elle fait office de quartier général.

5 Des violences militaires ont ainsi été perpétrées contre les civils (maisons incendiées), accusés d’être complices du gouvernement.

6 Dès le début, le président Filipe Nyusi a minimisé l’ampleur des attaques. Il a ignoré les pressions exercées par les acteurs internationaux et le

7 Al-Shabaab joining al Qaeda”, monitor group says, CNN. February 9, 2012.

8 Ces ONG, originaires du Moyen-Orient, se sont ancrées à Cabo Delgado et ont construit plusieurs mosquées salafistes gommant ainsi les formes

9 Le 27 avril 2021, Total a annoncé qu’il suspendait son projet de 20 milliards de dollars au Mozambique, compte tenu de la détérioration croissante

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1 ENI est l’opérateur gestionnaire du projet Coral Sul pour le compte de ses partenaires Area 4 - ExxonMobil, CNPC, GALP, KOGAS et ENH - dans le bassin de la rivière Rovuma.

2 Sauf à dire que les personnes impliquées dans le plus grand scandale de corruption du pays soient jugées.

3 La Renamo a également dénoncé le fait que ses anciens combattants n’avaient pas droit aux mêmes pensions que les anciens soldats du Frelimo (Faleg, 2009).

4 Historiquement, Santujira était la première base militaire permanente de la Renamo. Depuis les années 1980, elle fait office de quartier général. Elle représente donc avant tout un champ d'expression militaire symbolique pour ce parti atypique.

5 Des violences militaires ont ainsi été perpétrées contre les civils (maisons incendiées), accusés d’être complices du gouvernement.

6 Dès le début, le président Filipe Nyusi a minimisé l’ampleur des attaques. Il a ignoré les pressions exercées par les acteurs internationaux et le parlement national en faveur d’une intervention militaire étrangère. De cette façon, il refusait ainsi d’admettre que le Mozambique puisse être en guerre (comme lors de la guérilla dans le centre du pays en 2013).

7 Al-Shabaab joining al Qaeda”, monitor group says, CNN. February 9, 2012.

8 Ces ONG, originaires du Moyen-Orient, se sont ancrées à Cabo Delgado et ont construit plusieurs mosquées salafistes gommant ainsi les formes conventionnelles d’éducation.

9 Le 27 avril 2021, Total a annoncé qu’il suspendait son projet de 20 milliards de dollars au Mozambique, compte tenu de la détérioration croissante de la situation d’insécurité dans le pays.

Fig. 1 Expansion militaire de la Renamo au Mozambique (2013-2019)

Fig. 1 Expansion militaire de la Renamo au Mozambique (2013-2019)

Source : Armed Conflict Location & Event Data Project (ACLED), 2016

Fig. 2 Cabo Delgado, carte de situation Mozambique

Fig. 2 Cabo Delgado, carte de situation Mozambique

Source : Combating Terrorism Center, 2021

Fig. 3 Carte de la zone du projet gazier

Fig. 3 Carte de la zone du projet gazier

Source : le Point Afrique, 2021

Fig. 4 Quelques exactions commises par Ahlu Sunna, entre 2017 et 2022

Fig. 4 Quelques exactions commises par Ahlu Sunna, entre 2017 et 2022

Réalisation A. Brito ; M.-A. Lamy-Giner, 2023

Fig. 5 Les causes et nature de l’insurrection islamiques en débat

Fig. 5 Les causes et nature de l’insurrection islamiques en débat

Réalisation M-A Lamy-Giner, d’après les travaux de Conrado, 2022

Fig. 6 Le profil des combattants

Fig. 6 Le profil des combattants

Réalisation M-A Lamy-Giner, d’après les travaux de Conrado, 2022

Fig. 7 Évolution du nombre de morts entre 2017 et 2021

Fig. 7 Évolution du nombre de morts entre 2017 et 2021

Source, Conrado, 2021

Fig. 8 Intensité du retour aux armes au Mozambique

Fig. 8 Intensité du retour aux armes au Mozambique

Réalisation F. Folio, d’après les travaux de Subra, 2016 et Flaminio, 2017

Albano Brito

Fabrice Folio

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Marie-Annick Lamy-Giner

Albano Brito, doctorant en géographie, OIES, Université de La RéunionFabrice Folio, MCF en géographie, OIES, Université de La RéunionMarie-Annick, PR en géographie, OIES, Université de La Réunion

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